EDGAR ALLAN POE

 

POURQUOI LE PETIT HOMME FRANÇAIS PORTE LA MAIN EN ÉCHARPE

 

C’est pourtant sur mes cartes de visite sans aucun doute (et celles-ci sont en papier tout rose brillant) où tout gentilhomme qui voudra pourra lire les mots intéressants, « Sir Patrick O’Grandison, Baron, 39, Southampton Row, Russell Square, Paroisse de Bloomsburry. » Et vous voudriez savoir qui est la politesse en personne, et l’as du tonneau dans toute la ville de Londres — tiens, c’est moi évidemment. Et correspondre à cela même ce n’est pas du tout étonnant (veuillez donc arrêter de vous pincer le nez) vu que dans chaque centimètre des dix sillons j’ai été un gentilhomme, et j’ai cessé d’agir en irlandais depuis que je me suis donné à la baronnie, c’est Patrick qui a vécu comme un sacré empereur, et qui a reçu de l’éducation et qui a acquis des manières. Ha ! et est-ce que ce ne serait pas qu’une chose bénite pour l’esprit si seulement vous pouviez poser vos deux châsses, sur Sir Patrick O’Grandison, Baron, quand il est paré pour s’envoyer en l’air, ou montant dans un Brisky pour faire un tour dans Hyde Park. Mais c’est à cause de la grande silhouette élégante que j’ai, la raison pour laquelle toutes les dames tombent amoureuses de moi. Alors, n’est-ce pas ma douce et propre personne qui mesure le double-mètre, et les sept centimètres huit ni plus ni moins, en chaussettes, et qui est excessivement bien proportionnée de partout pour s’apparier ? Et qui ne fait que difficilement pas plus de quatre-vingt centimètres et demi et un brin, à tout casser, n’est-ce pas vrai que c’est le vieux petit homme étranger français, qui habite juste de l’autre côté de la rue, et qui toute la journée joue de la prunelle (malheur à lui) et lance des œillades à la jolie veuve, la Maîtresse Tracle qui est ma propre voisine d’à côté (que Dieu la bénisse !) et l’une de mes amies et de mes connaissances la plus particulière ? Vous remarquerez que le petit coquin a quelque peu le cafard, et qu’il porte la main gauche en écharpe; et c’est pour cela même, si vous me le permettez, que je vais vous en donner la raison exacte.

          La vérité sur toute cette affaire est absolument simple; car depuis le tout premier jour que j’arrivai du Connaught, et que j’exhibasse ma douce petite personne dans la rue à la veuve, qui était en train de regarder par la fenêtre, c’était une affaire de cœur tout à fait fichue d’avance avec la jolie Maîtresse Tracle. Je m’en rendis compte, voyez-vous, tout de suite, et sans aucun doute, et ça c’est la vérité de Dieu. En premier cela eut lieu en moins de deux à la fenêtre, et puis elle écarquilla les deux châsses au maximum, et puis ce fut une petite lorgnette en or qu’elle colla fermement sur l’un des deux, et que le diable me brûle si cela ne m’en dit pas aussi long qu’un premier coup d’œil peut en dire, et dit-elle, à travers la lorgnette : « Oh ! bien le bonjour à vous, Sir Patrick O’Grandison, Baron, mon p’tit chéri; et c’est un bien beau gentilhomme que vous êtes, vraiment, et c’est moi en personne et ma dote qui à coup sûr serons à votre disposition, mon bien-aimé, à n’importe quel moment du tout du tout de la journée ne serait-ce que pour le simple fait de me demander. » Et ce n’est pas moi que vous surprendriez en faute envers la politesse; donc je lui fis une courbette qui à me voir aurait pu tout à fait vous briser le cœur, et puis je tirai mon chapeau d’un geste ostentatoire, et puis je lui fis un sacré clin d’œil avec les deux yeux, comme pour lui dire : « vraiment, vous êtes une douce p’tite créature, Madame Tracle, ma chérie, et j’aimerais mieux me noyer dans une chiotte, que de ne pas être moi-même, Sir Patrick O’Grandison, Baron, celui qui vous fera abondamment l’amour, dans le temps que dure un pétillement du regard d’un puritain de Londonderry. »

          Et ce fut certainement le lendemain matin juste quand j’étais en train de réfléchir si la chose la plus polie ne serait pas d’envoyer quelques lignes à la veuve sous forme d’un billet doux, quand un domestique fit son apparition livrant une élégante carte de visite, et il me dit que le nom porté sur celle-ci (car je ne pus parvenir à lire l’imprimerie des plaques en cuivre du fait d’être de la main gauche) ne concernait que Mounsire, Le Conte, L’Oie, L’Air-aisé, Maiter-di-dauns, et que tout ce baragouin du diable n’était que la longue coquinerie du nom du vieux petit homme étranger français qui habite de l’autre côté de la rue.

