GHEMMA QUIROGA-G.

 

NATHANIEL HAWTHORNE, LE PÈRE FONDATEUR D’UNE LITTÉRATURE DAMNÉE

 

« Dieu te donnera à boire du sang ! »

[Malédiction prononcée sur le bûcher par une sorcière de Salem à l’encontre de son persécuteur, le Juge Hathorne.]

 

 

Le public français connaît mal l’œuvre de Nathaniel Hawthorne, mais il n’est pas le seul. Malgré la place que pourtant elle occupe dans la littérature américaine, cette œuvre est demeurée, dans le temps, hermétique au public et comme réservée uniquement à une minorité d’intellectuels et de lecteurs initiés. Déjà, de son vivant, les critiques littéraires les plus notoires, tout en rendant hommage à son génie et à sa singularité, faisaient remarquer son manque de popularité. Hawthorne était persuadé qu’il nexistait pas, qu’il n’était « qu’un rêve et non quelqu’un de vrai. » Dans son journal il notait : « Quelquefois, il me semble que je suis déjà dans la tombe, avec juste assez de vie pour avoir conscience du froid qui m’engourdit. » Sans aucun doute, Nathaniel Hawthorne était un homme d’un caractère taciturne et d’une humeur solitaire, qui se sentait persécuté par les fantômes de ses aïeux, les terribles Juges Hathorne; parenté qu’il redouta au point de modifier l’orthographe du patronyme en ajoutant un w : Hawthorne(1). Convaincu que la malédiction ancestrale d’une sorcière de Salem, prononcée pourtant deux siècles auparavant à l’encontre de l’un de ses aïeux, s’était inexorablement abattue sur lui, par le fait d’être écrivain il exorcisera la lignée Hawthorne contre cette même malédiction. Comme si le fait d’être écrivain lui avait conféré des pouvoirs magiques par le simple vœu de se constituer victime expiatrice ! On peut cependant se demander si le pessimisme qui caractérise sa vision de l’être et du social ne trouverait pas sa source dans la noirceur mystique puritaine de ses origines mêmes, et que pourtant il exécrait et condamnait. Quant au manque de popularité, certains critiques des plus lucides l’ont expliqué comme étant dû, d’une part, à la pauvreté dans laquelle il vivait, et, d’autre part, à son tempérament solitaire et mélancolique le disposant à vivre retiré du monde, car il n’était pas, dira de lui Edgar Allan Poe, de cette clique de « charlatans omniprésents »(2). Quoiqu’il en soit, aujourd’hui, il est aisé de constater que Nathaniel Hawthorne est le seul auteur de la première moitié du XIXème à avoir reçu autant de louanges de la part de ses contemporains et compatriotes les plus dotés de talent et de génie.

 

Nathaniel Hawthorne naquit à Salem, le 4 juillet 1804. Il considérait cette ville comme un lieu magique avec lequel il entretenait un lien occulte dû au fait que pendant plus de deux cents ans les Hathorne étaient passés en ce lieu du berceau au tombeau, jetant de la sorte des racines profondes dans la terre de cette ville : « il y a en moi un sentiment pour ce vieux Salem, que, faute d’un meilleur terme, je dois me contenter d’appeler affection. Ce sentiment fait probablement référence aux racines profondes et de longue date que ma famille a jetées dans cette terre. Cela fait maintenant deux siècles et un quart depuis que le breton originel, le premier à émigrer de mon nom, fit son apparition dans la colonie sauvage entourée de forêts qui est depuis devenue une ville(3). »

En effet, du côté paternel il est l’arrière-arrière-arrière petit-fils de l’un des premiers colons britanniques appelés les « Pères pèlerins » qui partirent en bateau d’Angleterre entre 1630 et 1633 vers la Nouvelle Angleterre. Ces « Pères pèlerins » y vinrent l’épée dans une main et la Bible dans l’autre, avec la ferme résolution de « fonder une communauté idéale selon la volonté de Dieu et les exigences de la conscience puritaine ». Quoiqu’à l’origine William Hathorne eut été élevé selon le dogme de l’Église anglicane, à l’âge de vingt-et-un ans il se convertit au puritanisme. Il fut un juge impitoyable qui extermina les indiens considérés comme des suppôts de Satan, et persécuta les quakers nouvellement arrivés à Naumkeag, ville portuaire nommée Salem ultérieurement, située dans la Colonie de la Baie de Massachusetts, où le juge despote exercera sa mission. Sa fureur le poussait jusqu’à persécuter les marins qui amenaient les membres de cette secte. Dans « The Gentle Boy »(4), Hawthorne décrit la cruauté avec laquelle John Endecott, gouverneur de Salem, et son propre ancêtre, William Hathorne, effectuèrent les persécutions contre la communauté quaker. Ces derniers étaient accusés d’être des « détenteurs de principes mystiques et pernicieux », raison pour laquelle il fallait « purger la terre de toute hérésie. » Toutefois, les puritains buteront sur certaines croyances quakers selon lesquelles être persécutés représentait pour eux un appel divin; de même que leur courage sans borne était aussi un fait inconnu et inattendu des puritains. Cette secte chrétienne choisit pour se propager la province de la Baie de Massachusetts parce qu’elle était réputée être un endroit dangereux à cause des persécutions puritaines. Les quakers y devinrent effectivement des martyrs, eux qui pourtant pratiquaient la paix envers tous les hommes; ils furent les seuls à traiter les indiens sur un pied d’égalité alors que le cas fut tout autre pour ce qui était des puritains du Massachusetts, qui, outre les persécutions et leur intolérance religieuse furent dès 1818 des vendeurs d’esclaves Noirs sur les marchés locaux.

William Hathorne, convaincu qu’il avait été élu par Dieu pour « purger la terre de toute hérésie », accomplit cette tâche avec zèle et aveuglement. Toutefois, l’histoire de son quatrième fils, l’arrière-arrière grand-père de l’écrivain, John Hathorne, juge également, est des deux la plus colorée, car ce fut lui qui persécuta les célèbres sorcières de Salem et qui participa aux procès de sorcellerie. Parmi les faits historiques datant de cette sombre période de la colonisation, il est répertorié l’anecdote d’un homme qui, accusé de sorcellerie, à aucun moment ne consentit à avouer à ses juges sa culpabilité ni à proclamer son innocence. Il paraît qu’il résista durant trois jours aux tentatives de mise à mort du bourreau. Dans La lettre écarlate, après avoir décrit ses aïeux en mettant en relief leurs traits de cruauté et de sévérité dans l’accomplissement des persécutions contre les quakers et les sorcières de Salem, Hawthorne se constitue victime expiatoire sur un ton des plus solennels et proclame qu’en tant qu’écrivain il exorcise la lignée de la malédiction prononcée contre elle jadis par la sorcière condamnée à périr sur le bûcher : « Je ne sais pas si mes ancêtres pensèrent à se repentir, et à demander le pardon des cieux pour leurs cruautés; ou si maintenant ils ne sont pas en train de gémir à cause des lourdes conséquences de celles-ci, sous une autre forme d’existence. Dans tous les cas, Moi, le présent écrivain, en tant que leur représentant, en ce lieu, pour leur bien je prends sur ma personne la honte, et je prie pour que la malédiction prononcée à leur encontre — telle que je l’ai entendue, qui affligerait la lignée d’une condition ténébreuse et de décadence, pour de longues années à venir, et qui devait se prouver vraie — puisse être lavée dès maintenant et à tout jamais. »(3) Il est bien connu que Nathaniel Hawthorne fut un père attentif envers ses deux enfants, qu’il voulut arracher non seulement à la malédiction de la dite sorcière, mais également aux profondes racines les reliant à la terre natale et ensanglantée de Salem : « Mes enfants ont eu d’autres lieux de naissance et, tant que leurs destinées seront sous mon contrôle, ils jetteront leurs racines dans une terre inaccoutumée. »(3)

Du côté maternel, ses aïeux, les Manning, eurent à faire également aux juges de Salem pour une histoire d’inceste entre un frère et ses deux sœurs, dont l’une d’elles allait devenir la grand-mère d’Elisabeth, mère de l’écrivain. Cette dernière allait épouser Nathaniel Hathorne qui fut tout comme son père capitaine de marine. De leur union naquirent deux filles et un garçon, Nathaniel, le futur écrivain. Mais très tôt Elisabeth resta veuve, sans fortune et seule avec ses trois jeunes enfants. Nathaniel n’avait alors que quatre ans. On dit qu’Elisabeth Clarke Manning Hathorne était une femme d’une rare beauté mais que le veuvage changea en un être taciturne et retiré du monde : deux traits de caractère que l’on retrouvera plus tard chez l’écrivain. On dit, également, que tous les soirs, elle racontait à ses enfants des histoires de sorcières brûlées vives sur le bûcher. Enfant, Nathaniel fut frappé de paralysie aux deux jambes, mais avec le temps il récupèrera leur usage, restant cependant affligé d’un pied-bot toute sa vie. Il vit dans cette infirmité la manifestation de la malédiction de la sorcière.

Dès la mort du père, la famille quitta Salem et partit s’installer à Raymond, dans le Maine. Là-bas, Nathaniel reçut son éducation d’un tuteur et ceci jusqu’à l’âge de dix-sept ans. En 1821, il poursuivit ses études au Bowdoin College, à Brunswick, dans le Maine. Quatre années plus tard, en 1825, ayant terminé ses études, il retourna s’installer à Salem, sa ville natale, où il entreprit une carrière d’écrivain : « J’eus le sentiment presque comme d’un destin que je ferai de Salem mon foyer [...] comme si Salem était pour moi le centre inévitable du monde. »(3)

En 1828 parut anonymement son premier roman Fanshaw. Le deuxième ouvrage, un recueil de récits brefs, Seven Tales of My Native Land (sept contes de ma terre natale), eut moins de chance que le premier, car ne trouvant pas d’éditeur il paraît que, pris de rage, Hawthorne brûla le manuscrit. Peut-être que le troisième manuscrit aurait pu suivre le même sort sans la bienveillante intervention d’un ami, Horatio Bridge, qui donna à un éditeur la somme de 250 dollars comme garantie, et ceci à l’insu de l’auteur des Twice-Told Tales (contes deux fois contés), grâce à quoi en 1837 parut la première édition de l’ouvrage, et qui, d’ailleurs, allait rencontrer un grand succès auprès du public : mille exemplaires vendus dès la première année. En 1842 fut réédité ce même recueil augmenté et en deux volumes. Hawthorne semble avoir vécu de ses droits d’auteur jusqu’à l’année de son mariage avec Sophie Peabody, qui était une femme à moitié infirme, souffrant constamment de terribles migraines. Il semblerait qu’attirée par les exploits que l’on attribuait alors à Mesmer et à ses disciples nouvellement arrivés aux États-Unis, elle le consulta sans résultat cependant, ce qui fâcha son époux très méfiant à l’égard des pratiques du genre, pour qui seulement l’amour, lui avait-il dit, peut guérir. Leur mariage eut lieu en 1842 alors que Nathaniel Hawthorne était âgé de trente-huit ans et Sophie de trente et un ans. Déjà en 1844, l’année de la naissance de leur premier enfant, ils vivaient dans le plus grand dénuement. En 1846 parut le deuxième recueil de récits Mosses from an Old Manse (des mousses du vieux presbytère), mais à ce moment la famille se trouvait dans une situation économique qui allait de mal en pis. L’intervention d’un groupe d’amis auprès du parti démocrate, très influent alors, lui permit d’obtenir un poste à la douane de Salem. Le 3 avril 1846, il fut nommé : « Surveyor for the District of Salem and Beverly and Inspector of Revenue for the Port of Salem » avec un salaire annuel de 1.200 dollars. Le 8 juin 1849, il fut renvoyé lorsqu’un parti politique adverse, les Whighs, devinrent majoritaires quand Zachary Taylor gagna les élections présidentielles. Pendant le temps qu’il passa à la douane de Salem, Hawthorne écrivit son chef-d’œuvre : La lettre écarlate. Cette même année, 1849, naquit son deuxième enfant. Quand paraîtront tous ses autres ouvrages, il avait déjà acquis la notoriété en tant qu’écrivain. Ainsi en 1851 paraîtront : The House of the Seven Gables (la maison aux sept pignons), en 1852 The Blithdale Romance, en 1860 The Marble Faun (le faune de marbre), en 1872 Septimus Felton, sans oublier le recueil de contes Tanglewood Tales qui parut en 1853. Et pourtant, devant le regard d’outre-tombe de ses aïeux, Hawthorne ne pouvait que culpabiliser dans une certaine mesure sa nature idéaliste et sa pratique de l’écriture : « Qu’est-ce qu’il est ? » murmure l’une des ombres grises de mes aïeux à une autre. « Un écrivain de livres de récits ! Quelle sorte d’affaire dans la vie, — quelle manière de louer Dieu, ou d’être utile à l’humanité dans ses jours et sa génération, — puisse cela être ? Quoi, ce garçon dégénéré aurait pu être tout aussi bien un combinard ! »(3)

La position de Nathaniel Hawthorne est certes d’ores et déjà définie. Il se tient à l’opposé de toute position conforme à l’ordre établi. Il est un dissident; un hérétique torturé et en quête d’une vérité Naturelle; cette vérité il sait d’avance ne peut être celle établie par les hommes, car dans sa vision ceux-ci sont des êtres déchus, voués à la souffrance, à la maladie et à la mort, et par conséquent ne peuvent pas, de par leur position, se tenir au centre de la création et fonder un ordre supérieur à celui instauré par les lois de la Nature. Et c’est justement ce type d’argument qu’il tient, par suggestion, dans La lettre écarlate et dans d’autres récits comme La marque de naissance, que je présente dans ce même numéro.

À l’écart de la horde d’écrivains sans talent se tient une minorité d’hommes de lettres : poètes, essayistes, romanciers ou critiques littéraires. Les premiers jugent ces derniers comme hérétiques parce qu’ils ne partagent pas avec eux les mêmes objectifs. Les premiers protègent des intérêts économico-littéraires, s’implantent sur le marché de l’édition, imposant de la sorte au grand public une littérature de quatre sous, de manière à détenir tout un monopole d’influence sur celui-ci. Rappelons leur tactique consistant à se grouper autour d’une revue et à force de magouille ils parvenaient à lancer des auteurs à la mode et sans aucun talent ni intérêt (un peu à la manière des éditeurs d’aujourd’hui qui appuyés par les médias tout puissants et leurs lamentables acolytes, les journalistes, décident, sans être dotés des qualités nécessaires, de ce que doit être la littérature de cette fin de siècle !). L’un des exemples types est celui des écrivains du journal de New York, Knikerbocker, contre lequel Poe se battra toute sa vie : « ces cliques impudentes qui sont la ruine de notre littérature et dont nous avons l’intention expresse d’exposer les prétentions à la première occasion. »(2) En effet, en ce début du XIXème siècle, la production de livres, magazines et journaux en tout genre est très abondante, mais la qualité laisse à désirer. Margaret Fuller écrit à ce sujet : « on est submergé par les productions les plus indigestes jamais concoctées par cervelle humaine. »(5) Tandis que la minorité d’hommes de lettres jugés comme hérétiques par les « cliques impudentes », s’oppose avec fermeté et détermination aux intérêts économico-littéraires revendiquant par ailleurs au nom de la littérature, des valeurs, des idéaux esthétiques et spirituels. Parmi ces hommes on comptera Edgar Allan Poe, Herman Melville, Henry David Thoreau, Henry Wadsworth Longfellow, ou encore Ralph Waldo Emerson ou Walt Whitman. Chacun de son côté dénoncera la totale dépendance de la suprématie britannique en ce qui concerne la création littéraire et la production des intellectuels américains. En ce sens Poe ou encore Melville avaient raison de considérer que tant que les intellectuels américains ne se seraient pas libérés de l’assujettissement au vieux monde, l’indépendance des États-Unis ne serait pas complète. Aux yeux de ces hérétiques, il fallait absolument qu’il se constitue une littérature foncièrement nationale, avec des valeurs esthétiques et des formes propres, et ne plus se satisfaire des romans stéréotypés promus ou produits par des écrivains à l’affût d’un succès commercial qui, selon Margaret Fuller se « mettent en devoir de trouver, géographie en main, des recoins vierges du décor sauvage où faire évoluer leurs indiens ou leurs intéressantes filles de fermier, ou bien, à l’aide de quelque précis d’histoire, se mettent en devoir de dénicher des monarques ou des héros qui n’aient pas encore servi pour en faire les sujets de leurs grossiers coloriages, l’objet de consommation ainsi produit est une triste histoire qui ‹ engorge le marché › au grand dam des acheteurs aussi bien que des badauds. »(5)

Parmi cette minorité d’hommes de lettres, l’on retrouve des traits communs dans leurs démarches. Ce sont tous de grands isolés, contemplatifs ayant une vocation mystique, auprès de qui le Romantisme allemand ou anglais, ou encore le Transcendantalisme, trouveront du succès. La figure de proue dans le domaine mystique précisément est Emerson (1803-1882), fils, petit-fils et arrière petit-fils de Pasteur. Ordonné prêtre en 1829, il renonce trois ans plus tard parce qu’il ne croit plus aux dogmes qu’il est obligé de prêcher. Dissident, il s’installe à Concord, qui dans l’espace de quelques années allait devenir le principal foyer intellectuel de la Nouvelle Angleterre. Découvrant le Romantisme allemand et anglais, notamment Coleridge, il prêche une philosophie de l’homme nouveau issue d’un faisceau d’influences diverses, dont outre le Romantisme, le néo-platonisme, ou encore la pensée religieuse orientale; faisceau qui constitue le Transcendantalisme. Mais il y a également Henry David Thoreau (1817-1862) qui se définit lui-même comme un transcendantaliste. Il vécut en grand isolé au point qu’on l’appelait l’ermite de la forêt de Walden. Emerson était pour lui le prophète, et tout comme lui, il prônait l’individu et la communion avec la Nature. Il était un ami intime de Hawthorne de même que Henry Wadsworth Longfellow (1807-1882) qui fut son camarade d’études au College Bowdoin, où il enseignera ultérieurement. On aurait tort de voir dans l’œuvre de ce poète populaire un professeur d’Université doté d’une froide pensée stérile même si l’on dit de lui qu’il manquait d’imagination et d’intensité, car l’empreinte de la pensée romantique atteste d’une sensibilité particulière comme le démontrent certains de ses poèmes et en particulier Hiawatha (1855), un récit où la magie joue une part importante. À sa manière Walt Whitman (1819-1892) fut un dissident également ou dirait-on en anglais « a seeker », c’est-à-dire celui qui cherche et renonce à toute appartenance religieuse. Il n’écrivit qu’un seul livre Leaves of Grass (Feuilles d’herbe) qu’il augmenta à chaque nouvelle réédition. Il y eut en tout neuf rééditions de ce livre lors de son vivant ! Whitman voulut fonder une religion à partir de ce livre. Un autre trait commun parmi les contemporains de Hawthorne concerne leur position vis-à-vis de la réussite sociale qu’ils rejetaient tous, car elle ne va pas sans impliquer agitation vaine et frénétique avec pour seul but l’obtention du profit matériel. La plupart de ces intellectuels vécurent à un moment ou à un autre une vie communautaire dans une ferme végétarienne, Brook Farm(6), où l’on vivait selon les idées du Transcendantalisme. Poe restera une ex-ception même en le comptant parmi des exceptions comme les écrivains que je viens de citer. Poe (1809-1949), qui n’est pas un mystique au même titre qu’un Emerson ou un Thoreau ou encore un Whitman, avait horreur des sectes et des confréries ésotériques en tout genre, mais pourtant il reste difficile d’affirmer que son œuvre soit dépourvue d’une recherche métaphysique menée en solitaire(7). Pour ce qui est de Herman Melville (1819-1891), la question de son mysticisme ou plutôt de sa vision sacrée du monde se pose également mais dans des termes encore une fois tout à fait particuliers et personnels. Quant à Hawthorne, enfin, même si son meilleur ami fut Thoreau le transcendantaliste déclaré, l’ermite de Walden, et même s’il fréquenta Concord et Brook Farm, il n’adhèrera pourtant jamais au Transcendantalisme. On retrouve cependant dans sa pensée un trait qui le rapproche de ses amis et qui consiste à dire : ce que la société et ses lois condamnent, la Nature lui sourit et le bénit. En d’autres termes si comme Hester Pryne, l’héroïne de La lettre écarlate, l’on commet une faute considérée de la sorte d’après les précepts sociaux, moraux, religieux, etc., pour la Nature et ses lois il se peut que cette même « faute » ne soit qu’un mouvement intérieur en accord avec quelque loi régissant la Nature elle-même avec laquelle l’homme ne fait qu’un. Argument subversif à l’extrême, allant à l’encontre de toute tentative d’organisation sociale, telle est la thèse qui est soutenue dans La lettre écarlate. Ainsi l’on peut voir combien Hawthorne est loin des préceptes fondateurs d’une société telle que ses ancêtres l’auraient pu rêver; préceptes selon lesquels il fallait « fonder une communauté idéale selon la volonté de Dieu et les exigences de la conscience puritaine. » Hawthorne semble beaucoup plus proche de cette sensiblité commune à ces intellectuels dissidents et hérétiques qui verront en lui le père fondateur de la littérature nationale : une littérature damnée de par sa prise de position à l’encontre de la loi venant des hommes.

En effet, dès sa parution, La lettre écarlate suscita bon nombre de critiques des plus controversées. L’ouvrage fut d’emblée considéré par ses contemporains comme le premier roman classique américain, véritable chef-d’œuvre symbolico-moraliste où la société calviniste-puritaine non seulement est dénoncée mais où elle apparaît sévèrement condamnée par un descendant direct de l’un de ses fondateurs.

L’intrigue du roman, que Hawthorne sous-titra A Romance, impliquant par là une dimension de légende, s’organise autour du châtiment et de la pénitence de Hester Pryne, protagoniste et héroïne de l’histoire. Celle-ci est considérée, d’après les préceptes de la société puritaine, où les personnages évoluent, comme un femme déchue et par conséquent condamnée à vivre dans la forêt, in the wilderness, en marge de la communauté, et doit porter sur ses vêtements, en signe de punition, l’emblème de son ignominie : brodée en fils d’or et coupée dans un somptueux tissu écarlate, Hester porte sur la poitrine la lettre « A ». Rappelons que selon la tradition en Nouvelle Angleterre, toute personne reconnue par ses juges coupable d’une faute était condamnée à porter sur elle l’initiale de cette même faute ainsi qu’à recevoir un certain nombre de coups de fouet si elle ne pouvait payer une amende. En sorte que les alcooliques portaient le « D » de drunkard, les couples incestueux, un « I » d’incest; tout comme l’arrière grand-mère de l’écrivain, accusée d’inceste par ses juges, dut porter la lettre « I ». Quant au « A » de Hester Pryne, le lecteur ne peut que soupçonner d’être l’initiale du mot « adultère », car à aucun moment au cours de la narration, il n’est révélé ce de quoi elle est accusée. Toutefois, l’intrigue du roman est loin de constituer l’inquiétude centrale de l’ouvrage car un bon nombre d’éléments présents dans le tissage même du récit suggère une thèse des plus intéressantes; thèse qui soufflerait comme un courant souterrain. Là dessous, un faisceau d’aspects d’une philosophie propre à Hawthorne offre un niveau de lecture beaucoup plus énigmatique de par ses suggestions que la simple lecture de l’histoire. Ce courant souterrain s’organise au moyen d’images extraites d’un registre ésotérique. Images qui par une mise en relation les unes avec les autres organisent un discours extrêmement subversif. Il s’agit là d’une particularité propre à l’écriture de Hawthorne, faisant en sorte que le contenu philosophique de chaque morceau produit ne soit accessible qu’à un nombre restreint de lecteurs initiés à un certain type de discours. Ce procédé expliquerait, par ailleurs, dans une certaine mesure, les raisons pour lesquelles cette œuvre est toujours parue comme réservée à un certain public.

Dès la parution des Contes deux fois contés, en 1837, les plus illustres contemporains de Hawthorne en feront l’éloge. Ainsi son ami H.W. Longfellow, poète d’inspiration romantique et professeur de langues à l’Université de Harvard, lui consacre un article des plus élogieux(12). Mais il ne sera pas le seul.

Edgar Allan Poe, journaliste et critique littéraire, poète et maître dans l’art du récit bref(8), qui sans être son ami personnel et malgré l’attitude ambivalente et ambiguë qu’il démontre à l’égard de certains de ses contemporains, que pourtant il valorise, définit l’esprit de Nathaniel Hawthorne, son aîné de cinq ans, comme étant « vraiment imaginatif, retenu et, dans une certaine mesure réprimé, par les exigences d’un goût raffiné par une mélancolie du caractère et par l’indolence(2). » Ailleurs encore, dans un article paru dans le Democratic Review de décembre 1844, Poe résume en quelques lignes les hautes qualités de Hawthorne par les très élogieux termes suivants :

M. Hawthorne est l’un des rares nouvellistes américains que le critique puisse louer avec la main sur le cœur. Il n’est pas toujours original dans l’intégralité de son thème (je ne suis même pas sûr qu’il n’ait pas emprunté une ou deux idées à un monsieur que je connais fort bien et qui s’honore de l’emprunt(9)) mais, par contre, son traitement du thème est toujours entièrement original. Bien qu’il ne soit jamais vigoureux, son style est la pureté même. Son imagination est riche. Son sens artistique est exquis et grande est son habileté d’exécution. Il a peu ou pas de variété de ton. Il traite tous les sujets sur le même mode en demi-teinte, brumeux, rêveur, par la suggestion et l’allusion et bien que je le considère, dans l’ensemble, comme le génie le plus vrai que possède notre littérature, je ne peux m’empêcher de le regarder comme le plus invétéré maniériste de son époque(10).

En 1847, Poe fait paraître un compte rendu sur l’ouvrage de Hawthorne Les contes deux fois contés (Twice-Told Tales). Cette deuxième critique, qui n’est autre que le même article paru en deux livraisons, avril et mai 1842, dans le Graham’s Magazine, mais que Poe a modifié, paraît plus ambigu que le premier et porte pour titre « Tale-Writing, Nathaniel Hawthorne ». Poe y expose les critères de sa propre poétique, mais ne manque pas d’y déclarer son admiration pour Hawthorne. Toutefois, le ton assez ironique de certains passages, surtout dans l’article de 1847(2), permet de douter de la totale sincérité de ses propos. Dans l’article de 1842, Poe écrira cependant : « Nous connaissons peu d’œuvres que le critique puisse recommander avec plus de sincérité que les Contes deux fois contés. En tant qu’américains, nous sommes fiers de ce livre.(2) » Et pourtant, Poe, qui meurt en 1849, ne lira jamais La lettre écarlate, la clef de l’œuvre de Hawthorne. Cependant, ce recueil de contes contient d’ores et déjà l’essence même de l’œuvre en général.

Herman Melville, également, lui rendra hommage et d’une manière beaucoup plus ouverte et directe. Melville est un personnage sorti d’un véritable roman d’aventures. Doté d’un tempérament instable, tour à tour marin, déserteur, renégat, aventurier par delà les mers du Pacifique ou encore chasseur de baleines, il se sentait un outcast(11). Après avoir vécu parmi des « sauvages » cannibales aux îles Marquises, puis à Tahiti, Hawaï et au Pérou, il revient aux États-Unis en 1844 et devient écrivain à l’âge de vingt-cinq ans. Bien avant de rencontrer personnellement Hawthorne, il sentait pour lui une profonde admiration, l’élevant au rang de héros, d’oracle, sinon de guide spirituel. Il fit sa connaissance alors que Hawthorne quitta Salem et s’installa à Tanglewood, près de Pittsfield, où habitait Melville. Ce fut grâce à Evert Duyckink(13), qui lui suggéra la lecture des Contes deux fois contés et de La lettre écarlate, que Melville decouvrit vraiment Hawthorne en juillet 1850. Suite à sa lecture, il lui consacrera un essai qui fut publié par le Literary World en deux livraisons, les 17 et 24 août 1850. Hawthorne lui apparut comme l’incarnation de l’Écrivain américain tant attendu, venu fonder la République indépendante des Lettres américaines, et lui, Melville, de quinze ans son cadet, se sentit son apôtre :

D’où viens-tu, Hawthorne ? De quel droit bois-tu de mon flacon de vie... je sens que le dieu est coupé comme le pain lors de la Cène, et que nous sommes les morceaux(14).

Dans son étude, Melville soulève un point essentiel de la vision de Hawthorne lorsqu’il fait remarquer que dans les tréfonds de son âme règnerait, non pas de la contradiction mais un être noir, pessimiste, ce qui serait une faculté de son esprit pour sonder l’Univers. Pour Melville, derrière la face ensoleillée il y a « l’autre face — telle la moitié obscure de la sphère terrestre — est enveloppée de ténèbres..., Hawthorne s’est-il simplement servi de cette noirceur mystique pour en tirer ses merveilleux contrastes de lumière et d’ombre; ou bien recèle-t-il en lui, peut-être à son insu, un grain de tristesse puritaine — je n’en déciderai pas. Le plus sûr est que cette grande et sombre puissance qui est la sienne procède du sentiment calviniste de la Dépravation Innée et du Péché Originel(15). » Mais, peut-être que dans le fait d’avoir dédié Moby-Dick or the White Whale à Hawthorne l’on devra lire l’expression la plus éloquente de son admiration pour le génie de son aîné. En effet, au milieu de la page qui suit la table de chapitres, le lecteur trouvera l’hommage et la dédicace suivante :

In Token

of my admiration for his genius

this book is inscribed

to

NATHANIEL HAWTHORNE(16)

Dans ce numéro de Blockhaus, je présente à la suite d’une traduction inédite de l’un des contes extrait du recueil Contes deux fois contés, à savoir « La marque de naissance », une étude sur ce même récit. Celle-ci vise à élucider la thèse contenue dans ce « courant souterrain » du récit, afin de mettre à jour l’un des aspects de la pensée occulte de Hawthorne resté jusqu’à ce jour, j’imagine, dans ce que Melville qualifiait de la face obscure de son esprit, enveloppée de ténèbres.

 

NOTES

1. En modifiant de la sorte l’orthographe du patronyme, on peut se demander si Nathaniel Hawthorne n’avait pas l’intention de s’associer par la puissance du symbole à l’aubépine ainsi qu’à ses vertus médicinales. Le hawthorne est l’aubépine : haw, le fruit, c’est-à-dire la cenelle, qui est d’une couleur rouge foncé; le thorne est l’épine. Se voulait-il le fruit par opposition à l’épine ? Soit l’écrivain rédempteur par opposition au juge persécuteur ? Devenant le remède astringent qui empêcherait l’hémorragie de continuer à couler, hémorragie causée par l’épine, tout comme ses ancêtres, les juges Hathorne, firent couler du sang lors de leurs persécutions.

2. Poe, « Tale-Writing, Nathaniel Hawthorne », considéré comme un compte rendu de Twice-Told Tales : paru dans le Godey’s Lady’s Book, novembre 1847. Il est à noter qu’antérieurement il y eut un petit article signalé par Poe et qui parut dans le Graham’s Magazine d’avril puis de mai 1842. Cf. l’article de Poe, « L’art du conte chez Nathaniel Hawthorne », in Cahiers de l’Herne, Edgar Allan Poe, Paris, 1974. Trad. J.M. Maguin et C. Richard.

3. Cf. l’introduction de La lettre écarlate : « The Custom-House, Introductory to ‘The Scarlet Letter’ » qui comporte un passage autobiographique avoué, où Hawthorne traite de ses aïeux redoutables, les juges Hathorne; le lien qui le relie à Salem, sa ville natale; etc. Trad. G.Q.G.

4. « The Gentle Boy » fut publié pour la première fois dans The Token en 1832; réédité dans Twice-Told Tales en 1837.

5. Cf. Margaret Fuller, « Les contes de Poe », paru dans le Daily Tribune, N.Y., juillet 1845, in Cahiers de l’Herne, Edgar Allan Poe, livre cité. M. Fuller fonda avec Emerson en 1840 le célèbre Dial, revue des transcendantalistes.

6. Brook Farm fut une communauté utopique et végétarienne qui vit le jour entre 1841-47; elle était située à neuf miles de Boston. Un bon nombre de transcendantalistes y vécurent. Hawthorne fit un court séjour entre avril et novembre 1841. Cette tentative communautaire le désillusionnera, tout comme elle désillusionnera Emerson.

7. Rappelons que Hawthorne connaissait l’Antinomisme, forme d’enthousiasme religieux qui libère l’individu de tout contrôle moral ou de la loi civile (loi des hommes) puisqu’il s’est donné à la loi de Dieu.

8. Voir au sujet d’Edgar Allan Poe, Blockhaus 2 consacré en grande partie à cet auteur. Par ailleurs le lecteur trouvera dans Blockhaus 1 une étude portant sur la traduction de Baudelaire concernant Le Masque de la Mort Rouge de Poe.

9. Poe considérait que Hawthorne avait plagié deux de ses récits : The Masque of the Red Death, Le Masque de la Mort Rouge (mai 1842), et William Wilson (automne 1839) dans Howe’s Masquerade. Par ailleurs, certains critiques ont signalé le plagiat de The Artist of the Beautiful de Hawthorne dans The Oval Portrait de Poe. Pour ce qui est de l’accusation de Poe, ses exégètes ont prouvé que les dates de parution des divers récits ne donnent pas raison à Poe, pourtant les paragraphes cités par ce dernier semblent lui donner raison. Faut-il croire à une surprenante parenté créative entre les deux hommes ? Cf. « Tale-Writing, Nathaniel Hawthorne », voir références citées note 2.

10. Edgar Allan Poe, Marginalia. Trad. J.M. Maguin et C. Richard, Éd. Alinéa, Paris, 1983.

11. Le terme outcast renvoie à celui qui est l’exclu de la famille comme d’un groupe social. Il est en somme le vagabond, et renvoie au mythe du rejeté, celui qui ne possède ni amis, ni famille, ni patrie.

12. L’article de H.W. Longfellow parut dans le North American Review de juillet 1837.

13. Evert Augustus Duyckinck (1816-1878), journaliste, critique littéraire et lecteur aux éditions Wiley & Putman où il était directeur de collection, jouera un rôle de soutien auprès d’écrivains tels que Poe, Hawthorne, Melville et quelques autres.

14. Herman Melville cité par Alfred Kazin, in « Introduction », Selected Short Stories of Nathaniel Hawthorne, Fawcet Ed. Conn., 1966. Trad. G.Q.G.

15. Herman Melville cité et traduit par Pierre Frédérix, chap. « Hawthorne, ou l’illumination », in Herman Melville, Paris, 1850.

16. Cf. H. Melville, Moby-Dick or the White Whale, 1851.

 

 

 

 

 

 

NATHANIEL HAWTHORNE

 

LA MARQUE DE NAISSANCE

 

 

À la fin du siècle dernier vivait un homme de science, une éminence experte dans toutes les branches de la philosophie naturelle, qui peu de temps avant que notre histoire ne s’ouvre avait fait l’expérience d’une affinité spirituelle plus attractive que nquelle expérience chimique. Il avait laissé son laboratoire aux soins d’un assistant, s’était éclairci son beau visage de la fumée du fourneau, avait lavé les taches des acides de ses doigts, et avait persuadé une belle femme à devenir son épouse. En ces jours là, quand la découverte relativement récente de l’électricité et d’autres mystères similaires de la Nature semblaient ouvrir des sentiers vers la région du miracle, cela n’était pas peu usuel de faire rivaliser l’amour pour la science avec l’amour pour la femme dans sa profondeur et dans son énergie absorbantes. Le plus haut intellect, l’imagination, l’esprit, et même le cœur pouvaient tous trouver leur aliment commun dans les poursuites qui, comme quelques uns de leurs dévoués ardents croyaient, pouvaient faire monter d’un jalon à l’autre une intelligence puissante, jusqu’à ce que le philosophe puisse mettre la main sur le secret de la force créatrice et fasse peut-être des mondes nouveaux pour lui-même. Nous ne savons pas si Aylmer possédait ce degré de foi dans le contrôle dernier de l’homme sur la Nature. Il s’était voué, toutefois, sans trop de réserve aux études scientifiques sans que jamais celles-ci ne soient dépassées par aucune autre passion. Son amour pour sa jeune femme devait prouver laquelle des deux était la plus forte; mais ce ne pouvait être qu’en s’entrelaçant avec l’amour de la science, et en unissant la force de cette dernière à la sienne propre.

De sorte qu’une telle union eut lieu, et fut suivie de conséquences vraiment remarquables et d’une morale profondément impressionnante. Un jour, peu après leur mariage, Aylmer s’assit en regardant sa femme avec une expression d’inquiétude sur le visage qui s’accentua jusqu’au moment où il parla.

« Georgiana », dit-il, « n’avez-vous jamais songé que la marque sur votre joue pouvait être enlevée ? »

« Non, pas vraiment », dit-elle, en souriant; mais en percevant le sérieux de son comportement, elle rougit profondément. « À vrai dire cela a été si souvent appelé un charme que j’ai été assez ingénue pour imaginer qu’elle l’était. »

« Ah, sur un autre visage peut-être elle aurait pu l’être », répondit son mari; « mais jamais sur le vôtre. Non, très chère Georgiana, vous êtes venue des mains de la Nature tellement près de la perfection que cet éventuel défaut léger, que tantôt nous hésitons à l’appeler un défaut tantôt une beauté, me choque, comme étant la marque visible de l’imperfection terrestre. »

« Vous choque, mon époux ! » cria Georgiana, profondément blessée; au début rougissant d’une colère momentanée, mais éclatant en larmes par la suite. « Alors pourquoi m’avez-vous enlevée des côtés de ma mère ? Vous ne pouvez pas aimer ce qui vous choque ! »

Pour expliquer cette conversation il doit être mentionné qu’au centre de la joue gauche de Georgiana il y avait une marque singulière, profondément tissée, comme elle l’était, dans la texture et la substance de son visage. Dans l’état usuel de sa constitution — une mine robuste quoique délicate — la marque comportait une teinte d’un rouge plus sombre, qui définissait imparfaitement sa forme au milieu du rose environnant. Quand elle rougissait celle-ci devenait progressivement plus indistincte, et s’évanouissait finalement au milieu du flux de sang triomphant qui baignait toute la joue dans un éclat brillant. Mais si jamais un changement d’émotion la faisait pâlir la marque était de retour, une tache rouge sur la neige, où Aylmer voyait une certitude presque effroyable. Sa forme ne comportait pas peu de similitude avec la main humaine, quoiqu’elle eût été de la taille d’un pygmée. Les amoureux de Georgiana étaient habitués à dire que quelque fée à l’heure de sa naissance posa sa minuscule main sur la joue de l’enfant, et y laissa imprimée celle-ci en signe des dons magiques qui devaient lui donner un tel pouvoir sur tous les cœurs. Plus d’un soupirant désespéré aurait pu risquer sa vie pour avoir le privilège de poser ses lèvres sur la main mystérieuse. Cela ne doit pas être caché, toutefois, que l’impression exercée par ce signe manuel et féerique variait excessivement, en accord avec la différence de tempérament de ceux qui la regardaient. Quelques personnes fastidieuses — mais elles n’étaient exclusivement que de son propre sexe — affirmaient que la main de sang, comme elles choisirent de l’appeler détruisait assez l’effet de la beauté de Georgiana, et rendait son visage même hideux. Mais ce serait tout aussi déraisonnable d’affirmer que l’une de ces petites taches bleues qui parfois se trouvent dans le plus pur des statues de marbre convertit l’Ève des Pouvoirs en un monstre. Pour les observateurs masculins, si la marque de naissance n’augmentait pas leur admiration, ils se contentaient de souhaiter sa disparition, pour que le monde puisse posséder un spécimen vivant de la beauté idéale sans le semblant d’un défaut. Après son mariage, — car auparavant il ne pensa que peu ou rien du sujet — Aylmer découvrit pour lui-même que tel était son cas.

Eût-elle été moins belle, — si l’Envie même aurait pu trouver autre chose pour se moquer, — il aurait pu sentir son affection augmenter par la grâce de cette main mimée, tantôt se dessinant vaguement, tantôt disparaissant, tantôt encore s’insinuant et brasillant de-ci de-là à chaque battement de l’émotion qui palpitait dans son cœur; mais la voyant par ailleurs si parfaite, il trouva que ce même défaut devenait de plus en plus intolérable à chaque moment de leur vie unie. C’était le défaut fatal de l’humanité avec lequel la Nature, dans une forme ou l’autre, estampe ineffaçablement toutes ses productions, pour impliquer soit qu’elles ne sont que temporaires et finies, soit que leur perfection ne peut être obtenue que par le labeur et la douleur. La main rouge exprimait la prise inévitable dans laquelle la mortalité saisit les plus hauts et les plus purs des moules terrestres, les dégradant vers le plus bas de l’espèce et même à celui des brutes, dont les carcasses visibles de ces dernières retournent à la poussière. De cette manière, il la choisit comme le symbole de l’assujettissement de sa femme au péché, à la souffrance, au déclin et à la mort. L’imagination sombre de Aylmer ne tarda pas à rendre la marque de naissance en un objet effroyable, lui causant davantage de problèmes et d’horreur que la beauté de Georgiana, de l’âme ou des sens, ne lui procura de plaisir.

À toutes les saisons qui auraient dû être leurs plus heureuses, invariablement et sans avoir l’intention, non, en dépit du résultat contraire, il retournait vers ce même sujet désastreux. Badinant comme elle avait l’air au premier abord, elle était tellement reliée à d’innombrables trains de pensée et modes de sentir qu’elle devint le point central de toutes choses. À la lueur crépusculaire Aylmer ouvrit les yeux sur le visage de sa femme et reconnut le symbole de l’imperfection; et quand il s’assirent ensemble devant le foyer du soir ses yeux dérivèrent furtivement vers sa joue, et il regarda vacillant à la flamme du feu de bois, la main spectrale qui y inscrivait la mort alors qu’il aurait voulu l’adorer. Bientôt Georgiana apprit à frémir à son regard. Il n’avait besoin que d’un coup d’œil avec cette expression caractéristique que portait souvent son visage pour changer les roses de ses joues dans une pâleur de mort, au milieu de laquelle la main rouge était soulignée, tel un bas-relief de rubis sur le plus blanc des marbres.

Tard un soir quand la lueur s’assombrissait, de manière à trahir difficilement la tache sur la joue de la pauvre épouse, elle-même, pour la première fois, souleva le sujet volontairement.

« Vous souvenez-vous, mon cher Aylmer », dit-elle, avec une faible tentative de sourire, « n’avez-vous aucun souvenir d’un rêve de cette nuit concernant cette odieuse main ? »

« Aucun ! du tout ! » répliqua Aylmer, réagissant; mais ensuite ajouta-t-il, avec un ton sec et froid, affecté par la nécesité de dissimuler la véritable profondeur de son émotion, « j’ai pu tout à fait rêver d’elle; car avant de m’endormir elle avait pris une bonne emprise dans mon imagination. »

« Et avez-vous rêvé d’elle ? » poursuivit Georgiana, hâtivement; car elle craignit qu’un éclat de sanglots n’interrompe ce qu’elle avait à dire. « Un rêve terrible ! Je m’étonne que vous puissiez l’oublier. Est-il possible d’oublier cette même expression ? — ‹ Elle est dans son cœur maintenant; nous devons l’enlever ! › Réfléchissez, mon époux; car de toute manière je vous obligerai à vous rappeler ce rêve là. »

L’esprit est dans un triste état quand il est endormi, le tout enveloppant, ne peut confiner ses spectres à l’intérieur des sombres régions de ses oscillations, mais leur permet d’éclater, effrayant cette vie actuelle avec des secrets qui par chance n’appartiennent qu’à une vie plus profonde. Aylmer maintenant se souvint de son rêve. Il s’était vu lui-même avec son serviteur Aminadab, tentant une opération pour l’enlèvement de la marque de naissance; mais plus profondément allait le couteau, plus profondément s’enfonçait la main, jusqu’à ce qu’à la longue sa petite prise sembla s’être saisie du cœur de Georgiana; d’où, de toute manière, son époux s’était résolu inexorablement à la couper ou à l’arracher.

Quand le rêve se fut reconstitué parfaitement dans sa mémoire, Aylmer s’assit en présence de son épouse avec un sentiment de culpabilité. La vérité souvent trouve son chemin vers la conscience emmitouflée dans des robes de sommeil, et ainsi parle ouvertement sans compromis de questions au sujet desquelles nous réagissons par une auto-déception inconsciente pendant nos moments d’éveil. Jusqu’à présent il ne s’était pas rendu compte de l’influence tyrannique qu’une idée pouvait exercer sur son esprit, et les distances à parcourir dans son cœur afin de retrouver la paix.

« Aylmer », reprit Georgiana, solennellement, « je ne sais pas ce qui pourrait nous coûter à nous deux pour me débarrasser de cette marque de naissance fatale. Peut-être son extirpation pourrait causer une difformité incurable; ou il se pourrait que la tache s’enfonce aussi profondément que la vie elle-même. Encore : savons-nous s’il y a une possibilité, par n’importe quel moyen, de relâcher la ferme prise de cette petite main que l’on déposa sur moi avant que je sois venue au monde ? »

« Très chère Georgiana, j’ai beaucoup réfléchi à ce sujet », interrompit brusquement Aylmer. « Je suis convaincu de la parfaite possibilité de l’extirpation. »

« S’il y a la plus petite possibilité », continua Georgiana, « faites que cette tentative soit menée quel que soit le risque. Le danger n’est rien pour moi; car la vie, tant que cette marque haïssable fait de moi l’objet de votre horreur et dégoût, — la vie est un poids que je pourrais laisser tomber avec joie. Ou bien extirpez cette main horrible, ou prenez ma vie maudite ! Vous possédez une science profonde. Le monde entier en porte le témoignage. Vous avez accompli de grandes merveilles. Ne pouvez vous pas extirper cette petite, petite marque, que je recouvre du bout de deux petits doigts ? Cela est-il au-delà de votre pouvoir, pour le bien-être de votre propre paix, et pour sauver votre pauvre épouse de la folie ? »

« Très noble, très chère, très tendre épouse », cria Aylmer, enthousiasmé, « ne doutez pas de mon pouvoir, j’ai déjà accordé à cette question une profonde réflexion, réflexion qui aurait presque pu m’inspirer la création d’un être moins parfait que vous —Georgiana, vous m’avez guidé encore plus profondément que jamais vers le cœur de la science. Je me sens tout à fait capable de rendre cette joue aimée aussi immaculée que l’autre; et alors, ma très aimée, quel sera mon triomphe quand j’aurai corrigé ce que la Nature laissa imparfait dans son œuvre la plus belle ! Même Pygmalion, au moment où sa femme sculptée assuma la vie, n’aurait pas eu d’extase aussi intense que celle qui sera la mienne. »

« Cela est donc décidé », dit Georgiana, en souriant légèrement. « Et Aylmer, ne m’épargnez pas, même si à la fin vous deviez trouver que la marque de naissance prend refuge dans mon cœur. »

Son époux embrassa tendrement sa joue — sa joue droite — celle qui ne portait pas l’empreinte de la main écarlate.