          Et juste là dessus s’amène le p’tit gredin en personne, et puis il me fit une vaste courbette, et puis, il me dit qu’il n’avait fait que prendre la liberté de me faire l’honneur de me rendre visite, et puis il se mit à palabrer une énormité, et diable je ne comprenais rien du tout du tout de ce qu’il racontait, sauf et à l’exception qu’il dit « parley wou, woully wou », et il me dit, parmi un tas de mensonges, malheur à lui, qu’il devenait fou pour l’amour de ma veuve la Maîtresse Tracle, et que ma veuve Madame Tracle avait un penchant pour lui.

          En entendant ceci, vous auriez pu le jurer, certainement, que je devins aussi fou qu’un habitué de la marihuana, mais je me souvins que j’étais Sir Patrick O’Grandison, Baron, et que ce n’était pas tout à fait de bon ton de laisser la colère prendre le dessus sur la politesse, ainsi je pris le sujet à la légère et gardai le secret, et devins assez courtois avec le petit bonhomme, et après un temps que fit-il si ce n’est de me demander de l’accompagner chez la veuve, en disant qu’il me présenterait à Madame selon l’usage.

          « Est-ce là ce que tu veux ? » me dis-je alors à moi-même, « et c’est vrai que tu es, Patrick le plus fortuné des mortels au monde. Bientôt nous verrons en effet si c’est de ta douce personne, ou si c’est du petit Mounsire Maiter-di-dauns, de qui la Maîtresse Tracle est amoureuse de pied en cap. »

          Et là dessus nous partîmes chez la veuve, la porte à côté, et vous auriez pu dire que l’endroit était élégant; car il l’était. Il y avait un tapis recouvrant toute la superficie du sol, et dans un coin il y avait un tablier et une harpe juive et diable sait quoi encore, et dans un autre coin il y avait un sofa, la plus belle chose au monde, et assise sur le sofa, se trouvait, assurément, le doux petit ange, la Maîtresse Tracle.

          « Bien le bonjour à vous, » dis-je, « Madame Tracle, » et puis je fis une courbette si élégante que cela aurait pu tout à fait vous faire perdre la tête.

          « Wolly wou, parley wou, plonger dans la boue, » dit le petit étranger français, « et sans aucun doute Madame Tracle, » il dit, qu’il le voulait, « est-ce que ce gentilhomme ici présent n’est pas son révérend Sir Patrick O’Grandison, Baron, et n’est-il pas tout à fait l’unique ami et connaissance le plus particulier que je possède au monde ? »

          Et là dessus la veuve, se leva du sofa, et fit la plus douce des révérences jamais vue jusque là; et puis s’assit comme un ange; et puis, par la puissance, ce fut ce coquin de Mounsire Maiter-di-dauns qui plongea carrément à sa droite. Ha ! chérie, je m’attendais à ce que les yeux me sortent sur le champ de la tête, tellement j’étais follement désespéré ! Cependant, je dis, « de qui se moque-t-on ? », après un temps. « Est-ce bien ce que vous voulez, Mounsire Maiter-di-dauns ? » et je plongeai de même à la gauche de Madame, pour être quitte avec ce gredin. Quelle angoisse ! cela vous aurait soulagé le cœur de voir l’élégant double clin d’œil que je fis alors devant elle droit dans les yeux.

          Mais le vieux petit homme français ne me soupçonna à aucun moment, du tout du tout, et ce fut non sans peine à son plus grand désespoir qu’il fit l’amour à Madame. « Woully wou, » dit-il, « Parley wou, » dit-il, « plonger dans la boue, » dit-il.