Le lendemain Aylmer exposait à son épouse un plan qu’il avait conçu et qui pourrait lui permettre la profonde réflexion et la constante vigilance que l’opération envisagée nécessiterait; quant à Georgiana elle aussi pourrait profiter du parfait repos essentiel à son succès. Ils devraient se retirer dans les vastes appartements occupés par Aylmer en guise de laboratoire, et où, durant les années d’une jeunesse laborieuse, il avait fait des découvertes sur les pouvoirs élémentaires de la Nature qui avaient éveillé l’admiration de toutes les sociétés savantes d’Europe. Assis calmement dans ce laboratoire, le philosophe au teint pâle avait exploré les secrets des régions nuageuses les plus hautes et des mines les plus profondes; les causes qui enflamment et conservent vivants les feux du volcan satisfirent son attente; et il avait élucidé le mystère des sources, et comment se fait-il qu’elles rejaillissent, quelques unes si claires et pures, et d’autres si riches en vertus médicinales, du sein sombre de la terre. Ici, aussi, à une époque antérieure, il avait étudié les merveilles de la charpente humaine, et avait tenté d’appréhender les procédés eux-mêmes par lesquels la Nature assimile de la terre et de l’air, et du monde spirituel toutes ses influences précieuses, pour créer et nourrir l’homme, son chef d’œuvre. Le dernier but, toutefois, Aylmer l’avait laissé de côté reconnaissant malgré lui la vérité — contre laquelle trébuchent tôt ou tard tous les chercheurs — que notre souveraine Mère créatrice, tandis qu’elle nous amuse avec du travail fait apparemment en plein jour, ne fait cependant pas moins attention pour préserver rigoureusement ses propres secrets, et, en dépit de sa prétendue ouverture, ne nous montre rien que des résultats. Elle nous permet, en vérité, de détruire, mais rarement de réparer, et, telle une patentée jalouse, ne nous permet sous aucune circonstance de faire. Maintenant, toutefois, Aylmer reprit ces investigations à moitié oubliées; non pas, évidemment, avec les mêmes espoirs ou désirs comme elles s’insinuèrent au début; mais parce qu’elles comportaient beaucoup de vérité physiologique et se trouvaient sur le sentier de son schéma visé pour le traitement de Georgiana.

En la conduisant à travers le seuil du laboratoire, Georgiana était froide et tremblante. Aylmer regarda joyeusement son visage, dans l’intention de la rassurer, mais il fut si bouleversé par l’éclat intense de la marque de naissance sur la blancheur de sa joue qu’il ne put empêcher un grand frisson convulsif. Son épouse s’évanouit.

« Aminadab ! Aminadab ! » cria Aylmer, tapant le sol violemment.

Immédiatement il sortit d’un appartement du fond un homme de petite taille, mais d’une contexture grossière, avec une chevelure hirsute tombant sur son visage, qui était sale des vapeurs du fourneau. Ce personnage avait été le subalterne de Aylmer pendant toute sa carrière scientifique, et était fait admirablement pour cette fonction à cause de sa grande disposition mécanique, et la dextérité avec laquelle, alors qu’il était incapable de comprendre un seul principe, il exécutait tous les détails des expériences de son maître. Avec sa vaste force, ses cheveux hirsutes, son aspect noir-suie, et sa contexture de terre indescriptible qui l’encroûtait, il semblait représenter la nature physique de l’homme; tandis que la silhouette fine de Aylmer, et le visage pâle et intellectuel, n’étaient pas moins propres du type de l’élément spirituel.

« Ouvre la porte du boudoir, Aminadab », dit Aylmer, « et brûle une pastille. »

« Oui, maître », répondit Aminadab, en regardant attentivement la forme inanimée de Georgiana; et ensuite il murmura pour lui-même, « Si elle était ma femme, jamais je ne me débarrasserais de cette marque de naissance. »

Quand Georgiana recouvra la conscience elle se retrouva respirant l’atmosphère d’un parfum pénétrant, dont le doux pouvoir l’avait rappelée d’un évanouissement semblable à la mort. La scène autour d’elle avait l’air d’un enchantement. Aylmer avait converti les chambres noir-suie, ternes et sombres, où il avait passé ses années les plus brillantes dans des poursuites absconses, en une série de beaux appartements adaptée à être la demeure pour la retraite d’une belle femme. Les murs étaient recouverts de somptueux rideaux qui conféraient un mélange de grandeur et de grâce que nulle autre sorte de décor ne peut parachever; et en tombant du plafond au plancher, et en cachant les angles et les lignes droites, les plus riches et lourds semblaient écarter la scène de l’infini de l’espace. Car l’eût-elle su, Georgiana, il se pourrait que ce soit un pavillon au milieu des nuages. Et Aylmer, en excluant la lumière du soleil, qui aurait pu interférer avec ses procédés chimiques, l’avait remplacée par des lampes parfumées, dont les flammes rayonnaient de tons divers, mais le tout s’insinuait en une douce lueur violette. Maintenant en s’agenouillant à côté de son épouse, il l’observa avec détermination, mais sans inquiétude; car il était confiant dans sa science, et sentait qu’il pouvait tracer un cercle magique autour d’elle à l’intérieur duquel aucun mal ne pourrait faire intrusion.

« Où suis-je ? Ah, je me souviens », dit Georgiana, faiblement; et elle posa sa main sur sa joue pour cacher la terrible marque du regard de son mari.

« N’ayez crainte, très chère ! » s’exclama-t-il. « Ne vous cachez pas de moi ! Croyez-moi; Georgiana, je me réjouis même de cette seule imperfection puisque cela sera un tel transport de l’enlever. »

« Oh, épargnez-moi ! » répondit son épouse tristement. « De grâce ne la regardez pas de nouveau. Jamais je ne pourrai oublier ce frisson convulsif. »

Afin de calmer Georgiana, et, comme si c’était pour libérer son esprit du poids des choses actuelles, maintenant Aylmer mit en application quelques uns des secrets légers et amusants que la science lui avait enseignés parmi des connaissances plus profondes. Des silhouettes aériennes, des idées absolument sans corps, et des formes dépourvues de toute substance se présentèrent et dansèrent devant elle, imprimant leurs pas momentanés dans des rayons de lumière. Quoiqu’elle ait eu quelque idée indistincte sur la méthode de ces phénomènes optiques, l’illusion était presque parfaite, comme pour garantir la croyance que son époux possédait un pouvoir sur le monde spirituel. À chaque fois qu’elle ressentait le désir de devancer sa retraite, immédiatement, comme en réponse à ses pensées, la procession d’existences externes traversait l’écran. La scène et les silhouettes de la vie actuelle étaient parfaitement représentées, mais avec cette différence indescriptible d’ensorcellement qui rend toujours un tableau, une image, ou une ombre tellement plus attrayant que l’original. Quand il fut alerté de ceci, Aylmer la pria de plonger ses yeux dans un vase contenant un peu de terre. Ainsi fit-elle, avec peu d’intérêt au début; mais bientôt elle fut étonnée de voir le germe d’une plante s’étirant droit tout au haut du terreau. Puis apparut la fine tige; les feuilles se déplièrent progressivement; et au milieu d’elles se trouvait une fleur parfaite et magnifique.

« C’est magique ! » cria Georgiana. « Je n’ose pas y toucher. »

« Mais, non, arrachez-la », répondit Aylmer, — « arrachez-la, et respirez son bref parfum pendant qu’il est temps. La fleur va se faner dans quelques instants et ne laissera rien à part ses vaisseaux de grains marrons; mais ainsi doit se perpétuer une race aussi éphémère qu’elle même. »

Mais Georgiana n’avait pas encore touché la fleur que l’ensemble de la plante pâtit de flétrissure, ses feuilles devinrent noir-charbon comme sous l’action du feu.

« Il y a un stimulus trop puissant », dit Aylmer, pensif.

Pour compenser cette expérience avortée, il proposa de lui tirer le portrait par un procédé scientifique qui était de sa propre invention. Il devait être effectué par des rayons de lumière venant frapper sur une plaque métallique polie. Georgiana consentit; mais, en considérant le résultat, elle fut effrayée de trouver les traits du portrait voilés et non délinés; tandis que la forme minuscule d’une main apparaissait là où devait se trouver la joue. Aylmer se saisit de la plaque métallique et la jeta dans une jarre d’acide corrosif.

Bientôt, toutefois, il oublia ces échecs mortifiants. Pendant les intervalles d’études et d’expériences chimiques il venait vers elle congestionné et fatigué, mais semblait revigoré par sa présence, et parlait des ressources de son art sur un ton enflammé. Il fit le récit de la longue dynastie des alchimistes, qui consacrèrent de nombreux siècles en quête du solvant universel par lequel le principe doré doit être soustrait de toutes choses viles et basses. Aylmer semblait croire que, par la plus simple logique scientifique, il était tout à fait dans les limites du possible de découvrir ce médium longtemps recherché; « mais », ajouta-t-il, « le philosophe qui devrait aller assez profondément pour acquérir le pouvoir atteindra une sagesse si élevée qu’il s’inclinera pour l’exercer. » Non moins singulières étaient ses opinions concernant l’élixir vitae. Il faisait plus que suggérer qu’il avait décidé de préparer un liquide qui devait prolonger la vie pendant des années, et peut-être interminablement; mais qui produirait un désaccord dans la Nature où le monde entier, et principalement les buveurs du nostrum immortel, y verraient une raison de maudire.

« Aylmer, êtes-vous déterminé ? » demanda Georgiana, le regardant avec étonnement et peur. « C’est terrible de posséder un tel pouvoir ou même de rêver de le posséder. »

« Oh, ne tremblez pas, mon amour », dit son époux. « Je ne nuirai ni à vous ni à moi en élaborant de tels effets inharmonieux sur nos vies; mais je vous ferai prendre en considération combien léger, en comparaison, est le savoir faire requis pour enlever cette petite main. »

À la mention de la marque de naissance, Georgiana, comme d’habitude, se rétracta comme si un fer rouge avait touché sa joue.

De nouveau Aylmer se remit à ses travaux dans la pièce distante du fourneau. Elle pouvait entendre sa voix donnant des consignes à Aminadab, dont les tons durs, rudes et distordus, plus semblables au grognement ou au grommellement d’une brute qu’à du langage humain, se laissaient entendre en réponse. Après des heures d’absence, Aylmer réapparut et lui dit qu’à présent elle devrait examiner son cabinet de produits chimiques et de trésors naturels de la terre. Parmi les premiers il lui montra un petit flacon, dans lequel, il lui fit remarquer, était contenu un parfum léger quoique des plus puissants, capable d’imprégner toutes les brises qui soufflent à travers le royaume. Ils étaient d’une valeur inestimable, les contenus de ce petit flacon; et, pendant qu’il disait cela, il répandit un peu de parfum dans l’air et remplit la chambre d’un délice pénétrant et revigorant.

« Et qu’est-ce que cela », demanda Georgiana, désignant un petit globe de cristal qui contenait un liquide de couleur doré. « C’est tellement beau à voir que je le prendrais pour de l’élixir de vie. »

« En un sens il l’est », répliqua Aylmer; « ou, plutôt de l’élixir d’immortalité. C’est le poison le plus précieux qui ne fut jamais préparé au monde. Avec son aide je pourrais démultiplier la durée de vie de n’importe quel mortel que vous désigneriez de votre doigt. La force de la dose déterminerait s’il devrait durer des années, ou tomber mort au milieu d’un soupir. Nul roi sur son trône gardé ne pourrait préserver sa vie si moi, de ma place retirée, je n’estimais pas que le bien-être de millions est une justification suffisante pour que je le prive de celle-ci. »

« Pourquoi gardez-vous une drogue si terrifiante ? » demanda Georgiana avec horreur.

« Ne vous méfiez pas de moi, ma très chère », dit son époux, en souriant; « son pouvoir vertueux est plus grand que son pouvoir maléfique. Mais regardez ! Voici un cosmétique puissant. Avec quelques gouttes de ceci dans un vase d’eau, on peut avec des lavements faire partir les taches de rousseur aussi facilement qu’on se nettoie les mains. Une infusion plus forte enlèverait le sang de la joue, et laisserait la beauté la plus rosée tel un fantôme pâle. »

« Est-ce avec cette lotion que vous avez l’intention de baigner ma joue ? » demanda Georgiana, anxieusement.

« Oh, non », répondit hâtivement son époux; « ceci n’est que simplement superficiel. Votre cas demande un remède qui doit aller plus profondément. »

Pendant ses entretiens avec Georgiana, généralement Aylmer faisait de petites enquêtes concernant ses sensations et si la réclusion des chambres et la température de l’atmosphère lui convenaient. Ces questions prenaient une direction si particulière que Georgiana commença à conjecturer qu’elle était d’ores et déjà sujette à certaines influences physiques, soient inhalées dans l’air parfumé ou prises avec sa nourriture. Elle imagina de sorte, quoique ce ne fut que de l’imagination, qu’un bouleversement se produisait dans son système — une étrange sensation indéfinie s’avançait furtivement par ses veines, et lui picotait, mi-douloureusement, mi-agréablement, le cœur. De plus, quand elle osait se regarder dans le miroir, là elle se voyait pâle comme une rose blanche avec sa marque de naissance cramoisie, estampée sur sa joue. Alors même Aylmer ne la détestait pas autant qu’elle se détestait.

Pour dissiper la lassitude des heures que son époux trouvait nécessaires à consacrer au processus de combinaison et d’analyse, Georgiana feuilleta les volumes de sa bibliothèque scientifique. Dans de nombreux volumes sombres et vieux elle trouva des chapitres pleins de romanesque et de poésie. C’étaient les œuvres des philosophes du Moyen-âge, tels que Albertus Magnus, Cornelius Agrippa, Paracelse, et le bien connu moine qui créa la Tête d’Airain prophétique*. Tous ces anciens naturalistes étaient en avance sur leur siècle, cependant ils étaient quelque peu imprégnés de naïveté, et de ce fait ils croyaient et peut-être s’imaginaient-ils avoir obtenu de leurs investigations sur la Nature un pouvoir sur celle-ci, et de la physique une autorité sur le monde spirituel. À peine moins curieux et imaginatifs étaient les volumes antérieurs sur les Transactions de la Société Royale, où les membres, qui ne connaissaient que peu de choses sur les limites des possibilités naturelles, enregistraient constamment des merveilles ou proposaient des méthodes par lesquelles ces merveilles pouvaient être obtenues. (* Roger Bacon (NDLT))

Mais pour Georgiana le volume le plus important fut un grand folio écrit de la main même de son époux, où il avait enregistré chaque expérience de sa carrière scientifique, son objectif original, les méthodes adoptées pour son développement, et le succès ou l’échec final, avec les circonstances dans lesquelles chaque événement avait été attribuable. Le livre, en vérité, était en même temps l’histoire et l’emblème de sa vie passionnée, ambitieuse, imaginative, bien que pratique et laborieuse. Il avait manipulé des détails physiques comme s’il n’y avait rien eu au-dessus d’eux; cependant il les avait tous spiritualisés et s’était racheté lui-même du matérialisme par sa forte et ardente aspiration vers l’infini. Dans son poing la moindre parcelle de terre avait assumé une âme. Georgiana, en lisant, révéra Aylmer et l’aima plus profondément que jamais, mais avec une moindre dépendance sur son jugement qu’auparavant. Concernant la plupart de ce qu’il avait accompli, elle put surtout observer que les succès les plus brillants étaient invariablement à la limite de l’échec, si on les comparait à l’idéal qu’il avait visé. Ses diamants les plus brillants n’étaient que des cailloux, et demeurèrent tels à cause de lui, en comparaison aux gemmes inestimables qui gisaient cachées au-delà de sa portée. Le volume, riche en parachèvements ayant valu de la reconnaissance à son auteur, était toutefois un recueil aussi mélancolique que jamais main mortelle n’avait écrit. C’était la triste confession, avec le continuel apport d’exemples des déficiences de l’homme composite : l’esprit chargé de boue, et travaillant dans la matière; du désespoir qui assaille la plus haute nature en se trouvant si misérablement frustré par la partie terrestre. Peut-être que dans le journal de Aylmer tout homme de génie reconnaîtrait dans l’une des sphères l’image de sa propre expérience.

Ces réflexions touchèrent Georgiana si profondément qu’elle posa son visage sur le volume ouvert et éclata en sanglots. Dans cet état son époux la retrouva.

« C’est dangereux de lire le livre d’un sorcier », dit-il, avec un sourire, quoiqu’il eût l’expression crispée et mécontente. « Georgiana, il y a des pages dans ce volume que je peux à peine regarder en conservant mes sens. Ne lui accordez pas votre attention sauf s’il est prouvé que cela ne soit pas à votre détriment. »

« Il m’a permis de vous révérer plus que jamais », dit-elle.

« Ah, attendez de voir ce succès-ci », rétorqua-t-il, « alors seulement révérez-moi si vous le voulez. Je crois le mériter difficilement. Mais venez, je vous cherche pour la luxuriance de votre voix. Chantez pour moi, ma très chère. »

Ainsi déversa-t-elle la musique liquide de sa voix pour étancher la soif de son esprit. Ensuite il repartit dans une gaieté d’exubérance infantile, lui assurant que sa réclusion ne devrait plus durer que très peu de temps encore et que le résultat était désormais certain. À peine venait-il de partir que Georgiana se sentit comme poussée à le suivre. Elle avait oublié d’informer Aylmer d’un symtôme qui, depuis les deux ou trois dernières heures qui venaient de s’écouler, avait commencé à alerter son attention. C’était une sensation provenant de la marque de naissance fatale, qui n’était pas douloureuse, mais qui provoquait une agitation sur tout son système. Se pressant derrière son époux, elle s’immisça pour la première fois dans son laboratoire.

La première chose qui frappa sa vue ce fut le fourneau, ce travailleur chaud et fiévreux, avec la lueur intense de son feu, qui par la quantité de suie amoncelée sur le dessus donnait l’impression d’avoir brûlé depuis des siècles. Il y avait un appareil de distillation en plein fonctionnement. Autour de la chambre il y avait des cornues, des tuyaux, des cylindres, des creusets, et d’autres appareils de recherche scientifique. Une machine électrique se tenait prête à un emploi immédiat. L’atmosphère sentait oppressivement le renfermé, et était pénétrée d’odeurs gazeuses qui avaient été tourmentées par les procédés de la science. La simplicité austère mais domestique de l’appartement, avec ses murs nus et le sol en briques, sembla étrange à Georgiana qui s’était habituée à l’élégance fantastique de son boudoir. Mais ce qui principalement, en vérité presque uniquement, attira son attention, ce fut l’aspect de Aylmer lui-même.

Il était aussi pâle que la mort, anxieux et absorbé, et se penchait sur le fourneau comme si de son extrême vigilance dépendrait que le liquide en distillation devienne le breuvage du bonheur ou de la misère immortels. Combien plus différente que l’expression sanguine et enjouée qu’il avait assumée pour encourager Georgiana !

« Fais attention maintenant, Aminadab; fais attention, toi machine humaine; fais attention; toi homme de terre ! » murmurait Aylmer, plus pour lui même que pour son assistant. « Maintenant, s’il y a un soupçon de trop ou de moins, tout est perdu. »

« Ho ! Ho ! » grommela Aminadab, « Regardez, maître, regardez ! »

Aylmer leva vite les yeux, et il rougit en premier, puis devint plus pâle que jamais, en voyant Georgiana. Il se précipita vers elle et saisit son bras d’une poigne qui y laissa l’empreinte de ses doigts.

« Pourquoi êtes-vous venue ici ? Ne faites-vous pas confiance à votre époux ? » cria-t-il, impétueusement. « Jetteriez-vous le fléau de cette marque de naissance fatale sur mes travaux ? Cela n’est pas bien agir. Allez-vous en, femme curieuse, allez-vous en ! »

« Non Aylmer », dit Georgiana avec la fermeté sans limite dont elle s’était dotée, « ce n’est pas vous qui avez le droit de vous plaindre. Vous vous méfiez de votre épouse; vous avez caché l’anxiété avec laquelle vous surveillez le déroulement de cette expérience. Ne me considérez pas si indigne, mon époux. Racontez moi tout le risque que nous courons, et ne craignez pas que je me rétracte; car mon partage de celui-ci est de loin moins que le vôtre. »

« Non, non, Georgiana ! » dit Aylmer, impatiemment; « cela ne doit pas être. »

« Je me soumets », répondit-elle calmement. « Et Aylmer, j’avalerai n’importe quel breuvage que vous m’amènerez; mais ce sera sur le même principe qui me conduirait à prendre une dose de poison si c’est votre main qui me l’offre. »

« Ma noble épouse », dit Aylmer, profondément ému, « je ne connaissais pas la hauteur ni la profondeur de votre nature jusqu’à maintenant. Rien ne sera caché. Sachez, donc, que cette main écarlate, superficielle comme elle semble, s’est saisie avec une poigne d’une telle force de votre être comme je n’en avais pas eu idée antérieurement. Je vous ai déjà administré des agents suffisamment puissants comme pour tout faire sauf changer votre système physique en entier. Il ne reste qu’une seule chose à essayer. Si cela échoue nous serons ruinés. »

« Pourquoi avez-vous hésité à me dire ceci ? » demanda-t-elle.

« Parce que, Georgiana », dit Aylmer, d’une voix basse, « il y a du danger. »

« Du danger ? Il n’y a qu’un seul danger — que cet horrible stigmate soit laissé sur ma joue ! » sanglota Georgiana. « Enlevez-le, enlevez-le, à n’importe quel prix, ou nous deviendrons fous tous les deux ! »

« Le ciel sait que vos paroles ne sont que trop vraies », dit Aylmer, tristement. « Et maintenant, ma très chère, retournez à votre boudoir. D’ici peu tout aura été essayé. »

Il la reconduisit et prit congé d’elle avec une tendresse solennelle qui exprimait, bien plus que des mots, tout ce qui était en jeu maintenant. Après son départ Georgiana se laissa aller dans ses rêveries. Elle pensa au caractère de Aylmer, et lui en fit justice plus complètement qu’à aucun moment auparavant. Son cœur se réjouit, en même temps qu’il tremblait, de son amour honorable — tellement pur et haut qu’il ne pouvait accepter rien de moins que la perfection ni se contenter misérablement d’une nature plus terrestre que celle dont il aurait rêvée. Elle sentit combien plus précieux était un tel sentiment que l’autre sorte plus vile qui aurait supporté l’imperfection pour son bien-être à elle, et qui aurait été coupable de trahison envers l’amour sacré en rabaissant son idée de la perfection au niveau de l’actuel; et de tout son esprit elle pria pour qu’elle puisse, pendant un seul instant, satisfaire la hauteur et la profondeur de ses conceptions. Pendant un long moment elle réalisa que cela n’était pas possible; car son esprit était toujours en progrès, toujours en évolution, et chaque instant nécessitait quelque chose qui était au-dessus de la vision de l’instant d’avant.