          « Tout ça ne sert à rien, Mounsire La Grenouille, mon p’tit chéri, » pensai-je; et pendant tout le temps je parlai aussi fort et aussi vite que je le pus, et la vérité c’est que ce fut justement moi qui amusai absolument et uniquement Madame, à cause de la conversation élégante que j’entretins avec elle exclusivement au sujet des chères chiottes du Connaught. Et de temps en temps elle me faisait des si doux sourires, d’un coin à l’autre de la bouche, que cela me rendait aussi vigoureux qu’un porc, alors je saisis en effet son petit doigt de la manière la plus délicate qu’il soit au monde, tout en la regardant pendant ce temps du blanc des yeux.

          Et seulement alors je m’aperçus combien le doux ange était malin, car aussitôt qu’elle se rendit compte que je cherchais à lui serrer la pince, elle l’enleva en moins de deux, et la mit derrière son dos, comme pour me dire exactement, « Voyons, Sir Patrick O’Grandison, il y a d’autres façons bien plus opportunes, mon p’tit chéri, car ce n’est pas du tout une chose de bon ton que de chercher à me serrer la pince ouvertement sous les yeux de ce petit étranger français, Mounsire Maiter-di-dauns. »

          Là dessus je lui fis un grand clin d’œil comme pour lui dire, « laisse tomber ce Sir Patrick pour les astuces de ses façons, » et puis à l’aise je me remis au travail, et vous auriez pu mourir de rire, en voyant la manière intelligente dans laquelle je glissai mon bras droit entre le dosier du sofa, et le dos de Madame, et là, effectivement je trouvai une douce petite pince toute prête à me dire, « bien le bonjour à vous, Sir Patrick O’Grandison, Baron. » Et est-ce que ce ne fut pas moi, pour sûr, qui en effet lui serra la pince et non pas dans la moindre des façons au monde, sans réserve à la manière d’un commencement, tout en n’étant pas trop brutal avec Madame ? et oh, quelle angoisse ! est-ce que je ne reçus pas en retour une étreinte du meilleur des bons tons et des plus délicates ? « Sensass, Sir Patrick, p’tit chéri, » me dis-je en moi-même, « ça cadre exact le fils de ta mère que t’es, et personne d’autre du tout du tout, toi le plus beau et le plus fortuné jeune irlandais qui jamais ne sortit du Connaught ! » Et là dessus je fichai à la pince une grosse étreinte, et ce fut bel et bien une grosse étreinte, par la puissance, que Madame me retourna. Mais cela aurait pu vous faire éclater la rate de trop rire en voyant, là dessus sur le champ, le comportement en conséquence de Mounsire Maiter-di-dauns. Les façons d’un tel bavard, débile et parley-wouant lorsque ce fut son tour avec Madame, jamais elles n’avaient été vues sur terre jusqu’alors; et que le diable me brûle si ce ne fut pas avec mes propres châsses que je le surpris lui faisant signe avec un clin d’œil. Oh, chérie ! si ce ne fut pas moi-même qui devint alors aussi fou qu’un chat enragé, j’aimerais que l’on me dise qui sinon le devint !

          « Laissez-moi vous informer, Mounsire Maiter-di-dauns, » dis-je, aussi poli que jamais vous ne le dites, « que ce n’est pas du tout du tout une chose de bon ton ni des façons pour vous, de chercher à jouer de la prunelle et de lancer des œillades de cette manière là à Madame, » et juste après ça je serrai encore une fois la pince, tout comme pour lui dire : « n’est-il pas vrai, mon bijou, que c’est Sir Patrick qui à présent est capable de vous protéger, chérie ? » et puis en retour il me parvint une autre étreinte, tout comme en guise de réponse. « T’as raison, Sir Patrick, » disait cela aussi franchement qu’une étreinte jamais ne le dit au monde; « T’as raison, Sir Patrick, mon p’tit chéri, et t’es un chic type — c’est la vérité de Dieu, » et là-dessus elle ouvrit ses belles châsses jusqu’à ce que je crus qu’elles allaient sortir de leur cachette absolument et entièrement, et d’abord elle regarda Mounsire La Grenouille aussi ahurie qu’une chatte enragée, et puis ce fut à moi tout en me souriant comme si l’on était dehors.

          « Alors, » dit-il, le gredin, « Ah, chérie ! et un woully-wou, parley-wou, » et puis là-dessus il haussa les épaules jusqu’à ce que diable l’on ait découvert le bout de sa tête, et puis plus rien de satisfaisant je ne pus tirer du coquin.

          Croyez-moi, mon bijou, ce fut Sir Patrick qui alors devint fou furieux, et d’autant plus que le français continue à faire ses clins d’œil à la veuve, et que la veuve continue à m’étreindre la pince, tout comme pour me dire : « À ton tour Sir Patrick O’Grandison, p’tit chéri; » alors là je m’arrachai en lançant un grand juron, et je dis :

          « Espèce de p’tit coquin de grenouille d’irlandais fils de nonne sanglante ! » — et juste à ce moment là que croyez-vous qu’elle fit Madame ? Vrai qu’elle se leva du sofa comme enragée, et se tira par la porte, pendant que je tournais la tête, et la suivis du regard, dans un ahurissement et une angoisse complets. Vous pensez bien que j’avais une raison personnelle pour savoir qu’elle ne pourrait pas descendre tout à fait et entièrement les escaliers; car je savais parfaitement que je tenais sa main, diable je ne l’aurais laissée partir. Et je dis :

          « N’est-ce pas la dernière petite erreur au monde que vous avez cherchée à commettre là, Madame ? Revenez maintenant, voilà qui est chic à vous, et je vous rendrai votre pince. » Mais elle laissa tomber et descendit les escaliers comme un coup de canon, et puis je me retournai vers le petit étranger français. Ah, chéri ! si ce n’était pas pour sa petite patte coquine que je tenais dans ma propre main — et alors — elle n’aurait pas été — c’est tout.

          Et peut-être n’était-ce pas moi qui crevais de rire sur le champ quand je vis le petit bonhomme découvrir que ce n’était pas du tout du tout la veuve qu’il avait étreinte pendant tout le temps, mais seulement Sir Patrick O’Grandison. Le diable lui-même ne vit jamais un nez aussi long que celui qu’il fit ! En ce qui est de Sir Patrick O’Grandison, Baron, ce n’était pas dans les façons de son révérend de chercher à se soucier d’une vétille d’erreur. Pourtant vous pouvez dire tout à fait (car ça c’est la vérité de Dieu), qu’avant que je n’eusse laissé la pince du coquin (ce qui n’eut lieu qu’après que le valet de chambre de Madame nous eut botté le derrière à tous les deux pour nous flanquer dehors), je lui donnai une telle étreinte de pince, que cela la lui changea en compote de framboise.

          « Woully-wou, » dit-il, « parley-wou, » dit-il — « Malédiction de Dieu ! »

          Et voilà la raison exacte pour laquelle il porte sa main gauche en écharpe.

 

NOTES

WHY THE LITTLE FRENCHMAN WEARS HIS HAND IN A SLING fut publié pour la première fois, lors du vivant de Poe, dans le recueil de récits Tales of the Grotesque and Arabesque, en 1840; puis la revue Bentley’s Miscellany le reprit plus tard la même année, sans l’autorisation de Poe. Il est intéressant de remarquer que lorsqu’il décida de la faire publier dans le Broadway Journal en 1845, il signa du nom de l’un de ses premiers personnages « Littleton Barry » (Cf. Loss of Breath, 1832)... !

          WHY THE LITTLE FRENCHMAN WEARS HIS HAND IN A SLING est, à ma connaissance, un texte inédit en langue française. Ceci peut s’expliquer pour diverses raisons dont principalement le fait d’être écrit dans un anglais particulier, sorte de transcription phonétique de l’accent irlandais, dans un registre de langue populaire, voire même argotique et vulgaire, et relevant, par ailleurs, d’un sujet qui étonnera plus d’un habitué du Poe romantique. La scène de séduction, dont il est question dans ce récit, s’ouvre sur une série de sous-entendus par le choix du vocabulaire, mais aussi, par des malentendus entre les personnages, en ce qui concerne les événements de l’histoire.

          Comme d’habitude, le regard de Poe se pose sur l’humain, une fois de plus, pour déceler et décrire ce qu’il a de grotesque, d’absurde et d’extravagant, car, Poe semble être à la fois fasciné et dégoûté par ce qu’il y a de déréglé dans le tempérament des hommes; c’est l’attraction que toute « fêlure » peut exercer sur lui, ce qui le fait détailler d’un récit à l’autre des portraits de personnages aberrants. Et d’après ce regard scrutateur, il n’y aurait pas un seul être sur terre qui échapperait à ce dérèglement.