Le bruit des pas de son époux la réveilla. Il apportait un verre en cristal contenant une liqueur sans couleur comme de l’eau, mais assez brillante comme pour être le breuvage d’immortalité. Aylmer était pâle; mais cela semblait plutôt la conséquence d’un état d’esprit et d’une tension spirituelle hautement laborieux que de la peur ou du doute.

« La préparation du breuvage a été parfaite », dit-il, en réponse au regard de Georgiana. « À moins que toute ma science ne me fasse défaut, cela ne peut échouer. »

« En vous épargnant, mon très cher Aylmer », observa son épouse, « j’aurais souhaité enlever cette marque de naissance mortelle en abandonnant la mortalité elle-même à la préférence de tout autre mode. La vie n’est qu’une triste possession pour ceux qui ont atteint précisément le degré d’évolution morale dans lequel je me trouve. Aurais-je été plus faible et plus aveugle cela aurait été le bonheur. Aurais-je été plus forte, je l’aurais supporté pleine d’espoir. Mais, étant comme je me trouve, je pense que je suis parmi tous les mortels la mieux faite pour mourir. »

« Vous êtes faite pour le ciel sans goûter la mort ! » répondit son époux. « Mais pourquoi parlez-vous de mourir ? Le breuvage ne peut échouer. Voyez son effet sur cette plante. »

Sur le rebord de la fenêtre se trouvait un géranium malade avec des taches jaunes, qui s’étaient répandues sur toutes ses feuilles. Aylmer déversa un peu de liquide sur le sol où il poussait. En peu de temps, quand les racines de la plante eurent absorbé l’humidité, les taches laides commencèrent à s’effacer laissant une verdure vivante.

« Il n’y avait pas besoin de preuve », dit Georgiana, calmement. « Donnez-moi le verre. Je mise joyeusement tout sur votre parole. »

« Buvez, donc, vous haute créature ! » s’exclama Aylmer, avec une admiration fervente. « Il n’y a pas de marque d’imperfection dans votre esprit. Votre charpente sensible, aussi, sera bientôt toute parfaite. »

Elle avala le liquide et lui remit le verre dans sa main.

« C’est réconfortant », dit-elle avec un sourire placide. « Je pense qu’il est comme l’eau d’une fontaine céleste; car il contient je ne sais quel parfum imperceptible et délicieux. Il étanche la soif fébrile qui me brûlait depuis plusieurs jours. Maintenant, mon très cher, laissez moi dormir. Mes sens terrestres se referment sur mon esprit comme les feuilles autour du cœur de la rose au coucher du soleil. »

Elle prononça ces derniers mots avec une douce résistance, comme si cela eût nécessité presque plus d’énergie que ce qu’elle pouvait commander pour prononcer ces syllabes légères et traînantes. À peine s’étaient-elles glissées sur ses lèvres qu’elle était déjà perdue dans le sommeil. Aylmer s’assit à côté d’elle, surveillant son aspect avec les émotions propres de l’homme dont toute la valeur de l’existence était impliquée dans le processus maintenant à l’épreuve. Mêlée à cette humeur, de toute manière, est l’investigation caractéristique de l’homme de sciences. Pas le moindre symptôme ne lui échappait. Un flux plus important à la joue, une légère irrégularité du souffle, un tremblement de la paupière, un frémissement à peine perceptible à travers la charpente, — tels étaient les détails qu’il inscrivait dans son volume in-folio, pendant que les minutes s’écoulaient. Une intense réflexion avait mis son sceau sur chacune des pages précédentes de ce volume, mais les pensées de bien des années étaient toutes concentrées sur la dernière.

Pendant qu’il était ainsi occupé, il ne manqua pas de regarder fréquemment la main fatale, et non pas sans frissonner. Cependant, une fois, par une étrange impulsion inexplicable, il la pressa sous ses lèvres. Son esprit prit la retraite, toutefois, pendant l’acte même; et Georgiana, hors du milieu de son profond sommeil, remua avec difficulté et murmura comme en faisant des remontrances. De nouveau Aylmer se remit à la surveiller. Non pas en vain. La main cramoisie, qui en premier avait été nettement visible sur la pâleur de marbre de la joue de Georgiana, maintenant devenait de plus en plus indistincte. Elle ne demeura pas moins pâle que d’habitude; mais la marque de naissance, avec chaque souffle qui allait et venait, perdit quelque peu de sa netteté ordinaire. Sa présence avait été horrible; son départ fut encore plus horrible. Regardez la tache de l’arc-en-ciel s’évanouissant, et vous saurez comment ce symbole mystérieux disparut.

« Au nom du Ciel ! elle est presque partie ! » se dit Aylmer à lui-même, dans une extase presque irrépressible. « Je peux à peine la retracer maintenant. Succès ! succès ! Et maintenant elle est comme la couleur rose la plus blême. Le flux de sang le plus léger traversant sa joue l’effacerait. Mais elle est si pâle ! »

Il tira sur un côté le rideau et laissa la lumière naturelle du jour tomber dans la chambre et se déposer sur sa joue. En même temps il entendit un rire étouffé, grossier et rauque, qu’il avait longtemps connu comme l’expression de plaisir de son serviteur Aminadab.

« Ah, motte ! ah, masse terrestre ! » cria Aylmer, riant dans une sorte de frénésie, « tu m’as bien servi ! Matière et esprit — terre et ciel — ont tous les deux joué leur part en ceci ! Ris, objet des sens ! Tu as gagné le droit de rire. »

Ces exclamations brisèrent le sommeil de Georgiana. Doucement elle ouvrit les yeux et regarda dans le miroir que son mari avait disposé à ce propos. Un sourire léger s’évanouit sur ses lèvres quand elle se rendit compte combien difficilement perceptible était maintenant cette main écarlate qui une fois avait lui d’un tel éclat désastreux comme pour effrayer tout leur bonheur. Mais alors ses yeux cherchèrent le visage de Aylmer avec un trouble et une anxiété que ce dernier ne put aucunement s’expliquer.

« Mon pauvre Aylmer ! » murmura-t-elle.

« Pauvre ? Non, le plus fortuné, le plus heureux, le plus estimé ! » s’exclama-t-il. « Ma fiancée sans égale, c’est gagné ! Vous êtes parfaite ! »

« Mon pauvre Aylmer », répéta-t-elle, avec une tendresse plus qu’humaine, « vous avez visé hautement; vous avez agi noblement. Ne vous repentez pas car avec un sentiment si haut et pur, vous avez rejeté le mieux que la terre pouvait offrir. Aylmer, mon très cher Aylmer, je suis en train de mourir ! »

Hélas ! ce n’était que trop vrai ! La main fatale avait empoigné le mystère de la vie, ainsi elle était le lien par lequel un esprit angélical se préservait en union avec une charpente mortelle. Alors que la dernière teinte rouge de la marque de naissance — ce seul signe de l’imperfection humaine — s’évanouissait de sa joue, le souffle quittant la femme désormais parfaite passa dans l’atmosphère, et son âme, traînant un moment près de son époux, prit son envol vers les cieux. Alors un rire rauque et étouffé fut encore entendu ! Ainsi agit toujours la fatalité grossière de l’exultation terrestre dans son triomphe invariable sur l’essence immortelle qui, dans cette sombre sphère à moitié évoluée demande la totalité d’un état plus élevé. Cependant, si Aylmer avait atteint une connaissance plus profonde, il n’aurait pas eu besoin de gâcher son bonheur qui aurait pu tisser sa vie mortelle de la propre et même sorte de texture que la vie céleste. La circonstance du moment était trop forte pour lui; il échoua à voir au-delà de la vue sombre du temps, et, vivant une fois pour toutes dans l’éternité, à trouver le futur parfait dans le présent.

 

 

 

 

GHEMMA QUIROGA-G.

 

ÉTUDE SYMBOLIQUE ET ÉSOTÉRIQUE DE THE BIRTHMARK(1)

 

Au commencement, Dieu créa les

cieux et la terre.

La Genèse, 1.1.

 

À José Jonathan et Joachim

 

L’écriture de Nathaniel Hawthorne est sans aucun doute une écriture de l’image relevant du registre ésotérique. Au moyen de celle-ci s’organise, dans chaque récit, une structure imageante des plus suggestives, où il inscrit une thèse des plus subversives et imbue d’une vision sacrée du monde. En effet, l’image poétique de Hawthorne relève du langage des symboles et des mythes ésotériques, et tout particulièrement de celui de l’alchimie sans que pour autant l’on puisse affirmer que chaque récit soit une allégorie comportant une morale à proprement parler, car, s’il est vrai que chez lui l’allégorie n’est que partielle : tantôt apparaissant, puis disparaissant ensuite, sa morale, quant à elle, ne s’inscrit pas dans le courant de pensée et des principes de la morale dominante de son époque, mais bien plus dans des perspectives philosophiques proches du transcendantalisme, de l’antinomisme ou du gnosticisme. En sorte que l’on ne peut pas ranger l’œuvre de Hawthorne parmi l’abondante production littéraire à vocation didactique ou moralisante si présente à son époque. Elle ne peut qu’occuper une place à part. Par ailleurs ce que, par contre, il persiste à élaborer du début à la fin d’un récit est cette même texture imageante qui apparaît comme le vase détenteur de sa pensée. Ainsi Poe fait remarquer que les contes de Hawthorne renferment une dimension double qu’il nomme la « surface » et le « courant souterrain » respectivement :

Un fort courant souterrain de suggestion court sans cesse sous la surface où s’exprime paisiblement la thèse.(2)

La thèse serait insérée d’une manière occulte dans la texture imageante du récit; véritable « courant souterrain » s’insinuant habilement à l’attention du lecteur averti; mais ce n’est qu’après avoir déchiffré la signification intime de chaque image et les relations que celles-ci entretiennent entre elles que l’on peut avoir un accès plus tangible au sens hermétique du texte.

La raison pour laquelle je pense que Hawthorne aurait choisi de s’exprimer de la sorte se trouverait dans la crainte de l’opprobre social à l’égard de son œuvre; ce qui aurait pu indubitablement sinon censurer sa production du moins susciter un refus auprès des éditeurs et des journaux littéraires, et en particulier ceux qui étaient dirigés par les démocrates, parti qui l’appuyait. Il est vrai, également, que, en ce qui concerne « le grand public », la mentalité puritaine de la société marchande de la Nouvelle Angleterre, en ce milieu du XIXème siècle, n’était pas prête à accueillir d’autre discours que celui de l’idéologie dominante, et Hawthorne, de par sa vision du monde, ne pouvait que heurter les convictions profondément enracinées d’une telle société. Tels les alchimistes qui, soucieux d’éviter que le résultat de leurs recherches ne tombe dans les mains des néophytes, Hawthorne dissimule sa pensée du regard des profanes, et ceci sous le langage des symboles; symboles qui d’ailleurs ne sont pas les mêmes chez tous les alchimistes, mais dont tous et chacun étaient sûrs que celui qui étant motivé par une quête authentiquement philosophique, à la lecture de leur travail, pourrait sans trop de difficulté comprendre l’essence même du message.

Ainsi la thèse dans La marque de naissance interroge secrètement, au moyen de ces images ésotériques, la nature même de Dieu et celle de sa création, laquelle dans la vision de Hawthorne s’avère être imparfaite. Qualifiant l’œuvre divine de la sorte, la sienne, qui naîtra par inspiration de la première, il ne pouvait la concevoir autrement que comme un ratage. Dans ce récit, la structure imageante est conçue à partir de nombreuses références à des mythes et à des symboles alchimiques tout comme à des philosophes de la Nature tels Cornelius Agrippa, Albertus Magnus, Paracelse, ou à des sociétés secrètes comme les Rose-Croix, mais aussi des références à des rituels de magie et à des rites sacrés, tels le passage du « seuil », l’initiation du néophyte ou des allusions à des concepts comme ceux de l’hétérogénéité de l’espace en lieu sacré et profane, ou encore à tant d’autres références à l’ésotérisme en général. L’ensemble de ces éléments habilement exploités tissent la structure imageante du texte moins avec l’intention de mettre en place un décor mystérieux qu’afin de rendre abscons le contenu philosophique du conte. Mais en dehors de ce brassage de connaissances, Hawthorne exploite également le sens premier des mots, à savoir l’étymologie. Ce genre d’emploi était fréquent au siècle dernier. L’intérêt de ce type d’analyse est qu’elle permet de faire des associations parmi une filière de mots entretenant entre eux une relation sémantique, ce qui en l’absence de ce type d’analyse ne serait pas évident. Par ailleurs, un autre intérêt de ces chaînes sémantiques est qu’elles révèlent des idées disimulées à première lecture, et qui pourtant se trouvent réitérées dans le récit.

Prenons l’exemple de l’ensemble d’éléments contenu dans « La marque de naissance », titre du conte mais qui désigne également la marque que, effectivement, Georgiana porte au milieu de la joue gauche. Elle est décrite comme ayant la forme d’une main miniature et qui pourrait être considérée, d’emblée, comme la marque fatale de la condition de déchéance inhérente à la femme. Mais plus on avance dans l’analyse des structures imageantes du récit, c’est-à-dire dans les significations symboliques possibles pour « main », en examinant son champ sémantique ainsi que les relations qu’elle entretient avec les autres symboles ou relations parmi les correspondances « esprit/matière » s’y rapportant d’une manière ou d’une autre, plus l’on constate que la signification de « marque » (mark) et de « naissance » (birth) est plus complexe que celle annoncée dans le récit selon sa conception allégorique, à savoir le précepte. La « marque » de « naissance » qui a la forme d’une « main » « miniature » (minute hand) et qui est de couleur « rouge » se trouvant au « centre » de la « joue » « gauche » de « Georgiana », joue qui par ailleurs est comparée à une « rose » tantôt « rouge », tantôt « blanche » selon les états d’âme de la jeune femme. L’alignement de cette chaîne de symboles et images (marque, naissance, esprit/matière, main, miniature, rouge, rose, blanche, centre, joue, gauche, Georgiana) constitue une structure contenant l’énigme du rouage de la thèse du conte, mais que je ne révèlerai qu’à la fin.

En somme, l’étude que je présente de ce conte consiste en un travail de déchiffrement des images empruntées à un registre qui se définit par lui-même comme étant sibyllin. J’ai pris en compte, également, l’influence de certains ouvrages, et courants de pensée, qui n’ont pas manqué d’influencer des auteurs de la génération de Nathaniel Hawthorne et qui ont été écrits selon des démarches analogues à la sienne. Je me réfère en particulier au texte de Emmanuel Swedenborg, Le Ciel, où d’emblée il explique la particularité du langage qu’il utilise. Il précise dans la Préface qu’il y a une différence entre le sens de la lettre et le sens interne, ou arcanes, qui est caché dans l’expression de la Parole(3). Dans l’écriture de Nathaniel Hawthorne il y a également le sens de la lettre ou sens immédiat du récit, et le sens imagé renfermant une dimension symbolique, mythique ou archétypale. Si j’ai pris en compte le langage des symboles et les nombreuses références à l’alchimie ou à l’ésotérisme en général, c’est parce qu’il me semble que leur signification demeure, encore aujourd’hui, et pour longtemps, un véritable langage qui, à travers les sociétés et les civilisations, est resté imprégné et enraciné dans la culture, le folklore, autrement dit dans l’inconscient collectif. Le contenu imagé de ce langage est en soi une réalité vivante et dynamique habitant au tréfonds de chacun de nous et agissant à quelque niveau d’existence que ce soit. Contenus intérieurs qui s’expriment à travers la création, les songes ou encore la maladie, ainsi que Carl-Gustave Jung le fait remarquer au sujet des archétypes(4).

Nathaniel Hawthorne mit six années à concevoir La marque de naissance, mais il ne l’écrivit qu’en quinze jours(5). Ceci donne à penser que son élaboration ne fut pas uniquement l’affaire de la composition et de l’agencement de la trame narrative, mais ce fut peut-être aussi le temps nécessaire pour la juste articulation des images, mythes et symboles constituant la substance même du conte, à savoir sa structure imageante, vase détenteur de la philosophie de l’auteur.

 

 

I. Le lieu de la création.

Dans la vision sacrée que Hawthorne possède du monde, la spatialité est hétérogène. Il y aurait, d’une part, une spatialité organisée et habitable et, d’autre part, une région inorganisée et par conséquent inhabitable. La première par rapport à cette deuxième serait moins vaste, mais pour l’homme religieux qu’il était, ce n’est qu’à partir de ce seul endroit où se tient le centre du monde, à partir d’où seulement peut se faire la création et l’exploration intime auxquelles se livre le créateur. Hawthorne déclarera, presqu’en justifiant la raison de son retour à sa ville natale, au moment où il prend la décision de devenir écrivain : « comme si Salem était pour moi le centre inévitable du monde. » De même, dans La marque de naissance, la spatialité apparaît nettement divisée en deux : l’intérieur et l’extérieur du laboratoire de Aylmer. Chaque partie étant conçue dans des termes similaires.

L’action commence à l’intérieur de ces lieux, où Aylmer habite avec son « assistant » : Aminadab. Cet endroit est d’emblée désigné par le terme laboratory, du latin laborare, c’est-à-dire travailler; l’endroit apparaît tel le lieu où Aylmer travaille, et même là où il s’emploie à mener à terme un travail en cours procédant de la philosophie naturelle, domaine dans lequel il est présenté comme étant une éminence. En outre, le narrateur précisera qu’avant de sortir vers le monde extérieur, Aylmer se nettoie le visage de la fumée du fourneau et lave les taches d’acide qu’il porte sur les doigts, ce qui suggère, d’une part, que le fourneau se trouve à l’intérieur de l’espace intime du personnage : d’autre part, ces « acides » font penser à l’acetum fontis, acide de la source, qui est une puissante eau corrosive ayant le pouvoir de dissoudre toutes choses créées tout en conduisant à la plus durable des créations : le mystérieux lapis, la pierre des philosophes. Or, Aylmer possède effectivement des acides corrosifs, tel celui qu’il jettera sur la plaque métallique afin d’effacer de celle-ci l’empreinte de la main minuscule que Georgiana porte sur la joue gauche et qu’il vient de photographier, ou encore l’acide qu’il versera sur le géranium malade avec des taches jaunes sur les feuilles, le laissant de la couleur d’une verdure vivante, acide avec lequel il tentera d’enlever la marque de naissance. Mais surtout, Aylmer possède de redoutables connaissances lui permettant de préparer le « solvant universel ». Or, sans le four, ou l’Athanor, un philosophe de la Nature ne peut mener à terme un travail d’alchimie.

Aylmer serait donc un alchimiste qui, au cours de son travail, décide de sortir de sa retraite et d’aller vers le monde extérieur afin d’épouser Georgiana. Symboliquement l’on pourrait considérer ce mariage telle l’allégorie de l’une des phases de l’œuvre, à savoir l’union psychique des contraires. Auparavant, Aylmer assumait parfaitement l’image de l’alchimiste en tant qu’archétype du célibataire. Selon la tradition, l’adepte passait de très longues années enfermé dans son laboratoire/oratoire, plongé dans des études et des prières. Une fois à l’extérieur, l’espace est très peu décrit par le narrateur. N’inscrivant pas cette autre spatialité dans le récit, l’effet de réel produit demeure de la sorte amoindri. Par les déplacements qu’effectue le personnage dans l’espace, on est conduit dans cette alternance du dehors et du dedans, mais ce n’est que dans cet espace intérieur et intime qu’est le laboratoire où Aylmer semble trouver sa correspondance avec son mespaceental, voire spirituel. Le passage d’un espace à l’autre apparaît bientôt comme le glissement allant du concept de l’espace physique au concept métaphysique.

Aylmer apparaît tel le délégué de Nathaniel Hawthorne, son double sublimé, derrière l’image de qui le second se décrit en artiste, philosophe ou encore créateur. Le premier traduit la vision sacrée du monde du second, par le fait même qu’il a une conception plus intense, plus significative du monde que l’homme non-créateur. Cette perception s’oppose à l’Univers profane qui n’assume ni le rôle ni la démarche ni la recherche du créateur. Dans cette conception, l’espace est également sacré. Le lien physique n’est pas homogène, car il y a rupture entre l’intérieur et l’extérieur. L’artiste s’est établi au centre du monde pour développer sa création à partir de cette base. Ce centre du monde est matérialisé par le laboratoire et son fourneau, à partir desquels tout s’organise et se définit, même la narration.

Tout comme Nathaniel Hawthorne, Aylmer délaisse l’univers social et privilégie la retraite dans son lieu intérieur où peut s’accomplir pleinement sa vie spirituelle, et, par ce jeu d’investissement, il obtient le pouvoir de la création. Pour Nathaniel comme pour Aylmer ce n’est qu’à l’intérieur de leur espace organisé que leur création est possible. Ainsi, la recherche de son centre à soi apparaît comme une constante pour l’évolution spirituelle qui permet l’accomplissement et la réalisation de soi. La centralité du laboratoire, comme lieu physique et comme lieu mental, est la métaphore du corps et de l’esprit de Aylmer dans cette même axialité.

Par le glissement du lieu physique au corps physique, Georgiana, introduite dans le laboratoire, sera en fait introduite dans le corps physique du créateur. La pièce où elle est amenée, nommée « boudoir » dans le texte, a été transformée en lieu clos, et représente, par ces aménagements, un univers intra-utérin. Il est décrit comme étant un espace feutré, couvert de draperies, chaud, sans angles droits, excluant le soleil, avec pour unique éclairage des lampes à huiles parfumées, diffusant une lumière violette très ténue. Dans cet univers, Aylmer va tenter de transformer Georgiana, matière imparfaite, en matière parfaite au moyen de ses connaissances philosophiques sur la matière elle-même.

En tant qu’alchimiste, Aylmer possède le pouvoir de transformer les lieux physiques, comme plus tard il interviendra sur le corps physique de Georgiana. L’architecte se rapproche ainsi de plus en plus du démiurge, car Aylmer peut altérer la structure même des corps. Le boudoir, où est installée Georgiana, a été organisé et agencé de manière à provoquer chez elle un état second. Ces lieux enchantés, c’est-à-dire qui comportent une dimension magique, provoquent un glissement de l’espace physique à l’espace métaphysique de Georgiana. On se réfère souvent au théâtre dans des termes analogues. Antonin Artaud qui propose une réflexion approfondie sur le théâtre de tous temps et sa signification dit : « le théâtre qui [...] provoque dans l’esprit non seulement d’un individu, mais d’un peuple, les plus mystérieuses altérations. »(6)

Mais pour pénétrer dans ces lieux de la création, le passage ne se fait pas sans quelques difficultés, car pour passer d’un plan à l’autre, il faut transcender la rupture d’un lieu physique comme d’un lieu mental. À la limite même de l’entre-deux, apparaît le seuil, threshold, là où Georgiana perd et recouvre successivement la conscience. L’idée de dimension à part, ou de transgression de la réalité, est donnée progressivement au travers des mots comme : part, apartements, imparted où il y a une même particule de sens qui se répète et qui est part. Cette division étant renforcée par la présence du mot threshold, le seuil.

La rupture de l’homogénéité de l’espace est marquée dans le récit par ce threshold, élément qui comporte par ailleurs toute une symbolique des plus riches, car la porte, ou seuil, est la limite même d’un plan s’ouvrant sur une autre dimension. En transcendant le seuil, l’on pénètre non seulement dans le laboratoire de l’alchimiste, mais également dans la dimension du lieu sacré. Cette solution de continuité de l’espace a depuis la nuit des temps intéressé l’homme religieux, car le seuil et la porte apparaissent comme les symboles et les véhicules du passage.

Le laboratoire de l’alchimiste, comme tout lieu enfermant des secrets, des mystères et des richesses, possède son gardien, qui est ici incarné par Aminadab. En effet, il ne quitte jamais les lieux, car il tient le rôle de gardien du seuil à la manière du dragon dans la légende de la Toison d’Or ou du Serpent dans celle du Jardin des Hespérides, parmi tant d’autres. Créature-gardienne qui interdit l’accès aux intrus néophytes et protège le secret du Philosophe, à savoir la Pierre philosophale et l’Élixir vitae. Ainsi de retour au laboratoire avec Georgiana, voyant le malaise de celle-ci au moment de pénétrer dans ces lieux internes, Aylmer appelle à l’aide son « assistant » :

« Aminadab ! Aminadab ! » shouted Aylmer, [...] « Throw open the door of the boudoir, Aminadab », said Aylmer, « and burn a pastil. »(*)

(*) « Aminadab ! Aminadab ! » cria Aylmer [...] « ouvre la porte du boudoir, Aminadab », dit Aylmer, « et brûle une pastille. »

L’expression « throw open » exprime l’idée de faire qu’une ouverture se fasse soudainement et largement, l’idée de rendre le passage accessible. Le terme « open » veut dire dans son sens immédiat « ouvrir », mais il peut également être pris dans son acception de « révéler », de commencer à dire. Comme si en pénétrant dans l’espace intime du philosophe commencerait l’accès à la révélation du mystère. La Parole initiatrice semblerait, en outre, venir non pas de la bouche d’un homme, en l’occurence de Aylmer, mais de celle d’une femme, car en effet cette ouverture est dans la syntaxe de la phrase directement mise en relation avec la porte du boudoir, où deux symboles féminins se trouvent contenus. D’une part, la porte, et d’autre part, le boudoir qui est un « petit salon de dame où l’on peut se retirer pour bouder », et par conséquent l’on peut considérer sémantiquement que le boudoir est en rapport avec la femme. Et si dans le terme « boudoir » il y a également le sens de faire la moue, c’est-à-dire de fermer les lèvres, la relation d’ouvrir, open, avec « boudoir » laisse supposer qu’il s’agirait symboliquement d’ouvrir une bouche féminine pour avoir accès à la révélation du mystère. Selon de nombreuses traditions de magie, les secrets seraient féminins; l’ouverture de cette bouche de femme marque le commencement du dire, tout en rendant le passage accessible vers les secrets. De l’autre côté de cette porte, il se trouve un lieu fertilisant, comme le sens de la Parole révélatrice est fertilisant à son tour. Ainsi, parmi les images qui viennent ici tisser le sens occulte du passage, il apparaît celle d’une vulve brûlante, grande ouverte, comme celle d’une femme au moment du coït, image des plus érotiques exprimée au moyen des termes pastil et burn. Le premier, dans son sens propre est un encens en forme de losange, ce qui par ailleurs est également un symbole féminin de par sa forme vulvaire où la dimension érotique se trouve d’autant plus renforcée par la proximité du deuxième terme : burn.

L’érotisme ici véhiculé comporte cependant une valeur sacrée. Les nombreux rituels érotico-sacrés païens au cours desquels il était usuel de brûler de l’encens se trouvent ici en écho. Le parfum ayant fait partie, depuis des temps immémoriaux et au sein des civilations les plus anciennes, des cérémonies religieuses en rapport autant avec l’Eros qu’avec Thanatos. L’ensemble de ces mots : throw open, door, boudoir, burn et pastil(*) suggèrerait que la porte des mondes souterrains est désormais ouverte et que le passage initiatique pour Georgiana, l’embryon, vers le ventre du monde peut maintenant s’effectuer. Métaphoriquement, les échanges entre le Ciel et la Terre sont possibles à ce moment, c’est-à-dire entre l’esprit et la matière. Ainsi l’on remarquera les nombreuses connotations présentes avec le mythe tellurique de la création. Avec la pénétration de deux personnages dans le laboratoire, s’effectue la tentative d’entrer dans les mystères de la Nature, ici appelée également la Terre Mère, et l’accès à la révélation.

(*) Ouvrir, porte, boudoir, brûler et pastille.

Symboliquement, la bouche de la femme est confondue avec sa vulve, car dans un cas comme dans l’autre, ce sont deux ouvertures donnant accès aux mystères de la révélation et de la création. Par la bouche ouverte s’exprimant la Parole fertilisante dont il est question dans la Bible(7). Par la vulve s’effectue le passage aux entrailles de la terre, lieu intra-utérin et embryonnaire, lieu de gestation et de création, tel l’utérus de la femme-mère. Par la bouche est libérée la Parole fertilisante et créatrice de l’Univers et des corps célestes, car elle est une Parole de lumière agissant sur le plan cosmique; tandis que par la vulve, la création serait d’ordre purement organique, matérielle, terrestre, ainsi que le suggèrent les mythes qui racontent que la Terre-Mère fabrique dans ses entrailles toutes sortes d’embryons végétaux, animaux et minéraux(8). Par conséquent la vulve serait à l’origine d’une biogonie. Dans La marque de naissance, le corps pénétré symboliquement, n’est pas celui de Georgiana, lequel se tiendrait à la place de l’embryon lui-même, mais celui de la Terre-Mère. Georgiana se trouve pourtant assimilée à la Terre-Mère de par la racine grecque de son prénom : « géo- », du grec « terre », g h. Mais l’explication de ceci a d’autres raisons que j’explique plus loin.

Les images poétiques de Hawthorne relèvent dans leur majorité d’une imagerie terrestre, souterraine, ainsi dans ce récit cela s’avère également. Le laboratoire s’assimile à une grotte, ou à quelque endroit sous terre et est d’une configuration labyrinthique. Ce rapprochement se justifie, d’une part, par l’abondante symbolique présente et qui va dans ce sens, et d’autre part, dans l’étymologie même du mot laboratoire, laboratory, qui outre le sens contenu de travailler : to labour, que j’ai déjà commenté, pris dans son acception archaïque ou poétique, labour renvoie au labourage de la terre. De plus, ce même terme connote, également, les organes féminins de procréation dans le sens où il est employé pour « le travail » lors du processus de l’accouchement. Les lieux où séjournera Georgiana sont décrits comme étant : a pavillion among the clouds(**). L’étymologie du mot cloud, nuage, est (pour l’anglais) « rocher » ou « rocaille » (mass of rock or earth), ce qui renvoie inexorablement, par le biais de l’imagerie symbolique, au mythe tellurique, à l’entrée de la caverne qui annonce des lieux plus intimes comme les entrailles, voire l’utérus de la Terre-Génitrix, et enfin à la terre comme image primordiale de la Créatrice. Selon le mythe tellurique d’Hésiode, la Terre enfanta le Ciel : « Terre (Gaïa), elle, d’abord enfanta un être égal à elle-même, capable de la couvrir toute entière, Ciel (Ouranos) »(9). À partir de cette première hiérogamie, il y aura création. En d’autres termes, ce n’est qu’à partir de l’union des contraires que la vie peut éclater en cosmo- et biogonies. Le boudoir où habite Georgiana semble être un lieu où ces contraires se rejoignent dès l’instant où l’idée de volatil, d’éthéré, apparaît avec celle de matière, de rocher ou de rocaille. La première par le biais de l’étymologie du mot pavillion qui vient du latin papilio, à savoir le papillon (rappelons le fait que Psychée se trouve présent dans le symbolisme du papillon) et la deuxième dans l’étymologie de cloud, qui contrairement à toute attente renvoie à la matière sous sa forme la plus lourde. Dans cette opposition de l’élément volatil et de l’élément fixe on retrouvera la métaphore de l’esprit et de la matière, ou, dit autrement, l’union des contraires appelée par Nicolas de Cuse coincidencia oppositorum. Ainsi dans la démarche de Aylmer, l’on observera la difficulté que celui-ci aura toujours ressentie au cours de ses longues années de recherche en ce qui concerne la maîtrise et la connaissance nécessaires de la partie volatile, aérée, qu’est l’esprit, voire la sphère du spirituel ou de la vie céleste, afin de mener à bien son œuvre. La connaissance de la matière, quant à elle, semble acquise. En sorte que par ce glissement du lieu physique au lieu mental, ou archétypal, s’effectue la pénétration dans les non-lieux de l’homme intérieur, dans le mental de l’homme millénaire qui se manifeste chez l’artiste en particulier.

(**) un pavillon au milieu des nuages.

Aylmer en frappant du pied par terre fait surgir Aminadab des profondeurs du laboratoire :

[...] shouted Aylmer, stamping violently on the floor.

Forthwith there issued from an inner apartment a man of low stature, [...](*)

(*) [...] cria Aylmer, tapant le sol violemment.

Immédiatement il sortit d’un appartement du fond un homme de petite taille, [...]

Dans cette scène, Aminadab semble surgir moins des appartements internes que des profondeurs du sol, car la relation syntaxique immédiate de forthwith, et de floor, le sol, souligne l’idée de profondeur. Ainsi le mot inner, avec le suffixe -er du superlatif donne l’impression que Aminadab demeure sous terre, au plus loin de la surface.

Le lieu du laboratoire est décrit comme un espace qui semble s’étendre largement à l’horizontale comme à la verticale, en long et en large. Ce serait donc comme un lieu qui pénètrerait dans la terre et s’érigerait parmi les nuages. Manière poétique de faire allusion au thème central du récit : le mariage du Ciel et de la Terre. L’idée d’un labyrinthe qui se dégage a posteriori dans

They were to seclude themselves in the extensive apartments occupied by Aylmer as a laboratory.(**)

(**) Ils devraient se retirer dans les vastes appartements occupés par Aylmer en guise de laboratoire.

et qui est en rapport avec le laboratoire, permet de concevoir ces lieux comme donnant accès aux entrailles de la terre, au corps d’une mère géante, car, en effet, l’idée de pluralité contenue dans le mot apartments au pluriel et qui, d’ailleurs, est d’autant plus accentuée dans le mot au singulier, désignant d’emblée une pluralité, a set of rooms, renforcée par l’adjectif extensive, grands, suggérant l’existence de plusieurs groupes de chambres, décrit un lieu labyrinthique constitué par des groupes de chambres. Le mot extensive (d’un espace très grand en extension, qui a rapport à son étendue) ajoute une idée d’expansion au niveau physique comme au niveau abstrait, ce qui renforce le glissement entre l’espace physique et le mental. Cette idée de labyrinthe revient quelques paragraphes plus loin :

Aylmer had converted those smoky, dingy, sombre rooms [...] into a series of beautiful apartments(***)

(***) Aylmer avait converti les chambres noir-suie, ternes et sombres [...] en une série de beaux appartements

Le mot series, des séries, ainsi que le pluriel de rooms, chambres, donne une fois de plus l’idée de pluralité. L’image serait celle des grappes de chambres reliées entre elles, se rattachant les unes aux autres à l’infini.

Par ailleurs, dans les représentations que les mythes offrent des grottes et des cavernes, celles-ci ont l’aspect d’un labyrinthe à partir du moment où les profondeurs de la terre sont assimilées aux entrailles de la Terre-Mère. Mircea Eliade écrit à ce sujet : « ce lieu transformé rituellement en labyrinthe était à la fois le théâtre des initiations et le lieu où l’on enterrait les morts. »(10) Dans La marque de naissance, le laboratoire est le lieu où Aylmer initiera Georgiana à ses secrets, au cours de son intervention sur la marque fatale, et où elle mourra, suite à cette même intervention. De la symbolique du labyrinthe en ressortent deux caractéristiques en rapport avec l’investissement spatial : premièrement, comme lieu d’initiation, et deuxièmement, comme lieu de funérailles. Ces deux aspects sont présents dans ce récit en rapport avec le laboratoire.

Pour Georgiana cette descente implique la réalisation d’un voyage la menant d’un niveau à l’autre, c’est-à-dire du lieu profane au lieu sacré, comme de l’état de néophyte à celui d’initié, des ténèbres à la lumière de la connaissance, et la difficulté éprouvée par celle-ci, pourrait être interprétée comme la petite mort initiatrice par laquelle passe le néophyte lorsqu’il est initié aux mystères. L’idée de mort est présente dans le texte au moment où Georgiana perd connaissance : fainted, s’évanouit, lifeless form, une forme sans vie, deathlike faintness, évanouissement ressemblant à la mort. Aylmer, par contre, n’éprouve aucune difficulté dès l’instant où il ne fait que retrouver sa propre spatialité.

 

II. L’alchimiste et son œuvre abortive : Aminadab.

a) Aylmer l’alchimiste créateur.

Les noms des personnages dans l’œuvre de Hawthorne pourraient être considérés dans l’ensemble tels des emblèmes contenant la problématique que chacun présente. Ainsi le nom Aylmer contient un sens de noblesse associé surtout à l’idée de noblesse d’esprit(11). En effet, ce personnage est maintes fois décrit par ce même trait et il est associé à la sphère de la vie spirituelle surtout lorsqu’il est question de sa création. La thèse défendue pose la création comme irréalisable par l’homme-créateur si celui-ci ne possède pas une complémentarité de connaissances du monde matériel et du monde spirituel, ainsi que la maîtrise nécessaire sur chacun d’eux. Aylmer est arrivé à un état d’érudition presque totale en ce qui concerne la matière, cependant la connaissance et la maîtrise du monde spirituel échappe encore à son entendement, au moment où se déroule l’action. Sa démarche et ses longues années de pratique se voient condamnées par un échec irréversible à cause de cette difficulté à accéder à la complète connaissance et maîtrise de la sphère de la vie spirituelle.

Étymologiquement le concept de noblesse se trouve lié à la connaissance. De même Aylmer est décrit comme ayant de grandes qualités spirituelles, c’est-à-dire de pensée, d’intellectualisation et d’organisation. Il est doté d’un esprit scientifique, rationnel, calculateur, cependant ces qualités constituent précisément le barrage qui l’empêche de pénétrer dans la sphère du monde spirituel et de sa connaissance. Le premier mot qui qualifie Aylmer dans le récit est proficient, ce qui signifie être un expert ou un adepte dans un art donné. Ce mot connoterait la qualité d’alchimiste du personnage, tandis qu’à aucun moment, au cours de la narration, il n’est qualifié ouvertement ni d’alchimiste ni d’adepte. Par ailleurs, de nombreuses indications implicites y feront constamment allusion. L’art pratiqué par Aylmer pourrait se définir comme étant l’Art Royal ou le Grand Œuvre. Dans le voisinage immédiat de ce premier terme décrivant et présentant Aylmer tout au début du récit, se trouve en outre, man of science, homme de science, le précédant, et natural philosophy, la philosophie naturelle, le suivant. Deux qualités qui pourraient se résumer comme étant, l’une, en rapport avec la connaissance de la matière, et l’autre, en rapport avec le savoir et l’esprit. Elles constituent de la sorte les deux données de départ de la problématique du personnage. Julius Evola dit à ce sujet : « la dénomination médiévale de ‹philosophie naturelle› exprimait encore la synthèse de deux éléments qui n’existent aujourd’hui que sur deux plans séparés, l’un d’intellectualité irréelle (la philosophie), l’autre de connaissance matérielle (la science) mais, poursuit-il plus loin, « étant donné le caractère d’unité, de cosmos, que l’univers présentait pour l’homme traditionnel, cette connaissance ‹naturelle› contenait une vertu anagogique, c’est-à-dire le pouvoir d’élever l’esprit à un plan transcendant, métaphysique. »(12) À travers la pratique de l’alchimie deux objectifs sont visés : obtenir la transformation en or de la matière (plan physique) et la réalisation de soi (plan spirituel). Dans un cas comme dans l’autre, le but est d’atteindre l’état de perfection dans cette correspondance matière-esprit.

Aylmer serait donc un alchimiste qui ne correspond pourtant pas au modèle traditionnel de l’adepte, lequel attendait l’accomplissement de l’Œuvre au milieu de chants et de prières adressés à Dieu pour qu’Il lui vienne en aide et intervienne favorablement. Aylmer a vécu au milieu du XVIIIème siècle, précise le narrateur, quoiqu’il se situe dans la lignée des alchimistes du moyen-âge comme Albert Le Grand, ou ceux de la Renaissance tels que Cornelius Agrippa et Paracelse. Aylmer, en tant qu’alchimiste, apparaît de la sorte loin du modèle décrit par Evola, car il est un homme appartenant au Siècle des lumières et à ce titre il est passionné des découvertes scientifiques, émerveillé par le savoir objectif et les accomplissements prodigieux d’une technologie qui commence à pointer à l’horizon (électricité, photographie, etc.). Ainsi sa perception du monde se trouve éclatée malgré son aspiration vers la philosophie naturelle. Pour lui, il y a, d’une part, le savoir du monde physique qui constitue le domaine de la science, et d’autre part, il y a le monde spirituel, mais qui se présente à lui comme étant inaccessible avec le type de savoir qu’il applique, de sorte qu’un problème se pose à lui à la fois d’ordre philosophique et d’ordre théologique.

Dans une telle vision de l’univers où la posture est intellectuelle, se trouve absente cette unique porte qui aboutit à la réalité, à savoir l’intuition. Pour Aylmer, l’Univers n’est plus comme il apparaissait aux alchimistes : une unité (Univers), mais il est fragmenté en deux plans, la matière ou monde matériel régi par des lois ayant des causes et des effets, et qui ne peut être perçu comme une totalité parce qu’il est trop apparent; d’autre part le monde spirituel qui pourtant lui échappe. Cependant, Aylmer apparaît comme un être conscient depuis toujours de l’existence de cet autre plan invisible, où les choses semblent prendre racine, naître en quelque sorte de cet ailleurs, mais pour lui, la sphère du monde spirituel constitue un lieu difficile sinon impossible à pénétrer. Pourtant celle des deux sphères qui donne le rythme de respiration à la matière et qui la fait palpiter et se mouvoir dans l’imperceptible de nos sens tout en se tenant au cœur-centre du magma planétaire, c’est le monde spirituel. Lieu qui est le seuil et qui est l’entre-deux mondes.

The book, in truth, was both the history and emblem of his ardent, ambitious, imaginative yet practical and laborious life. He handled physical details as if there were nothing beyond them; yet spiritualized them all, and redeemed himself by his strong and eager aspiration towards the infinite. In his grasp the veriest clod of earth assumed a soul.(*)

(*) Le livre, en vérité, était en même temps l’histoire et l’emblème de sa vie passionnée, ambitieuse, imaginative, bien que pratique et laborieuse. Il avait manipulé des détails physiques comme s’il n’y avait rien au-dessus d’eux; cependant il les avait spiritualisés et s’était racheté lui-même du matérialisme par sa forte et ardente aspiration vers l’infini. Dans son poing la moindre parcelle de terre avait assumé une âme.

Aylmer ne fait pas preuve de religiosité tels les alchimistes traditionnels. Il est de ces hommes qui possèdent un degré de lucidité qui rend la vie si difficile à accepter telle qu’elle se présente. Un homme en quête de perfection, révolté contre les lois naturelles qui régissent l’homme et sa matière. Dans sa démarche, il y a une remise en cause radicale de cette création et de son Créateur; et dans sa tentative de faire de l’homme un être parfait, Aylmer ne dispose que de son unique savoir : sa science.

Dans une pensée théiste, l’homme croyant ne peut pas contester la Création et dire qu’elle est imparfaite. La question ne se pose même pas, car si par définition la Création est l’Œuvre de Dieu, l’Être parfait, elle est par conséquent parfaite. Pour l’homme traditionnel la Création est la manifestation de la sacralité : une hiérophanie. Le Création à tous les niveaux cosmiques présupposerait l’intervention d’une puissance sacrée. Dans la pensée contestataire de Aylmer, qui d’ailleurs apparaît comme le reflet de celle des Romantiques, la Création est l’affaire de la Nature déifiée, mais elle demeure, toutefois, imparfaite. De cette Création, l’homme fait partie également, mais avec la différence qu’il possède, contrairement aux autres espèces, cette partie immatérielle qui est l’esprit. Il peut grâce à elle intervenir avec l’aide de la connaissance dans l’évolution de la Nature. Ce qui revient à dire que le philosophe de la Nature peut accélérer le développement embryonnaire des différentes formes de vie vers son point culminant, à savoir l’état de perfection, ou en langage alchimiste : l’Or. L’alchimiste agirait en tant que rédempteur de la Nature, et Aylmer concevrait son travail dans ces termes.

Ce personnage place le lecteur devant l’énigme du monde spirituel, du Créateur et de sa Création, de l’organisation de celle-ci ainsi que de sa cosmogonie. Y aurait-il une entité toute puissante qui agirait en tant que Créateur et Préservateur de son Œuvre ? Ou, est-ce que la matière ne s’organiserait-elle pas d’elle-même ? F.W. Schelling, qui est qualifié par Jean-Christophe Bailly de « philosophe romantique par excellence »(13), écrit à ce sujet : « l’esprit, on en était venu à admettre que l’esprit et la matière étaient, depuis toujours, indissolublement unis dans ces choses. »(14) Hawthorne s’interroge sur le phénomène de la Création. La Nature est présentée comme une intelligence supérieure à toute autre, car il dit qu’elle posède les deux formes de la connaissance : celle du monde matériel et celle de la sphère du spirituel, et que ce n’est que par cette complémentarité de savoirs qu’elle crée et qu’elle est la Création. F.W. Schelling écrit : « la nature n’est pas seulement le produit d’une création incompréhensible : elle est la création elle-même; elle n’est pas seulement la manifestation ou la révélation de l’éternel; elle est l’éternel même. »(15)

Dans ce récit, la Nature est personnifiée et Hawthorne lui attribue, par l’intermédiaire du narrateur, le sexe féminin et la qualité d’être mère. Forme mythique, païenne et archétypale donnée à la Nature par les civilisations archaïques à caractère matriarcal :

[Aylmer] attempted to fathom the very process by which Nature assimilates all her precious influences from earth and air, and from the spiritual world, to create and foster man, her masterpiece. [...] our great creative Mother, while she amuses us with apparently working in the broadest sunshine, is yet severely careful to keep her own secrets, and, in spite of her pretended openness, shows us nothing but results. She permits us, indeed, to mar, but seldom to mend, and, like a jealous patentee, on no account to make.(*)

(*) [Aylmer] avait tenté d’appréhender les procédés eux-mêmes par lesquels la Nature assimile de la terre et de l’air, et du monde spirituel toutes ses influences précieuses, pour créer et nourrir l’homme, son chef-d’œuvre. [...] notre souveraine Mère créatrice, tandis qu’elle nous amuse avec du travail fait apparemment en plein jour, ne fait cependant pas moins attention pour préserver rigoureusement ses propres secrets, et, en dépit de sa prétendue ouverture, ne nous montre rien que des résultats. Elle nous permet, en vérité, de détruire, mais rarement de réparer, et, telle une patentée jalouse, ne nous permet sous aucune circonstance de faire.

great creative Mother est un concept païen où Nature et déité se confondent, et il apparaît comme une tentative de retour, de la part de Hawthorne, vers des concepts archaïques des divinités issues de religions de l’Antiquité. Est-ce pour ne pas s’attaquer directement à Dieu devant le regard du lecteur protestant ? Ou, est-ce parce que, dans sa démarche, il avait effectivement fait retour vers ces formes païennes, les réactualisant comme le firent les romantiques d’une manière générale ? En tout cas, le personnage, Aylmer, critique cete Intelligence créatrice du fait qu’il considère que toute sa création ne serait qu’une œuvre imparfaite. Divinité qui serait incapable de réaliser homme ou femme qui ne soit pas tenu à sa loi cyclique définie par le péché, la décadence, la souffrance et la mort :

The crimson hand expressed the ineluctable grip in which mortality clutches the highest and purest of earthily mould, degrading them into kindred with the lowest, and even with the very brutes, like whom their visible frames return to dust. In this manner, selecting it as the symbol of his wife’s liability to sin, sorrow, decay, and death.(**)

(**) La main rouge exprimait la prise inévitable dans laquelle la mortalité saisit les plus hauts et les plus purs des moules terrestres, les dégradant vers le plus bas de l’espèce et même celui des brutes, dont les carcasses visibles de ces dernières retournent à la poussière. De cette manière, il la choisit comme le symbole de l’assujettissement de sa femme au péché, à la souffrance, au déclin, et à la mort.