          L’humour, qui se déploie dans cette prose apparaît, d’une part, comme l’attitude d’un Poe qui considère les hommes tels des acteurs d’un immense spectacle de la dérision mais qui, d’autre part, ne va pas sans susciter en lui une menace d’anéantissement contre laquelle il déploie de l’humour. L’humour de Poe, ainsi, est étroitement lié à la notion du dérèglement des humeurs de la doctrine du Moyen-Âge. Rappelons notamment celle de Galien (131 - 201) pour qui les maladies résulteraient d’une « dyscrasie » entre quatre « humeurs » cardinales — sang, pituite, bile et atrabile — dont les effets dépendent du « tempérament » de l’intéressé. Plus tard, Paracelse (1493 env. - 1541), en réactualisant l’enseignement d’Hypocrate, établit ses quatre goûts innés du corps — pour le tempérament coléreux ce sera l’amertume, pour le mélancolique l’acidité, pour le flegmatique la douceur et pour le sanguin le salé — . Très tôt la littérature s’est inspirée dans ses portraits psychologiques de ces doctrines médicales, ainsi l’on verra apparaître toute une veine où il est question des humeurs humaines. Mais, s’il est vrai que Poe considère les êtres humains comme des caricatures à cause de leur dérèglement, il ne faut pas oublier une autre raison, de loin la plus importante, car il s’agit là des influences littéraires.

          En effet, la lecture de certains auteurs britanniques aura une influence certaine sur sa production et sa vision du monde, et en particulier celle d’auteurs de la Renaissance anglaise tels que W. Temple ou W. Congreve pour qui l’excès du comportement était un méfait qu’il fallait corriger afin d’éviter des conséquences immorales, d’autant plus que tout excès, considérait-on alors, n’allait pas sans une part d’intentionnalité. De cette lignée, qui d’ailleurs est apparentée au contemporain de Shakespeare Ben Jonson (Cf. La comédie des humeurs) et qui se poursuivra avec des auteurs tels que L. Sterne ou H. Fieldin (XVIIème au XVIIIème siècles), est né Poe; et à cette lignée doit être reliée, sans aucune hésitation, WHY THE LITTLE FRENCHMAN WEARS HIS HAND IN A SLING, où l’humour et le grotesque, c’est-à-dire tout aussi bien l’absurdité de l’entendement humain qu’une certaine esthétique — car n’oublions pas que Poe considère le grotesque comme relevant du Beau — , contribuent à créer l’effet humoristique de l’histoire.

          Les personnages de ce récit (et le narrateur inclus, car il est, lui aussi, un personnage représenté dans l’histoire qu’il raconte, où il raconte sa propre histoire) s’expriment tous en langue populaire, voire même vulgaire, argotique. L’accent et les manières trahissent leur origine d’immigrés irlandais. Chacun se fait passer pour une personne digne, autant la Maîtresse Tracle que le petit étranger français ou encore le narrateur lui-même; ils habitent tous dans un quartier résidentiel de Londres mais n’ont sûrement pas les manières ni la langue de l’Englishman originaire de la paroisse de Bloomsbury. Tous trois sont porteurs de titres de noblesse les plus grotesques et douteux quant à leur authenticité.

          L’argot révèle, d’une manière générale, l’existence d’une couche sociale constituée d’une pègre qui l’utilise. À l’origine, l’argot serait une sous-langue ou langage dans la langue, utilisé tel un langage secret par une sous-société dans la société, à savoir des gueux ou mendiants professionnels, puis par des voleurs, des tricheurs, bref des escrocs de tout genre. Toute une littérature naîtra et se développera entre le XVIIIème et le siècle de Poe, autour de ce sujet (John gray, The Beggars, 1728; Robert Burns, The Jolly Beggars, 1780; Béranger, Les Gueux; etc.). En employant l’argot nos personnages nous permettent dans toute évidence de présupposer qu’ils sont issus de couches sociales sombres et redoutables comme sont décrits les personnages des romans de Dickens (que par ailleurs Poe rencontrera en Amérique lors du voyage de celui-ci).