Ces quatre termes semblent faire référence aux quatre âges de l’homme : sin, le péché, correspondrait de la sorte à la naissance, et à l’enfance, marquée par le péché originel; sorrow, la souffrance, serait en rapport avec l’apogée ou la jeunesse; decay, le déclin, avec l’âge mûr et au déclin de la vie, cycle qui s’achèverait avec la vieillesse et avec le troisième terme : death, la mort. L’homme qui est constitué, en partie, de matière, est tenu par son corps au cycle des âges, qui est la loi irréversible de la Nature. L’homme est par conséquent voué à vieillir, à souffrir et à mourir. Corriger cette création ou changer la loi qui la régit, reviendrait à créer un être parfait, né sans tache, sans péché, en somme, sans cette marque de naissance qui est le signe qui rend manifeste que l’homme fait partie de la Création de la Nature, et qu’il répond à sa loi fatale du cycle infernal, ou Karmique penseront certains, du péché, de la souffrance, du déclin et de la mort. L’Être nouveau rêvé par l’alchimiste serait un être qui ne connaîtrait ni la souffrance du corps ni celle de l’esprit, quelqu’un qui possèderait un corps éternel et inaltérable par l’effet de la maladie ou du vieillissement. Ce serait un être céleste, un être, en somme, dépourvu de matière. Le rêve de l’alchimiste serait de faire de l’homme un ange ou un dieu.

Aylmer poursuit avant tout un but : posséder la clef de la connaissance absolue, laquelle lui permettrait l’accès aux mystères de la Nature et, par ce biais, à la Création afin de dépasser, voire de dominer, cette intelligence toute puissante qui est la Nature. Il serait lui-même démiurge. Selon Evola l’Œuvre peut mener l’alchimiste jusqu’à réaliser ce but : « par les différentes phases de la réalisation hermétique on connaîtrait donc les phases de la création : l’expérience ésotérique donnerait la clef de la cosmogonie et vice-versa. »(16) Une fois obtenu ce savoir, l’alchimiste corrigerait ce que la Nature réalise imparfaitement, de sorte qu’il pourrait, enfin, créer des mondes nouveaux pour lui-même :

unitl the philosopher should lay his hand on the secret of creative force and perhaps make new worlds for himself.(***)

(***) jusqu’à ce que le philosophe puisse mettre la main sur le secret de la force créatrice et fasse peut-être des mondes nouveaux pour lui-même.

Vision romantique que de vouloir rendre l’homme heureux en lui rendant sa dignité d’être; lui la créature faite à l’image de son Créateur, et ceci en le transplantant dans son espace et sa condition édénique des origines. Mais, vision également biblique, car le bonheur parfait d’avant la chute est situé, selon la Bible, aux sources originelles elles-mêmes. Aylmer semble s’être laisser tenter par cet acte divin de la création d’un être, et ceci à une période reculée de son existence, pendant sa jeunesse, époque où, tel les alchimistes de la plus haute tradition, il vivait enfermé dans son laboratoire. Il aurait tenté alors sa première expérience pour remodeler l’homme.

 

b) Aminadab la créature.

Aminadab apparaît tel un nom rébus à lire à l’envers. En le décodant, il permet de comprendre la problématique que pose ce personnage. Il y aurait deux significations possibles pour ce nom(17) : en premier lieu, AMINADAB, lu à l’envers, donne BADANIMA, nom composé de deux mots : BAD et ANIMA. En prenant le mot anglais BAD dans sa traduction latine, l’on trouve trois possibilités : MALUS. MALE. MALUM. Le premier, MALUS, signifie « mauvais » dans le sens funeste, mortel. Le deuxième, MALE, se réfère à une manière contraire à l’intérêt ou aux vœux de quelqu’un; en termes ou d’une façon défavorable; autrement qu’il ne convient; de façon contraire à un modèle idéal, dans le sens d’un travail mal fait; d’une façon anormale; d’une manière défectueuse, imparfaite, et contrairement à une loi supérieure. Le troisième, enfin, MALUM, désigne ce qui cause de la douleur, de la peine, du malheur(18). La traduction la plus significative pour BAD, parmi ces trois possibilités, est MALE, dès l’instant où les définitions de sens données correspondent aux éléments de la problématique posée par ce personnage. Mais avant de développer ce point, voici la deuxième signification possible pour ce nom.

Ainsi, en deuxième lieu, si l’on remplace ces deux mots qui constituent le nom d’Aminadab, à savoir BAD et ANIMA par les deux mots en latin tout en préservant l’ordre donné par Hawthorne, l’on obtient : ANIMA MALE. De ces deux mots, le premier veut dire en latin « souffle de vie », mais d’après le qualificatif MALE, qui comme on vient de le voir signifie que ce souffle est autrement qu’il ne convient, fait d’une façon défavorable(19), on peut déduire que Aminadab n’a pas été engendré selon le processus naturel, à savoir par la gestation dans le ventre d’une femme, mais qu’il est un être de laboratoire, créé par Aylmer :

in the extensive apartments occupied by Aylmer as a laboratory, and where, during his toilsome youth, he had made discoveries in the elemental powers of Nature, [...] Here, too, at an earlier period, he had studied the wonders of the human frame and attempted to fathom the very process by which Nature assimilates all her precious influences from earth and air, and from the spiritual world, to create and foster man, her master piece.(*)

(*) dans les vastes appartements occupés par Aylmer en guise de laboratoire, et où, durant les années d’une jeunesse laborieuse, il avait fait des découvertes sur les pouvoirs élémentaires de la Nature [...] Ici, aussi, à une époque antérieure, il avait étudié les merveilles de la charpente humaine, et avait tenté d’appréhender les procédés par lesquels la Nature assimile de la terre et de l’air, et du monde spirituel toutes ses influences précieuses, pour créer et nourrir l’homme, son chef-d’œuvre.

Dans cette citation apparaissent les indications spatio-temporelles permettant de situer cette création : at an earlier period, à une époque antérieure, et here, ici, ayant comme référant, plus haut dans le même paragraphe, in Aylmer’s laboratory, dans le laboratoire de Aylmer. Le philosophe de la Nature qu’est Aylmer avait alors essayé d’imiter le processus par lequel la Nature crée l’homme. Sa tentative pour fathom the very process [...] to create and foster man, appréhender les procédés eux-mêmes [...] pour créer et nourrir l’homme, aboutit sur la création d’Aminadab.

Cependant Aylmer ne considère pas Aminadab comme une œuvre réussie, car elle est défectueuse et imparfaite. En d’autres termes, cette créature serait du travail mal fait, de façon contraire au modèle idéal. On peut se demander si ce n’est pas Aylmer son créateur, car des composantes identiques se retrouvent chez les deux personnages, comme si le Créateur Aylmer, en créant Aminadab, sa créature, s’était impliqué plus qu’intellectuellement, en sorte qu’il est possible de voir dans la répétition de la lettre initiale « A », par laquelle commencent leurs deux prénoms, une allusion à ceci. L’un figurant l’Anima noble et l’autre l’Anima mauvaise respectivement; l’un dans sa composante positive et l’autre négative :

With his vast strength, his shaggy hair, his smoky aspect, and the indescribable earthiness that incrusted him, he seemed to represent man’s physical nature; while Aylmer’s slender figure, and pale intelectual face, were no less apt a type of the spiritual element.(*)

(*) Avec sa vaste force, ses cheveux hirsutes, son aspect noir-suie, et sa contexture de terre indescriptible qui l’encroûtait, il semblait représenter la nature physique de l’homme; tandis que la silhouette fine de Aylmer, et le visage intellectuel, n’étaient pas moins propres du type de l’élément spirituel.

De cette façon, l’opposition apparaît dans ce passage entre Aminadab représentant la nature physique de l’homme, c’est-à-dire l’aspect terrestre dans le sens matériel du corps, et Aylmer représentant l’élément spirituel de l’homme. Mis à part le fait d’être deux personnages de l’histoire, l’un et l’autre apparaissent comme des représentations symboliques de deux idées abstraites faisant partie intégrante de l’allégorie contenue dans ce récit.

En outre, les descriptions concernant Aminadab développent cette caractéristique terrestre et confirment l’interprétation de son nom, à savoir celle qui verrait en lui le résultat d’une œuvre imparfaite, servant d’aide ou, comme il est qualifié par le narrateur, d’« assistant ». Ce qui, par ailleurs, rappelle la présence usuelle, autant dans l’iconographie que dans les textes des alchimistes, de l’assistant de l’Artiste assumant dans le laboratoire le travail pénible et musculaire. Ainsi, Aminadab vit dans la nuit, à l’écart de la lumière du jour, dans les profondeurs labyrinthiques du laboratoire. Ce qui rappelle, d’une certaine manière, le mythe du dieu forgeron Héphaïstos, chez les Grecs, ou de Vulcain chez les romains : maîtres des arts et du feu, régnant sur les volcans qui sont ses ateliers. Héphaïstos, tout comme Aminadab, est très laid physiquement, infirme et boiteux, et révélant une faiblesse spirituelle. De l’imagerie archétypale alchimique, le forgeron a servi de modèle pour Aminadab, alors que l’alchimiste a servi pour Aylmer.

Dans le personnage d’Aminadab, il y a quelque chose appartenant à l’espèce animale qui le caractérise, ce qui est également présent dans les deux parties qui composent le nom d’Aminadab : ANIMA et MALE, lesquelles en les rattachant, et en enlevant la syllabe répétitive MA du milieu, révèlent cette même caractéristique du personnage, et qui est celle d’être un ANIMAL. Ainsi le narrateur décrit la voix du personnage en question comme celle d’une brute et non pas celle d’un être humain. Or, il n’y a rien de plus humain que la VOIX.

Aminadab, whose harsh, uncouth, misshapen tones were audible in response more like the grunt or growl of a brute than human speech [...].(**)

(**) Aminadab, dont les tons durs,rudes et distordus, plus semblables au grognement ou au grommellement d’une brute qu’à du langage humain[...].

Grunt, le grognement, qualifie les sons produits par les porcs; figurativement il exprime le mé-contentement, la fatigue. Growl, le grondement, est un son guttural qui évoque l’ours; figurativement il traduit la colère, la plainte.

Or, si l’on se pose la question pourquoi Aminadab serait un être imparfait, l’on verra que selon la thèse impliquée dans le récit, la réponse est parce que l’élément divin, spirituel, est absent. Le journal de Aylmer révèle que pendant que l’expérience de création de Aminadab eut lieu, Aylmer ne parvint pas à joindre à la matière qu’il façonnait le côté spirituel :

The volume, rich with achivements that had won renown for its author, was yet as melancholy a record as ever mortal hand had penned. It was the sad confession and continual exemplification of the short comings of the composite man, the spirit burdened with clay and working in matter, and of the despair that assails the higher nature at finding itself so miserably thwarted by the earthly part.(***)

(***) Le volume, riche en parachèvements ayant valu de la reconnaissance à son auteur, était toutefois un recueil aussi mélancolique que jamais main mortelle n’avait écrit. C’était la triste confession, avec le continuel apport d’exemples des déficiences de l’homme composite : l’esprit chargé de boue, et travaillant dans la matière; du désespoir qui assaille la plus haute nature en se trouvant si misérablement frustré par la partie terrestre.

Cette problématique de créer un homme à partir du savoir scientifique, sans l’intervention divine, est un problème appartenant à la pensée romantique. Dans la littérature anglaise, le roman de Mary Shelley, Frankenstein, publié en 1818, constitue l’un des exemples les plus marquants.

 

 

III. Georgiana, l’œuvre royale ou la re-création du monde.

Le prénom Georgiana dérive du prénom masculin Georges, lequel signifie « fermier »(20). En constatant que l’étymologie de farmer, le fermier, est firm, la signature, on comprend pourquoi Georgiana apparaît comme « signée » sur la joue gauche par la marque de naissance qu’elle porte, telle une œuvre d’art signée par l’artiste. On interprète aussi ce prénom par « le laboureur de la terre ». Autant dans l’une comme dans l’autre définition, se répète l’idée de labourer, de cultiver et de préparer la terre pour faire une culture. L’étroite relation qui progressivement va s’établir, à mesure que la narration avance, entre Georgiana et la terre, est d’emblée présente dans la racine grecque de son prénom « géo- », du grec « terre », g h. Tout comme Aminadab, mais pour des raisons différentes, Georgiana fonctionne par opposition à son contraire et partenaire : Aylmer. Dans l’idée de « laboureur de la terre » se trouve impliquée la personne même du laboureur et qui dans le texte serait Aylmer, alors que la « terre » serait Georgiana. En tant que symboles, ces deux personnages vont s’étendre, par jeu d’opposition, jusqu’à devenir la représentation des mythes les plus anciens et les plus universels. Ainsi par rapport à la Terre-Georgiana Aylmer serait le Ciel, et leur mariage serait celui du Ciel et de la Terre, ou l’union des contraires.

Si Hawthorne a choisi de faire appel aux mythes primordiaux, cela peut s’expliquer par le fait que le mythe a été depuis les civilisations les plus anciennes, une tentative pour expliquer ce qui s’est passé in illo tempore, c’est-à-dire la reconstitution de l’histoire primordiale de l’homme, et celle de la Création. Dans ce récit il est justement question du mystère des origines.

 

a) Le mythe tellurique de la Création.

La Terre considérée comme un symbole apparaît tantôt en opposition tantôt en relation de complémentarité par rapport au Ciel. Dans cette constatation se trouve contenue la problématique de ce récit. En d’autres termes il s’agit de l’opposition, ou de la relation de complémentarité entre le monde ou l’élément matériel et le monde ou l’élément spirituel. Hawthorne emploie le symbole Terre pour représenter ce qui est matériel et le symbole Ciel pour représenter le principe spirituel :

Matter and spirit — earth and heaven — have both done their part in this !(*)

(*) Matière et esprit — terre et ciel — ont tous les deux joué leur part en ceci !

De même que earth, terre, earthiness, qui a un aspect de terre, physical, physique (adj.), physics, la physique (nom), materialism, le matérialisme, clay, l’argile, earthly, terrien (adv.), mortal, mortel, constituent une chaîne sémantique se référant, dans ce récit, à l’élément matériel. Les uns et les autres sont employés comme des synonymes. Pour l’élément spirituel seront employés les mots : heaven, le ciel, spiritual, spirituel, spiritualized, spiritualisé, soul, l’âme, spirit, l’esprit, immortal, immortel, celestial, céleste (adj.). Lorsqu’il s’agit de création, l’union des contraires est indispensable :

Nature assimilates all her precious influences from earth and air, and from the spiritual world, to create and foster man, her masterpiece.(**)

(**) La Nature assimile de la terre et de l’air, et du monde spirituel toutes ses influences précieuses, pour créer et nourrir l’homme, son chef-d’œuvre.

Julius Evola écrit à ce sujet : « l’idée base est que la création ou manifestation se réalise au moyen d’une duplicité comprise dans l’unité suprême, de même que la génération animale se produit par l’union du mâle et de la femelle. »(21) Par ailleurs, dans le système philosophique de Aylmer, l’un de ces éléments trouve son double dans l’autre : Aylmer en tant que symbole de l’élément spirituel serait le double de Amibadab, symbole terrestre. Quant à Georgiana, elle serait le symbole du commun des mortels, ayant un corps imparfait et une âme :

My earthly senses are closing over my spirit [...].(*)

(*) Mes sens terrestres se referment sur mon esprit[...].

Cette première opposition Terre/Ciel devient par extension l’opposition du principe passif et du principe actif, soit de la Terre et du Ciel. Le premier élément étant identifié au principe féminin et le second au principe masculin. Dans ce récit, Georgiana représente le principe passif parce qu’elle est une femme; de même que Aylmer représente le principe actif parce qu’il est un homme. D’après Aristote, « le mâle représente la forme spécifique, la femme la matière. En tant que femme, elle est passive, tandis que le mâle est actif. »(22) En d’autres termes on peut désigner cette opposition, ou plutôt cette dualité, la diade Ciel/Terre, comme étant la polarité du principe ouranien et du principe tellurique, images cosmico-symboliques de l’éternel masculin et de l’éternel féminin.

Si l’on choisit de les symboliser, on représentera le principe féminin par une posture horizontale du corps : position couchée par exemple, et le principe masculin par une posture verticale, tel le phallus en érection. Georgiana se trouve par trois fois en position couchée. Premièrement quand elle s’évanouit sur le seuil du laboratoire en entrant. Cet évanouissement qui par ailleurs caractérise également sa passivité, commence à ce même instant et ne changera pas jusqu’à la fin du récit. Aylmer, quant à lui, se trouve debout. Deuxièmement, quand elle reprend connaissance, après s’être évanouie dans le boudoir; Aylmer est alors à genoux à ses côtés. Troisièmement, à la fin du récit, après avoir avalé la potion que son mari lui a donnée, elle s’endort. On peut supposer qu’à nouveau elle est en position couchée, tandis que Aylmer est assis auprès d’elle.

La passivité de Georgiana est dénotée également par l’acception de toutes les épreuves et expériences que Aylmer lui fait subir. Elle se trouve en position d’objet, du point de vue relationnel : telle la terre labourée par le sujet mâle et agissant qu’est le laboureur, à savoir Aylmer. L’activité de Aylmer se caractérise par le déplacement aller-retour qu’il effectue entre le laboratoire et le monde extérieur ou son va-et-vient dans les diverses pièces du laboratoire. Il est le seul personnage à se déplacer dans l’espace constamment, et le seul personnage actif intellectuellement. Aminadab répond aux ordres du maître, Georgiana subit les expériences du philosophe.

En résumant les éléments qui sont en rapport avec l’opposition Terre/Ciel l’on obtient, pour Georgiana, la Terre, la chaîne sémantique suivante : Terre, matière, mortalité, corps physique, principe passif et aspect féminin. Tandis que pour Aylmer, le Ciel, l’on retrouvera : Ciel, élément spirituel, immortalité, intellect, principe actif, aspect masculin.

Georgiana est, en effet, la représentation du principe féminin, cependant il reste encore à définir de quel aspect de ce concept elle est le symbole, car il y a deux types différents du principe féminin. L’un étant l’image archétypale de la femme amante et l’autre l’image archétypale de la femme mère. La première est désignée dans la philosophie grecque comme le type aphrodisien et la seconde comme le type démétrien.(23)

Georgiana ne présente aucun trait de la femme mère ou femme fertile, donc ne correspondant pas à l’archétype démétrien voyons en quoi elle s’apparenterait au type aphrodisien. L’un des traits les plus nets réside dans son amour tendre et aveugle pour son époux. Pour elle, l’amour que Aylmer lui porte émanerait de la sphère du sacré : holy love, dira-t-elle. Ce terme donne une toute autre dimension à leur relation. Elle apparaît sous un jour de victime dévote dans la foi et dans l’amour qu’elle voue à Aylmer, et celui-ci se montre telle une déité sanglante demandant des sacrifices humains :

« I submit, » replied she calmly. « And, Aylmer, I shall quaff whatever draught you bring me; but it will be in the same principle that would induce me to take a dose of poison if offered by your hand. »(**)

(**) « Je me soumets », répondit-elle calmement. » « Et Aylmer, j’avalerai n’importe quel breuvage que vous m’amènerez; mais ce sera sur le même principe qui me conduirait à prendre une dose de poison si c’est votre main qui me l’offre. »

car effectivement dans cette scène Georgiana fait penser à la victime humaine lors des rites sacrés où l’on immolait une vierge afin d’avoir accès à la création ou procréation.

D’après de nombreux rites répertoriés auprès des civilisations les plus diverses, on a pu se rendre compte que sans la victime humaine immolée, la Création ne pouvait pas être assumée.

Par ailleurs, l’archétype démétrien est bien présent lui aussi dans ce récit, mais il est à mettre en rapport avec l’entité symbolique de la Terre-Mère. Elle seulement est créatrice et reproductrice, et, enfin, fertile, car elle seulement produit de la matière organique et vivante. À noter qu’elle peut également être appelée la Terre Genitrix, à savoir celle qui engendre. Nombre de mythes donnent à cette image symbolique la qualité de créatrice des hommes, des végétaux et des minéraux. On lui attribue également une matrice souterraine où les différents embryons seraient en gestation. En 1819, le révérend John Heckenwelder, historien et religieux protestant nord-américain, rapportait un mythe amérindien, que possiblement Hawthorne connaissait, selon lequel les premiers hommes vécurent dans les entrailles de la Terre où ils menaient une vie à moitié humaine, car ils étaient, paraît-il, en quelque sorte des embryons encore imparfaitement formés. L’imperfection de Aminadab pourrait s’expliquer au travers de ce mythe. Aminadab, qui de plus reste dans les souterrains du laboratoire, comme s’il était encore un embryon, un être dans un état non accompli.

L’union du couple Aylmer/Georgiana apparaît symboliquement comme une hiérogamie, un mariage sacré. Le but d’une telle union est de réaliser la Création. La hiérogamie est considérée comme étant par elle-même un acte de Création à la fois de l’Univers et de la Vie, tel le mythe du mariage du Ciel et de la Terre, lequel rapporte que cette union donna naissance à tout ce qui existe : le Cosmos, les dieux, la Vie. Le mariage de Aylmer et de Georgiana se présente également telle une hiérogamie, cependant leur union demeure stérile parce que l’élément spirituel se trouve absent. Quand Aylmer, personnage masculin, créa la vie pour la première fois, il obtint un résultat imparfait : en effet, Aminadab, malgré qu’il soit vivant, sera décrit tel un être imparfait, demeurant à l’état animal. Par contre la Terre-Mère, entité féminine, peut créer toutes les formes de vies. Hawthorne semble suggérer par là que la Création d’un être vivant ne peut être assumée que lorsque le principe féminin se trouve présent, car d’après les mythes évoqués l’on constate que la Création ne peut jamais être produite par le principe masculin uniquement. Quant au cas d’une hiérogamie, la Création se fait par l’union des contraires. On peut ainsi conclure que la Création ne serait possible que s’il y a le principe féminin associé à l’influence spirituelle en relation avec l’œuvre. Par ailleurs, Mircea Eliade fait la même constatation en étudiant les mythes cosmogoniques. Il dira à ce sujet : « il est question aussi bien de la hiérogamie Ciel-Terre que de la Création effectuée uniquement par la Terre-Mère. »(24)

Dans la création de Aylmer, il n’y a pas la complémentarité du savoir spirituel et du savoir matériel que possède la Terre-Mère. Il se pourrait que ce soit dans le but d’atteindre lui-même cette complémentarité d’éléments que Aylmer ait décidé de se marier, et après avoir tenté la création tout seul, il procède par l’expérience de la deuxième possibilité, à savoir celle de la hiérogamie donnant accès à la création par l’union des contraires.

b) L’initiation de Georgiana.