          Mais l’argot reste malgré tout un langage secret dans la mesure où il protège des activités illicites. Ici il semble être le trait commun à un petit groupe habitant dans un quartier chic de Londres, et fonctionne en quelque sorte comme « signe » de reconnaissance parmi les personnages. Les critères de moralité et de convenance si chers à la société puritaine sont mis en dérision. Le fait que Poe l’ait utilisé révèle à quelque degré un signe de révolte, de refus de l’ordre établi. Voici l’emploi qu’il en fait :

          Dès le début du récit, le narrateur dit s’appeler Sir Patrick O’Grandison, Barronitt; ce titre que j’ai traduit par « Baron » dissimule cependant un sens caché, parallèle, car Barronitt, orthographe phonétique de la prononciation irlandaise de l’anglais Baron, désigne, en effet, — considéré à partir de l’argot vieilli — , « le prisonnier qui a de l’argent, ou du tabac à revendre », ainsi, le personnage narrateur serait non pas un noble mais un ancien taulard. Par ailleurs, il dit habiter au 39, Southampton Row, ce qui effectivement peut renvoyer à une adresse dans Bloomsbury, à Londres, mais en argot il renvoie surtout à l’idée de « querelle », de « tapage », et en effet il y a de cela dans l’histoire. Mais il est amusant de constater que ces personnages non seulement n’ont pas perdu leurs manières vulgaires dans leur comportement déréglé mais ont gardé également des habitudes langagières de l’Irlande. Par exemple des termes comme mavourneen qui signifie en langue familière « ma chérie/mon chéri »; scalpeen, pour « gredin »; ou encore l’expression mad as a Kilkenny cat, qui signifie littérairement « être fou de rage comme un chat de Kilkenny »; ou encore l’expression anglaise considérée dans le dictionnaire comme « insolente » et participant d’un langage figuré : bog-throthing (ici dans la transcription phonétique que donne Poe), expression employée par les anglais à l’égard des irlandais immigrés et qui pourrait se traduire d’une manière interprétative par « celui qui trotte vers les chiottes ». Par ailleurs l’on remarquera également la présence du terme frogs, « grenouilles », par lequel les anglais appellent les français d’une manière discourtoise. Sinon on notera la présence des mots argotiques simples substitutions des mots d’un registre dans l’autre, tels que flipper pour « pinces » ou mains, peeper pour « châsses » ou yeux etc.

          Par ailleurs lorsque le personnage narrateur perd son sang froid (§18), il traite le petit vieux français étranger de : « Ye little spalpeeny frog of a bog-throthing son of a bloody noun !, » « Espèce de p’tit coquin de grenouille d’irlandais fils de nonne sanglante ! », révélant par là la véritable origine de l’imposteur, Maiter-di-dauns, le petit vieux français étranger, qui serait tout comme lui un autre irlandais immigré. D’ailleurs cela s’insinue pendant la lecture, par les phrases caricatucales qu’il prononce et qui sont sensées être du français : « Wully woo, parley woo, plump in the mud », ou « traduites » : « voulez-vous, parlez-vous, sauter dans la boue. » Remarquons que Wolly [‘woli] répété à plusieurs reprises par Maiter-di-dauns rappelle le mot wally [‘wli] et qui appartient au niveau de langue argotique et désigne le « pénis ». L’anglais emploie ce terme pour désigner le « con(nard) ». Tout comme le nom de Mrs Tracle, la veuve, qui renvoie à l’expression « block and trackle » en argot pour le « sexe de l’homme ». Dans le titre apparaît sling, qui pourrait se traduire par « écharpe », là où l’on met le bras cassé, mais considéré à partir de l’argot il signifie « faire déguerpir », sling out ! et c’est bel et bien ce qui à la fin du récit arrive aux deux séducteurs.

          Je tiens à préciser que ces quelques notes sont loin de constituer une étude exhaustive, mais suffiront, je l’espère, à donner une idée du type de texte qu’est WHY THE LITTLE FRENCHMAN WEARS HIS HAND IN A SLING.

 

          Ce texte où l’humour est la donnée la plus importante exprime une vérité vraie pour chacun : face à toute situation angoissante — botheration !botheration ! — risquant d’éveiller le sentiment insupportable d’anéantissement comme lors des situations où l’on est confronté à son refoulement sexuel, à sa médiocrité, au ridicule ou à la mort, l’humour peut surgir comme une ressource. L’humour est un recours certes devant l’impuissance humaine face à un univers hostile et cruel. Il s’agit de vaincre les émotions par le truchement de la plaisanterie pour tranformer ce qui est douloureux en un comportement distant et peut-être aussi dominateur.

 

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