Dans ce récit, l’initiation concerne moins le passage de l’adolescence à la maturité comme c’est le cas dans certaines sociétés traditionnelles où le néophyte est introduit, à cette occasion, aux fonctions de son système social, que le passage d’un état d’immaturité spirituelle vers un état supérieur. Effectivement, l’initiation de Georgiana dont Aylmer est l’initiateur, peut être considérée comme étant une initiation métaphysique. Avec cet objectif, elle sera soumise à toute une série de rituels et d’épreuves allant de la perte de la conscience à des états seconds, passant de la mort à la résurrection dans une nouvelle condition d’existence. Cette mort initiatrice, appelée aussi « petite mort », ne correspond pas à l’arrêt des fonctions organiques vitales, mais à l’éveil à la conscience de la mort. Dans de nombreuses traditions mystiques, le chaman ou l’initiateur guide le sujet dans une régression vers le stade prénatal afin de se rendre contemporain du jour de la création. De même que dans ce récit, Aylmer tentera de faire renaître Georgiana à un niveau spirituel et physique de perfection. Symboliquement on peut considérer qu’elle remonte dans le temps mythique afin de revivre le jour « Un » de la Création. La mort de Georgiana, qui a lieu à la fin du récit, peut être interprétée comme l’épreuve finale des cérémonies et des rites initiatiques aboutissant à la résurrection, c’est-à-dire à une naissance symbolique dans un état nouveau d’existence.

Les différentes étapes de l’initiation de Georgiana décrites dans ce conte correspondent parfaitement aux traits caractéristiques et communs à la majorité des cérémonies d’initiation secrètes répertoriées par Mircea Eliade, à savoir :

« 1. Le mystère débute, partout, avec la séparation du néophyte d’avec sa famille et une retraite dans la brousse[...]

2. En mainte région, il existe dans la brousse une cabane initiatique. C’est là que les jeunes candidats subissent une partie de leurs épreuves et sont instruits dans les traditions secrètes[...]

3. « [...] des opérations spécifiques (corporelles) [sont effectuées sur le candidat] »(25). Ainsi la première étape de l’initiation de Georgiana consiste à la séparer de son milieu habituel et à l’emmener dans le laboratoire :

They were to seclude themselves in the extensive apartments occupied by Aylmer as a laboratory [...].(*)

(*) Ils devraient se retirer dans les vastes appartements occupés par Aylmer en guise de laboratoire [...].

Ce départ correspondrait au voyage qu’entreprend le néophyte lors du début de son initiation. Le laboratoire serait le lieu éloigné et secret des initiations, lieu effrayant pour le non initié. De sorte que Georgiana s’évanouit au moment d’y pénétrer, après une violente réaction émotive se traduisant par une somatisation comportant la chute de la température du corps, un tremblement des membres et la perte de la conscience :

As he led her over the threshold of the laboratory, Georgiana was cold and tremulous. [...]. His wife fainted.(**)

(**) En la conduisant à travers le seuil du laboratoire, Georgiana était froide et tremblante. [...] Son épouse s’évanouit.

Cet état préfigure la mort du néophyte et annonce sa renaissance dans un état spirituel de perfection. En même temps la peur de la mort ressentie par Georgiana est présente et s’inscrit dans une série de mots tels que : cold, froide, connotant la mort, voire même l’état de cadavre; tremulous, tremblante, qui provient étymologiquement de tremble, trembler, et que l’on pourrait interpréter par trembler de peur, être effrayé. Pour Georgiana il s’agit d’être effrayée par la peur de mourir. Fainted, évanouie, quant à lui correspondrait à la représentation de l’état de mort qu’évoque une personne au moment où elle est évanouie.

Dans les ténèbres produites par son évanouissement, Georgiana effectue le passage du niveau profane (le lieu extérieur au laboratoire) à l’espace sacré (le monde de l’intérieur), tout comme dans le mystère de l’initiation, le symbolisme des ténèbres vécu au moment de l’entrée dans les lieux où la retraite du candidat se fera, apparaît comme très important car symboliquement cela représente l’entrée dans le monde embryonnaire de l’existence, aussi bien sur le plan cosmique que sur le plan de la vie humaine. Le laboratoire de Aylmer trouve de la sorte bel et bien sa correspondance avec le monde intra-utérin de la Terre-Mère, comme précisé antérieurement dans la première partie de la présente étude. Le boudoir correspondrait au ventre maternel, à l’utérus, là où loge l’embryon, à savoir Georgiana, car elle est traitée en tant que tel dans cette pièce agencée spécialement par Aylmer pour l’accueillir pendant le traitement. Là elle subira diverses épreuves, tout comme le candidat d’une société traditionnelle, par exemple être soumise à un certain conditionnement provoqué par l’isolation, l’alimentation, la température ambiante, l’éclairage et des fumigations, etc. :

In his interviews with Georgiana, Aylmer generally made minute inquiries as to her sensations and whether the confinement of the rooms and the temperature of the atmosphere agreed with her. [...] Georgiana begun to conjecture that she was already subjected to certain physical influences, either breathed in with the fragrant air or taken with her food.(***)

(***) Pendant ses entretiens avec Georgiana, généralement Aylmer faisait de petites enquêtes concernant ses sensations et si la réclusion des chambres et la température de l’atmosphère lui convenaient. [...] Georgiana commença à conjecturer qu’elle était d'ores et déjà sujette à certaines influences physiques, soient inhalées dans l’air parfumé ou prises avec sa nourriture.

Ce conditionnement aboutira à sa mort pour ensuite avoir accès à une nouvelle naissance en accord avec le cycle de la gestation. Mais auparavant son instruction dans les traditions secrètes doit avoir lieu. Par conséquent, Aylmer choisira de s’entretenir avec Georgiana au sujet de l’alchimie et de ses adeptes :

and [Aylmer] spoke in glowing language of the resources of his art. He gave a history of the long dinasty of the alchemists, who spent so many ages in quest of the universal solvent by which the golden principle might be elicited from all things vile and base.(*)

(*) et [Aylmer] parlait des ressources de son art sur un ton enflammé. Il fit le récit de la longue dynastie des alchimistes, qui consacrèrent de nombreux siècles en quête du solvant universel par lequel le principe doré doit être soustrait de toutes choses viles et basses.

Le mystère à révéler à l’initié est donc celui de la transmutation des métaux et celui de l’élixir de vie. En d’autres termes, et par correspondance, il s’agirait de la transmutation de l’être inaccompli (le plomb) vers l’état d’illumination (l’or) ainsi que de la vie éternelle (élixir d’immortalité) dont, selon la Tradition, seulement les êtres réalisés intérieurement peuvent jouir. Pour Aylmer, la Tradition correspondrait à la pratique de l’alchimie; pratique qui est considérée tel un art dans le sens de la pratique du Grand Œuvre. Pour lui, la Tradition est un savoir occulte, réservé uniquement aux initiés (appelés également adeptes ou artistes) et retransmis de bouche à oreille. Pour ce qui est de la trace de son propre cheminement, Aylmer montrera à Georgiana les secrets du trésor accumulé au cours de ses longues années d’étude, recherche et pratique de l’Œuvre.

Aylmer reappeared and proposed that she should now examine his cabinet of chemical products and natural treasures of the earth. Among the former he showed her a small vial, in which [...], was contained a gentle yet most powerful fragrance, [...] a small crystal globe containing a gold-colored liquid [...] the elixir of immortality. »(**)

(**) Aylmer réapparut et lui dit qu’à présent elle devrait examiner son cabinet de produits chimiques et de trésors naturels de la terre. Parmi les premiers il lui montra un petit flacon, dans lequel, [...], était contenu un parfum léger quoique des plus puissants, [...] un petit globe de cristal qui contenait un liquide de couleur doré [...] l’élixir de vie. »

La dernière phase des rites d’initiation évoquée par Eliade se réfère à des opérations spécifiques sur le corps du candidat, de même que dans ce récit l’extirpation de la marque de naissance constitue la dernière phase des opérations de Aylmer sur le corps physique de Georgiana. La signification symbolique de cette dernière étape est le passage de la mort à la résurrection, car ce n’est qu’à travers la mort que le néophyte peut dépasser sa condition profane : l’accès à la spiritualité se traduisant par un symbolisme de la mort.

c) Le royaume végétal.

Mis à part cette structure imageante de la diade Ciel/Terre, il y a dans ce récit un bon nombre d’autres constellations imageantes ayant une correspondance symbolique et en particulier avec la symbolique tellurique, comme par exemple l’imagerie qui est en relation avec la plante et sa morphologie. Celle-ci entretient sous le plan du symbole quelque ressemblance avec l’arbre. L’imagerie de la fleur est représentée ici par la rose et le géranium ainsi que leur cycle végétal. Le royaume végétal constitue l’une des formes de la vie de la production de la Terre-Mère. L’ensemble des images apparemment fragmenté, et même disloqué, s’articule progressivement autour de cette image maîtresse qu’est la Terre.

Pour Hawthorne la Création ne peut avoir lieu qu’à partir de ce qui est représenté derrière l’imagerie tellurique. Ainsi dans la diade Ciel/Terre, l’élément le plus investi est le second. La question philosophique de la Création se trouvant de telle sorte déterminée par la suprématie accordée à la Terre sur le Ciel. De sorte que dans cette structure imageante relevant du royaume végétal les images se présentent d’un prime abord disloquées, chacune en position autonome, apparemment sans enchaînement sémantique; mais au fur et à mesure que l’analyse avance, un fil significatif se dégage qui permet l’accès au réseau de sens de la structure centrale. Ainsi à travers celle-ci, relevant du royaume végétal, Hawthorne suggère l’hypothèse selon laquelle la mort ne devrait pas être envisagée comme la fin de la vie, mais comme un changement de niveau d’existence, car Georgiana, en tant qu’être humain, répond à l’ordre cyclique de la Nature.

À travers la constellation d’images créée à partir de la « plante », le « cycle », la « fleur » (rose ou géranium), et les couleurs (jaune, vert, rouge et blanc), Hawthorne tient un discours sur la Création et ses différentes étapes, à savoir la hiérogamie, la fécondité, le renouvellement, le cycle et la production. La question de la Création comprenant plusieurs niveaux : la biogonie, la cosmogonie, mais aussi la création littéraire. Ce dernier est traité au chapitre suivant : « La marque de naissance ou la marque de la Création. » L’analyse de cette constellation permettra de mieux comprendre toute la richesse symbolique de la marque de naissance.

La plante.

Dans le récit il y a une plante, un géranium, laquelle à l’étonnement de Georgiana accomplit en quelques instants son cycle biologique complet, à savoir la germination, la croissance de la tige et l’apparition du bouton en fleur; puis l’éclosion de celui-ci, le flétrissement des pétales et la chute des graines du centre de la fleur sur la terre. Les grains de pollen, agents mâles, par l’intermédiaire des graines fécondées tombant sur la terre, l’élément féminin, ritualisent l’union des contraires qui, à son tour, produit la germination et renouvelle le processus cyclique. Ainsi s’accomplissent devant ses yeux et par métaphore interposée, d’une part, le cycle de sa propre vie, et d’autre part, le cycle de l’existence de son mariage avec Aylmer.

Le cycle.

Le cycle complet de la plante est décrit comme suit. La germination : [Georgiana] was soon startled to perceive the germ of a plant shooting upward from the soil. La croissance de la tige : There came the slender stalk. La croissance des feuilles : the leaves gradually unfolded themselves. L’éclosion de la fleur : and amid them was a perfect and lovely flower. La chute et la mort : [...] the whole plant suffered a blight, its leaves turning coalblack as if by the agency of fire. La fertilisation et le renouvellement du cycle : and leave nothing save its brown seed vessels; [...](*)

(*) bientôt [Georgiana] fut étonnée de voir le germe d’une plante s’étirant droit tout au haut du terreau. [...]

Les feuilles se déplièrent progressivement; et au milieu d’elles se trouvait une fleur parfaite et magnifique. [...] l’ensemble de la plante pâtit de flétrissure, ses feuilles devinrent noir-charbon comme sous l’action du feu. [...] et ne laissera rien à part ses vaisseaux de grains marrons; [...] (Les italiques m’appartiennent).

Cette scène fonctionne telle la métaphore du cycle de la vie de Georgiana, dont le nom évoque la Terre (Géo-) et ne comporte pas l’étape du flétrissement de la fleur, c’est-à-dire la phase du déclin chez l’être humain, comme si au moyen de cette absence la mort prématurée de Georgiana, à la fleur de l’âge, serait de telle sorte annoncée, car, en effet, elle ne connaîtra pas de vieillissement. Des quatre phases de l’existence humaine, trois seulement sont décrites en rapport avec Georgiana, à savoir la naissance, la jeunesse et la mort. Enfin, pour ce qui est de la métaphore du cycle d’existence de leur mariage, de même qu’il n’y a pas d’épanouissement de la fleur lors de l’accomplissement de son cycle, il n’y a pas d’accomplissement non plus dans leur mariage, car presqu’aussitôt après le début de leur vie en commun survient la mort de Georgiana, et le mariage se termine à ce moment là. Par ailleurs, la régénérescence ou renouvellement promis du cycle de la plante grâce à ses graines, suggère qu’il sera de même pour Georgiana, régénérescence qui dans ce cas doit se comprendre comme une renaissance dans l’au-delà, mais seulement après la mort physique. Le rapprochement entre le niveau végétal et le niveau humain s’effectuant par le circuit contenu entre ces deux niveaux. Dans de nombreuses traditions provenant de différentes civilisations archaïques, les hommes sont considérés comme des simples projections de la matrice végétale. L’idée de base de cette structure imageante en rapport avec le cycle végétal étant celle de la vie qui se régénère périodiquement, car la végétation est la manifestation de la réalité vivante.

La fleur.

Pour ce qui est de la fleur, deux variétés sont décrites dans le récit : la rose et le géranium. La première est évocatrice des joues de Georgiana, mais aussi de la personne elle-même. Sur le géranium, Aylmer effectue une expérience chimique similaire à celle qu’il aurait pu mener sur le corps physique d’une personne.

Les joues de Georgiana sont souvent comparées à l’image de la rose :

It needed but a glance [...] to change the roses of her cheek into a deathlike paleness, [...]. (**)

(**) Il n’avait besoin que d’un coup d’œil [...] pour changer les roses de ses joues dans une pâleur de mort, [...].

Elles entretiennent en commun avec cette fleur l’aspect de la corolle ouverte : a healthy though delicate bloom(***). Ce dernier terme se réfère à une fleur au moment de sa complète éclosion. La couleur est également un autre élément important dans ce rapprochement :

the mark wore a tint of deeper crimson, which imperfectly defined its shape amid the surrounding rosiness.(*)

(***) une mine robuste quoique délicate.

(*) la marque comportait une teinte d’un rouge plus sombre, qui définissait imparfaitement sa forme au milieu du rose environnant.

rosiness, qui vient de rosy, signifie en particulier la couleur rose ou rouge de la rose. Par ailleurs, ces roses imagées peuvent être également rouges :

A stronger infusion would take the blood out of the cheek, and leave the rosiest beauty a pale ghost.(**)

(**) Une infusion plus forte enlèverait le sang de la joue, et laisserait la beauté la plus rosée tel un fantôme pâle.

ou bien blanches :

there she beheld herself pale as a white rose and with the crimson birthmark stamped upon her cheek.(***)

(***) là elle se voyait pâle comme une rose blanche avec sa marque de naissance cramoisie, estampée sur sa joue.

as a white rose est une métaphore au travers de laquelle la personne même de Georgiana se trouve décrite. En d’autres termes, la rose devient son symbole. Par ailleurs, les pétales de la rose sont mis en relation avec les cinq sens, tandis que le cœur de la rose sera comparé à l’esprit de Georgiana :

« My earthly senses are closing over my spirit like the leaves around the heart of a rose at sunset. »(****)

(****) « Mes sens terrestres se referment sur mon esprit comme les feuilles autour du cœur de la rose au coucher du soleil. »

D’une manière générale, la fleur est un symbole du principe passif, c’est-à-dire du principe féminin, donc de la terre, à son tour symbole de la mère et archétype démétrien. Dans Rappaccini’s Daughter, La fille de Rappaccini, de Nathaniel Hawthorne, faisant partie du recueil Mosses from an Old Manse, ce même jeu de correspondances apparaît entre la jeune femme, Béatrice, qui est la fille de Rappaccini, un médecin réputé qui cultive un jardin de plantes médicinales, et le royaume végétal. Béatrice est considérée telle une fleur : the most splendid of the flowers [...] the human sister of those vegetables ones, as beautiful as they.(*****)

(*****) la plus splendide des fleurs [...] la sœur humaine de celles qui sont végétales, aussi belle qu’elles. in La fille de Rappaccini.

Quant au géranium, cette fleur n’apparaît qu’une seule fois vers la fin du récit. Cette scène se trouve particulièrement en relation avec la régénérescence de Georgiana. Idée qui se dégage par l’analyse symbolique des couleurs de la plante et par l’analyse étymologique du mot géranium.

On the window seat there stood a geranium diseaced with yellow blotches, which had overspread all its leaves. Aylmer poured a small quantity of the liquid upon the soil in which it grew. In a little time, when the roots of the plant had taken up the moisture, the unsightly blotches began to be extinguished in a living verdure.(******)

(******) Sur le rebord de la fenêtre se trouvait un géranium malade avec des taches jaunes, qui s’étaient répandues sur toutes ses feuilles. Aylmer déversa un peu de liquide sur le sol où il poussait. En peu de temps, quand les racines de la plante eurent absorbé l’humidité, les taches laides commencèrent à s’effacer laissant une verdure vivante.

Deux couleurs sont présentes : le jaune (yellow) et le vert (verdure). Le premier est ici annonciateur du déclin dans le cycle végétal, mais il indique aussi le vieillissement déjà commencé et les approches de la mort. Le jaune pourrait être considéré, dans cette logique, comme un substitut du noir, couleur qui, par ailleurs, est présente dans cette scène au travers du mot soil, la terre. Le jaune a la valeur de l’automne et précède la noirceur de mort hivernale dans le cycle des saisons. Dans cette scène, Aylmer assume symboliquement le rôle du laboureur au moment où il verse du liquide dans le terreau, comme s’il fertilisait la terre par ce geste. À ce moment la plante retrouve sa verdeur, ici synonyme de vigueur, de la force du printemps.

Par son étymologie, le géranium (geranos : grue) est associé à l’oiseau grue, symbole de longévité. Par ailleurs, la grue est symboliquement en rapport avec l’aspect cyclique de l’épreuve labyrinthique elle-même. Si cette image apparaît à la fin du récit c’est aussi parce que, d’une part, Georgiana sort, à ce moment de la narration, des épreuves initiatiques que Aylmer lui a fait subir, et d’autre part, le lecteur sort du labyrinthe des jeux d’images du conte. Mais il y a encore une autre image significative chez l’oiseau grue, et qui est en relation avec les couleurs. Tout comme Georgiana, cet oiseau a la tête rouge et le corps blanc. En outre, le retour cyclique de la grue est également un symbole de régénérescence associé au printemps.

De par sa forme extérieure, le géranium ressemble à un petit arbre dans la mesure où ses feuilles, racines et fleurs sont décrites. Ainsi il y aurait entre l’arbre et sa régénérescence cyclique une étroite symbolique car du fait que celui-ci se régénère périodiquement pendant des années, on lui attribue le caractère d’immortalité. Associé à l’arbre, l’image de l’arbrisseau du géranium met en communication les deux niveaux du cosmos : le souterrain et la terre par ses racines fouillant les profondeurs où elles s’enfoncent; le ciel par ses branches supérieures, attirées par la lumière du soleil. Dans cette communication a lieu l’union des contraires. De même que l’image de l’astre, la marque de naissance que porte Georgiana sur sa joue gauche et qui a la forme d’une main, est, elle aussi, enracinée dans les profondeurs de la jeune femme. Il y aurait une analogie entre l’enracinement végétal et le système de ramification organique chez l’homme : l’arbre apparaît dès lors comme l’image cosmique de toute espèce vivante sur terre. Parce que les racines de l’arbre plongent dans le sol et que ses branches s’élèvent au ciel, l’arbre est universellement considéré comme le symbole des rapports qui s’établissent entre la terre et le ciel. La marque de naissance symboliserait le lien qui unit le spirituel et le matériel, l’intérieur et l’extérieur de cet être.

Enfin, en quittant cette structure imageante reliée à la Terre et, par extension, à Georgiana, la valeur symbolique des couleurs principales investie dans ce récit constituera le dernier point à analyser en rapport avec une autre structure imageante constituée à partir de l’ensemble : « cœur », « sang », « centre », « rouge » et « blanc ».

Le cœur et le sang.

Le cœur est le siège des sentiments, et par là l’expression de la vie spirituelle. En effet, dans ce récit, il y a une étroite relation entre l’émotif et le spirituel. Le cœur fait partie du régime d’images reliées au symbole Ciel de notre diade Ciel/Terre. Le changement des couleurs sur les joues de Georgiana dépeint l’extériorisation des émotions de la jeune femme. Dans ce constant changement de couleurs se trouve l’aspect dynamique du principe actif, mais imperceptible autrement, de la vie intérieure, émotive ou spirituelle. Il y a une relation physiologique entre le cœur et le sang, en ce sens que cet organe assure la circulation sanguine : le cœur est donc un organe central et vital. Par ailleurs, il y a un mouvement binaire, systole et diastole, impliquant que le centre ne peut être un point immobile, mais dynamique :

this mimic hand [...] now lost, now stealing forth again and glimmering to and fro with every pulse of emotion that throbbed within her heart(*)

(*) cette main mimée [...] tantôt disparaissant, tantôt encore s’insinuant et brasillant de-ci de-là à chaque battement de l’émotion qui palpitait dans son cœur

Le blanc et la mort.

Cette couleur représente l’état du passage de la vie à la mort. Elle absorbe l’être et l’introduit au monde lunaire. Le blanc en ce sens s’oppose au rouge, car lorsque le rouge est en relation avec le sang et son afflux, le blanc par contre est en relation avec la pâleur du corps, c’est-à-dire avec l’absence de sang, et s’il y a pâleur et exanguinité, l’idée de mort se manifeste. Ce jeu d’oppositions : rouge/vie, blanc/mort, est réitéré à différents moments du récit, car il en est le thème central : to change the rosiest of her cheek into a deathlike paleness(**) ou encore : a bas-relief of ruby on the whitest marble.(***)

(**) pour changer les roses de ses joues dans une pâleur de mort.

(***) un bas-relief de rubis sur le plus blanc des marbres.

Les oppositions sont claires : roses en tant que couleur de vie, d’afflux sanguin opposé à paleness, pâleur, soit au reflux de chaleur et de vie. Puis ruby, rubis, métaphore de rouge connotant la couleur du sang et s’opposant au blanc du marbre, pierre de la statuaire par excellence et qui de plus établit une forte connotation de mort :

« [...] and leave the rosiest beauty a pale ghost. »(*)

(*) « [...] et laisserait la beauté la plus rosée tel un fantôme pâle. »

Georgiana serait donc un personnage féminin habité par une entité masculine : la marque de naissance. La première étant en relation avec le symbole Terre, la deuxième avec le Ciel. Les deux entités en opposition cohabitant dans un seul et même corps. Par ailleurs, Aylmer et Georgiana fonctionnent en opposition, tout comme Aylmer et Aminadab; l’un étant l’esprit, l’autre la matière. Aucun ne jouit de la parfaite harmonie d’un échange des forces célestes et terrestres, d’où l’idée de leur imperfection. Les trois apparaissent à la fin de cette analyse moins comme des personnages que comme des symboles, c’est-à-dire des représentations de concepts, ou des idées abstraites employées par Hawthorne de manière à mettre en place les éléments d’une pensée philosophique portant sur le thème de l’imperfection de la création. Thème qui du reste n’est abordé qu’au moyen des symboles, de mythes et d’une imagerie en rapport avec la biogonie et la cosmogonie, tous des archétypes vivants, expression de l’imaginaire. Cette réflexion mène à une autre plus proche de la personne même de Nathaniel Hawthorne, à savoir son interrogation concernant sa propre création littéraire, ainsi que nous allons le voir à présent.

 

IV. The Birthmark, la marque de naissance ou la marque de la création.

The Birthmark est le titre du conte. En analysant ce mot dans ses deux composantes : birth, naissance, et mark, la marque, on traduira donc ce titre par La marque de naissance et non pas par « La marque sur la joue » ainsi que l’édition bilingue Garnier Flammarion a présenté ce récit au public français. Pris dans ce dernier sens, ou plutôt contresens, la connotation principale du mot birth, naissance, qui est le sens de la création, thème central du conte comme je viens de le démontrer, et qui se trouve annoncé dans le titre, est de la sorte amputé.

Cette marque est placée sur la joue gauche de Georgiana, côté symbolisant l’aspect féminin, passif, lunaire, aquatique, chaotique, le blanc, la mort, la nuit, l’Ouest, etc. C.G. Jung fait remarquer à ce propos : « le côté gauche (sinister !) est le côté sombre, celui de l’inconscient. Ce qui est à ‹gauche› est défavorable, ce qui est à gauche est maladroit. »(26) Tandis que la « marque de naissance », contrairement à la symbolique de « gauche », connote des éléments qui s’opposent. Toutefois, l’un et l’autre constituent deux symboles opposés mais inséparables à partir du moment où ils se trouvent réunis dans un même corps, celui de Georgiana. Peut-être encore que leur unique point en commun serait celui d’être sombre, comme le précise Jung, qualité présente également pour la marque elle-même.

En soi cette marque n’a rien de fantastique si ce n’est la manière dont les personnages de l’histoire l’interprètent, manière qui lui confère son caractère mystérieux. En somme, ces personnages pourraient se grouper en trois catégories : les prétendants à la main de Georgiana, les femmes, et, enfin, les hommes. Pour les premiers qui se sentaient attirés et stimulés d’une manière sensuelle par ladite marque au point qu’ils auraient risqué leur vie pour le seul plaisir de l’embrasser, elle comporterait donc un caractère érotique.

Many a desperate swain would have risked life for the privilege of pressing his lips to the mysterious hand (**)

(**) Plus d’un soupirant désespéré aurait pu risquer sa vie pour avoir le privilège de poser ses lèvres sur la main mystérieuse.

Pour la deuxième catégorie, des femmes insupportables qui fréquentaient Georgiana et qui affirmaient que la marque de naissance l’enlaidissait, elle apparaît tel un objet de convoitise érotisé.

Some fastidious persons — but they were exclusively of her own sex — affirmed that the bloody hand [...] quite destroyed the effect of Georgiana’s beauty, [...] (*)

(*) Quelques personnes fastidieuses — mais elles n’étaient exclusivement que de son propre sexe — affirmaient que la main de sang [...] détruisait assez l’effet de la beauté de Georgiana, [...]

Et, enfin, pour le troisième groupe, constitué par des hommes (en dehors des prétendants) : ceux-ci auraient aimé la voir sans la marque pour ainsi admirer un spécimen vivant de la beauté idéale :

Masculine observers [...] contented themselves with wishing it away, that the world might posses one living specimen of ideal loveliness [...] (**)

(**) Pour les observateurs masculins, [...] ils se contentaient de souhaiter sa disparition, pour que le monde puisse posséder un spécimen vivant de la beauté idéale [...]

L’on constate que seulement là où la marque suscite l’éveil du sentiment érotique, c’est-à-dire parmi le premier groupe, la marque est qualifiée de « mysterious hand », main mystérieuse, or cette expression veut dire : « vérité religieuse révélée d’une manière divine »(27). Définition qui place la marque de naissance au centre de sa propre énigme. Cette marque serait ainsi la manifestation du sacré, à savoir une hiérophanie. Elle est la manifestation d’une réalité qui n’appartient pas au monde physique et profane. Pourtant elle est décrite comme ayant la forme d’une toute petite main d’être humain, telle la grandeur de la main d’un pygmée :

Its shape bore a little similarity to the human hand, though of the smallest pygmy size (***)

(***) Sa forme ne comportait pas peu de similitude avec la main humaine, quoiqu’elle eût été de la taille d’un pygmée.

Le deuxième élément qui a trait au fantastique, et en particulier au merveilleux, est le mot pygmy, pygmée. Il place définitivement la « marque de naissance » dans une réalité autre que celle partagée et connue par tous. En effet le pygmée était un être appartenant à un peuple légendaire de nains de la région du Nil. Ils sont considérés comme étant des génies de la terre et du sol. Avec le pygmée, image tellurique, se poursuit donc cette chaîne sémantique en rapport avec la diade Terre/Ciel. Les nains accompagnent souvent les fées, or ces dernières sont également présentes dans le récit et constituent le troisième élément du merveilleux.

some fairy at her birth hour laid her tiny hand upon the infant’s cheek (****)

(****) [...] quelque fée à l’heure de sa naissance posa sa minuscule main sur la joue de l’enfant, [...]

Nains et fées font partie de ce que Gilbert Durand appelle « les symboles de l’inversion ». En effet, ces deux images fonctionnent en tant que symboles de l’inversion dans la mesure où elles représentent l’inversion de l’immense dans le minime. Ce sont deux images du sacré (l’immense) dans une forme compréhensible par l’entendement humain (le minime). La légende veut que la fée soit la messagère de l’autre monde, tout comme « la marque de naissance » apparaît telle la manifestation de cet autre monde. La fée est aussi la manifestation d’une divinité. Dans le cas présent ce serait une divinité malveillante à l’égard de Aylmer et de Georgiana, car elle est la cause de leur malheur, de leur fatalité, de la mort de Georgiana qui entraînera le veuvage de Aylmer ainsi que l’échec dans ses recherches scientifiques.

« Would you throuw the blight of that fatal birthmark over my labors ? [...] » (*****)

(*****) « Jetteriez-vous le fléau de cette marque de naissance fatale sur mes travaux ? [...] »

blight qui signifie l’influence néfaste et fatal qui évoque le deuxième terme de cette citation : fatal, qui à son tour suggère le fatum, c’est-à-dire tout ce qui est dans la destinée chez l’homme, telle la ruine, la maladie, la souffrance et la mort.

In this manner, selecting it [the birthmark] as the symbol of his wife’s liability to sin, sorrow, decay, and death. (*)

(*) De cette manière, il la choisit comme le symbole de l’assujettissement de sa femme au péché, à la souffrance, au déclin et à la mort.

Bien qu’elle soit une hiérophanie, elle n’est pourtant vénérée par aucun des personnages, or dans le langage courant le sacré est digne de vénération. La définition générale du sacré rappelle son aspect insupportable pour l’homme, car la révélation du tremendum provient d’un domaine séparé de notre réalité, et elle est régie par des lois inconnues de nous. Souvent elle sera interdite aux non-initiés et inviolable parce que le sacré est tabou. Dans des termes empruntés à Gilbert Durand, la « marque de naissance » ferait partie des images nocturnes à cause des caractéristiques de profondeur qu’elle comporte. Cette marque serait donc la manifestation du divin et d’essence immense, manifestée telle une miniature. Gulliverisée, elle démontre sa nature inversée afin d’être saisie par l’entendement humain.(28)

Par ailleurs, Aylmer perçoit cette marque comme la manifestation de quelque chose lui révélant ses propres limites, car progressivement il se rend compte qu’elle est régie par des lois inconnues de lui. Malgré l’échec enduré, Aylmer aura pourtant vécu une expérience religieuse, ce qui lui permettra de porter un regard autre sur le monde. Il aura une vision plus proche du réel, car le sacré permet à l’homme religieux de vivre dans la réalité en tant que telle.

Yet, had Aylmer reached a profounder wisdom, [...] to find the perfect future in the present. (**)

(**) Cependant, si Aylmer avait atteint une connaissance plus profonde, [...] à trouver le futur parfait dans le présent.

Ce present comporterait une valeur de « réalité ».

Considérant « la marque de naissance » comme la manifestation et la révélation du sacré, par conséquent étant tabou, Aylmer apparaît comme un profanateur. La vision intellectuelle qu’il possédait avant d’avoir vécu l’expérience religieuse le conduit à tenter l’extirpation de la marque avec l’objectif de rendre la création parfaite. Et tant qu’il ne s’était pas libéré de cette vision initiale, il continuait à considérer la marque comme le symbole de la relation humaine avec la matière.

Dans la légende de Saint Georges et le Dragon, le guerrier ne sera sanctifié qu’après la lutte contre la Bête. Le Dragon dans l’imagerie alchimique possède un pouvoir qui tue, de même Georgiana, qui est à la fois Saint Georges et le Dragon, c’est-à-dire Georgiana et « la marque de naissance », se présente à la vision de Aylmer comme l’ennemi qui doit être vaincu afin de s’approcher de la Pierre Philosophale, ou dans d’autres termes du secret de la force créatrice.

the philosopher should lay his hand on the secret of creative force and perhaps make new worlds for himself. (***)

(***) le philosophe puisse mettre la main sur le secret de la force créatrice et fasse peut-être des mondes nouveaux pour lui-même.

Ce qui voudrait dire posséder la force de création nécessaire afin de faire une cosmogonie et une biogonie à sa mesure. Ce serait devenir l’égal de Dieu.

Selon l’imagerie biblique de l’Ancien Testament, la main de Dieu est celle du Créateur qui crée et protège sa création. Ainsi « la marque de naissance », de par sa forme, celle d’une main miniature, serait la représentation de celle du Créateur. Or, dans les Saintes Écritures, il est dit que s’il y a opposition à la volonté du Tout Puissant, et tel est le cas dans la démarche de Aylmer en voulant la faire disparaître, alors la main de Dieu détruit.

 

Enfin, mon hypothèse quant à la signification de cette main est la suivante : Georgiana serait l’espace par où une main viendrait cultiver, labourer, travailler. La marque étant la trace laissée par cette main qui sillonne au moyen des signes d’écriture. C’est-à-dire la main de l’écrivain laissant sur l’espace de la feuille blanche un corps écrit, qui est un corps marqué par les signes de sa création, à savoir l’écriture. En ce sens The Birthmark est la marque de la création littéraire de Hawthorne lui-même. Georgiana devient alors le corps fragmenté, et non pas complet, parce que toute écriture, noircissement, ne se fait que par fragments, et aussi parce que toute écriture est inachevée dans la mesure où elle n’a ni commencement ni fin. Elle se constitue par fragments, par petits bouts rattachés les uns aux autres au travers des fils de sens, d’images, de symboles.

Si ce corps d’écriture est symbolisé ici par le corps d’une femme, je vois là l’expression de la nature insaisissable des artistes, à la fois mâle et femelle, comme s’il y avait dans leur nature une impossibilité à être des individus définis. La création apparaît alors comme provenant de cette complémentarité des principes opposés, ainsi que je l’ai déjà explicité préalablement, la création semble prendre racine à partir de l’union des contraires, et dans le cas où cette forme serait absente, alors la création est assumée par un être complet, se suffisant à lui-même : l’androgyne. Mircea Eliade explique la raison pour laquelle le mythe de la hiérogamie n’est pas universel : c’est parce que dans les sociétés où l’on ne retrouve pas trace de ce mythe on retrouve par contre celui de l’androgyne(29). S’il est vrai que pour l’homme archaïque aucune création ne peut se faire sans l’intervention du sacré, alors je concluerai que la hiérophanie dans ce récit serait la manifestation de la création de Hawthorne. La marque représente symboliquement l’écriture de l’auteur. Or, lui-même décrit cette marque comme le symbole de l’imperfection : the symbol of imperfection.

Alfred Kazin(30) rapporte les faits que Hawthorne mourut d’un arrêt cardiaque, ayant vécu ses dernières années avec le sentiment d’être un écrivain raté. Il considérait toute son œuvre comme inachevée, sauf pour The Scarlet Letter et The House of the Seven Gables. Tout ce qu’il écrivit par la suite ne le satisfit pas. Ainsi depuis l’âge de trente neuf ans, âge auquel il écrivit The Birthmark, Hawthorne avait déjà le sentiment d’échec face à son œuvre de création. Le jugement qu’il porte sur Aylmer, son délégué dans le récit, semble en fait être une auto-critique :

We know not whether Aylmer possessed this degree of faith in man’s ultimate control over Nature. (*)

(*) Nous ne savons pas si Aylmer possédait ce degré de foi dans le contrôle dernier de l’homme sur la Nature.

D’une manière générale on pourrait dire que les trois personnages de ce conte sont les « projections psychiques » de Hawthorne ainsi que le fait remarquer Jung : « il s’agit au contraire, dans ces figures, de contenus psychiques qui se sont projetés hors de l’inconscient de l’adepte (et de sa soror mystica). »(31) Ces figures en question sont le roi et la reine, l’Anima et l’Animus de l’alchimiste créateur. Quant à l’inquiétude de Hawthorne, on pourrait réécrire cette même phrase pour mieux constater qu’il s’agit bien de lui-même :

« I know not whether I possessed this degree of faith in my ultimate control over my Creation. » (**)

(**) « Je ne sais pas si je possède ce degré de foi dans le contrôle dernier de ma propre Création. »

Au-delà de la problématique philosophique portant sur la Création dont ce récit est le témoignage, il m’est resté après sa lecture la persuasion de la profonde inquiétude ressentie par Hawthorne à l’égard de son œuvre littéraire, comme s’il s’agissait pour lui, tout comme le manifeste Aylmer, de savoir dans quelle mesure la création peut atteindre l’état de perfection. D’après la manière dont il traite ceci, Hawthorne dévoile sa propre vision : la perfection serait un concept allant au-delà des limites de l’esthétique, car le beau s’avère être l’expression d’un état de réalisation spirituelle très élevé chez le créateur lui-même, tout comme dans la démarche alchimique l’adepte ne peut réussir l’Œuvre Royale que si lui-même est arrivé à la réalisation de soi, car pour l’adepte, homme religieux, il existe une correspondance indéniable entre l’esprit et la matière. Correspondance qui par ailleurs est également présente dans ce récit entre l’espace et sa conceptualisation. Le lieu où travaille l’artiste apparaît tel un lieu sacré. Il correspond sur le plan physique à son Univers intérieur.

Atteindre l’état de perfection implique qu’il a fallu à l’artiste et à la matière avec laquelle il travaille un temps de gestation, temps dans lequel la matière de l’œuvre passe par une première phase « noire », occulte, de mort se transformant comme de la matière organique; soit des états de putréfaction et de dissolution qui sont le signe de la première mutation effective de la matière, et qui trouve sa contre-partie dans des états de crise intérieure chez le créateur, telle la mortification spirituelle chez le mystique. États de songe, de rêverie, où l’artiste fait éclater la réalité du quotidien au profit d’un état second d’hallucination, de délire, et qui ne trouve sa fin qu’au moment du passage à la seconde phase qui est celle de la résurrection. Renaissance dans une condition d’existence nouvelle pour le mental et pour l’organisme. Toutes ces épreuves aboutiront à la phase dernière où la matière de création, informe et laide, est rendue belle et parfaite; soit de la matière accomplie. Ceci étant le but suprême poursuivi par le créateur.

Mais pour atteindre ce but il faut d’abord que la difficile traversée dans le Noir intérieur soit effectuée, car ce n’est qu’en passant par là que la connaisance est obtenue par l’adepte : à travers l’expérience de la désintégration et de la dissolution de son propre être. En d’autres termes, Hawthorne fait de Aylmer, son homologue, un adepte traversant toutes les péripéties par lesquelles passe l’alchimiste au moment de sa quête. Ce qui reste une manière poétique pour traiter de sa propre traversée, sans que l’emprunt à ces images alchimistes ne signifie que Hawthorne était un alchimiste.

Cette réflexion touche au problème de l’origine des choses, de la création primordiale. Au niveau de la trame narrative, Hawthorne situe l’action dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, dans un lieu clos : le laboratoire. Cependant, au niveau symbolique, il s’agit pour Aylmer, le créateur, et pour Georgiana, la matière de travail en transformation, de remonter dans le temps fabuleux des commencements; dans l’illo tempore cosmique afin de revivre le jour « Un » de la Création, et ceci avec le but de faire renaître la matière imparfaite dans un nouvel état de perfection. Le laboratoire aussi devient un lieu transgressant la réalité matérielle et se transformant en un lieu fermé, intra-utérin et labyrinthique. Lieu où l’œuvre s’accomplit progressivement, tel l’embryon dans son utérus. Hawthorne fait éclater la réalité matérielle des choses au profit d’une réalité intérieure se prêtant à l’expérience spirituelle de l’artiste philosophe.

Cette transgression que le lecteur initié doit vivre avec lui pour mieux comprendre sa démarche, est inscrite dans le texte sous-jacent au moyen des symboles qui deviennent des mots, des archétypes qui sont des idées et des mythes qui forment des récits parallèles à l’intérieur de l’histoire.

Au travers du mythe tellurique de la création, Hawthorne évoque par là-même la première hiérogamie cosmique : le mariage de la Terre et du Ciel. Acte premier de création auquel il compare la sienne.

En ce sens ce récit est un fragment de réflexion philosophique à la manière du fragment romantique où une idée est exposée, mais avec le refus d’une philosophie morte. Hawthorne marie la réflexion philosophique à la poésie, constituant de la sorte son ambiance particulière.

Il répond ici-même à son propre questionnement, à savoir si le créateur peut, ou ne peut pas, accomplir une œuvre parfaite de création. Sa réponse est négative et extrêmement pessimiste. L’artiste, selon lui, ne peut accomplir une création parfaite, car l’homme de par sa propre nature est lui-même le résultat d’une création imparfaite, et il ne peut avoir accès ni à la maîtrise ni au savoir du monde spirituel et du monde matériel. Pour réussir il faut avoir accès à la parfaite maîtrise de soi, c’est-à-dire à son accomplissement intérieur. L’artiste, suggère-t-il, peut réaliser une création, mais elle sera toujours imparfaite, car il y aura toujours un manque de savoir et de maîtrise au niveau spirituel. À travers la très douloureuse expérience vécue par Aylmer, Hawthorne avoue sa propre impuissance et son sentiment d’échec concernant sa création littéraire.

 

NOTES ET BIBLIOGRAPHIE

1. Ce récit bref fait partie du recueil Twice-Told Tales de la deuxième édition augmentée de 1842. La première édition date de 1837.

2. E.A. Poe, « L’art du conte », Graham’s Magazine, 1842, in E.A. Poe Cahier de l’Herne, pp 112-116, livre cité.

3. E. Swedenborg, Le Ciel ses merveilles et l’Enfer, voir la « Préface » : « Il y a, en effet, dans chaque expression de la Parole un sens interne, dans lequel sont entendues non des choses naturelles et du monde telles que celles qui sont dans le sens de la lettre mais des choses spirituelles et célestes, et cela non seulement quant au sens de plusieurs mots, mais même quant à chaque mot; car la Parole a été écrite par des pures correspondances, afin qu’il y ait dans chaque expression un sens interne. » p 24, Paris, Société Française de la Nouvelle Église, 1960.

4. C.-G. Jung, Psychologie et alchimie, Paris, Buchet/Chastel, 1979.

5. H.C. West, « The Evolution of Hawthorn’s The Birthmark. From Source to Artifact », The Nathaniel Hawthorne Journal, 1976.

6. Antonin Artaud, Le théâtre et son double, p 32, Tome IV, Paris, Gallimard, 1938.

7. Voir l’Évangile selon Jean, I, 1.

8. Mircea Eliade, Le sacré et le profane, p 25, Paris, Gallimard, 1975.

9. Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, chap. VIII, Paris, Gallimard, 1978, et Traité d’histoire des religions, chap. VII, Paris, P.B.P., 1979.

10. Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, p 211, livre cité.

11. Cf. The Oxford Dictionary of English Christian Names : « Aylmer », London, Clarendon Press, 1945.

12. Julius Evola, La Tradition hermétique, p 29, Paris, Éd. Traditionnelles, 1975.

13. Jean-Christophe Bailly, La légende dispersée, Anthologie du Romantisme allemand, p 145, Paris, UGE 10/18, 1976.

14. F.W. Schelling, « Idée pour une philosophie de la Nature », La légende dispersée, Anthologie du Romantisme allemand, p 146, livre cité.

15. F.W. Schelling, « L’âme du monde », idem, p 150.

16. Julius Evola, livre cité, pp 39-40.

17. J’écarte volontairement toute relation avec le personnage biblique AMMINADAB, Cf. The First Book of the Chronicles, 15.11, dont le nom est orthographié autrement que le nom du personnage dans La marque de naissance.

18. Robert, Dictionnaire de la langue française. Voir « Mal ».

19. Les italiques sont employés pour signaler les définitions du mot latin MALE.

20. Cf. The Oxford Dictionary of English Christian Names : « Georgiana », livre cité.

21. J. Evola, Métaphysique du sexe, p 165, Paris, P.B.P., 1976.

22. Aristote cité par Evola, idem, p 65.

23. J. Evola, idem, Chap. 4 : « Les archétypes démétriens et archétypes aphrodisiens », p 175.

24. Mircea Eliade, Mythes, rêves et mystères, Chap. VIII, p 221, livre cité.

25. M. Eliade, idem, pp 240 à 246.

26. C.-G. Jung, Psychologie du transfert, p 69, Paris, Albin Michel, 1980.

27. The Concise Oxford Dictionary. Cf. « mysterious » religious truth divinely revealed (vérité religieuse révélée d’une manière divine).

28. G. Durand, Les structures anthropologiques de l’imaginaire, Livre deuxième : Le régime nocturne de l’image, Chap. I, Paris, Bordas, 1979.

29. M. Eliade, Mythes, rêves et mystères, Chap. VIII, pp 216-219, livre cité.

30. Voir l’introduction au Selected Short Stories of Nathaniel Hawthorne : « Hawthorne had also felt himself to be a failure. His sudden death [...] ended his struggle to climb out of the despondency and creative frustration of his years, when he was unable to complete any of his projects. » p 7, Greenwich, Fawcett Publications, 1966.

31. C.-G. Jung, Psychologie du transfert, p 79. Les italiques sont de l’auteur. Livre cité.

 

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