DIDIER MANYACH
SOUS LES PLUIES DE MANGUES ...
1
On
ne traverse l’océan
que pour retrouver une autre terre
On ne rencontre que des îles
& nous tournons autour d’un quartier
comme des oiseaux perdus.
Plaza del Angel
la réalité est une multitude
d’événements plus ou moins immédiats
qui brûlent déjà dans ma mémoire ...
Torsades brunes
des centaines de rues
vont à la mer.
L’été fut bref
comme le cri d’un sax
Calle Luna
près d’une Portoricaine ...
Mais toutes les ramblas
conduisent à la même Femme …
(Barrio
Chino)
2
À
l’aube dans les montagnes au Nord la végétation pénètre
par la vitre du train
un paysan s’en va dans les rizières
le ciel est comme un fruit de la passion
les mains pourraient presque saisir les
cornes du buffalo
arrêté sur le chemin Le train s’enfonce lentement dans la jungle.
Capter la fluidité de l’Instant.
Wat Phra Sing les cloches tintent avec le vent :
le Présent dans une mer d’huile.
Buvant du thé sur une natte de bambou
dans la maison du chef Lahu
Ne rien posséder Attendre La bénédiction du village.
Je parcours des espaces transi par la mort d’énormes cafards
le spectacle des hommes.
Les palmiers & les cocotiers se dressaient
se cambraient
dansaient sous les alizés
comme des paons faisant la roue.
Dans ces lointains diffus je pense à
l’exode à la fuite
aux migrations à la vie autre
au Grand Passage.
Elle s’endort sur un sac de farine
les yeux fermés Elle ressemble à cette lune dans le ciel
l’Asie ...
Instants captés au hasard du voyage
Instants fuyant sur le rivage Éphémère empreinte de l’Être
sur l’ineffable.
Corps inhumés dans une nasse végétale emportés sur des îlots
inhabités entassés
comme des carcasses de barques
se mêlant à la jungle.
Éclats du réel rongé comme un os.
(Asie)
3
Ce
Nom où s’accomplit la déchirure
s’étend jusqu’à l’infini du pensable.
Il annule les formes de l’Identité
et il est ainsi le seul Lieu situable.
Là où l’espace rejoint le silence l’écho.
Nuit profonde
Notes sourdes et répétitives du Gembri
entraînant les crotales
les scorpions au milieu des étoiles
& les dunes
s’assombrissent dans le couchant
Nuit religieuse
le chant au loin
se détache
les tambours emportent
la voix au-delà des espaces
où le corps voyage.
Soudain l’esprit
se révulse
frémit dans les sables
serpent noir enroulé
autour du méridien
& dans
la frénésie un homme se lève
chevauché, ruisselant,
par le Démon.
Les crotales
galopent
le tambour bat
le sang des tempes
et l’homme s’évanouit
convulsé dans la lumière
noire.
Toutes les
vies nous manquent.
Le dessin sur
le sable que la main efface
les mots dans
la pensée
que la parole
oublie.
Buvant du vin
de palme dansant ou travaillant
célébrant la nouvelle
récolte
pendant que l’image
du léopard traverse la brousse …
Nuit qui reprend
force
dans le ventre
lagunaire des dieux Yorubas
nuit éclairée par
les pluies ...
Yovo Yovo comment ça va ?
(Afrique)
4
______________
Je voudrais
dire la Cité mythique après sept jours de
marche entre ciel et terre. Puis cette solitude dans
la brousse proche, il y a quelques années de cela, en
suivant les baobabs, comme des ponts de lumière, pen-
dant que les femmes revenaient en courant
sur le sentier
boueux. Je voudrais dire le monde de l’Origine
comme un
placenta enterré dans la forêt, là-bas ... à quelques mètres
de moi, comme un marigot sous l’orage.
______________
Là-bas au monde
de l’Origine, choses, plantes, animaux,
hommes et dieux sont proches. Le chapeau y tient le même
langage que le porc ... !
______________
L’Homme traverse la grande rivière
et tous les enfants du
champ, avec la mère, l’accompagnent jusqu’au fleuve ... Il
retrouve le placenta disparu...
C’était la
saison des pluies. Le pilon des femmes cognait
le ciel. Je me rapprochais, pas à pas, de la cité mythique.
______________
Lambeaux, reflets,
lumières, bois flottés, cadavres,
images folles, maladies du monde autre que je voyais passer
de l’autre côté du fleuve en cru, s’en aller comme le sang
d’une mauvaise couche ...
(Togo
91)
5
Parmi
les Lohars ...
Char à deux roues fait en bois de kikar (acacia drabica)
demeure maternité
moyen de transport
avec lui les Lohars (de la même caste que les Gitans ?)
forgerons nomades en
tout cas
(comme les Kalderashs)
vont dans les villages
en terre battue ...
Sur le char
: une swastika
symbole de protection
marqué à l’aide de
vermillon mélangé d’huile et de beurre.
Vaincus par
les musulmans
ils firent le
serment de ne jamais tirer l’eau du puits
à l’aide d’une corde
jusqu’à ce qu’ils retrouvent l’honneur.
Aujourd’hui encore les nomades Lohars
demandent aux sédentaires
de verser de l’eau dans leurs récipients
...
Elle déroule ses longs cheveux noirs
en s’appliquant de l’huile de sésame ...
& tresse sa natte avec le fil sacré
rouge et jaune.
Ils ornent leurs incisives supérieures
de clous d’or.
(Rajasthan)
6
Comme
un enfant pendant la guerre
qui cherche une
photo sur la rambla ...
Je n’ai retrouvé
ni China ni Perto
mais j’ai longuement marché avec les Gitans
entre Ripollet et
la Perona.
Quartier de la Gracia
& Mercat
de la Llibertat
je regarde derrière les vitres
la nuit de Noël ...
Dans le brouillard
deux enfants dansent avec un singe
des pièces de monnaie tombent sur le pavé.
Quartier des ouvriers
je cire encore des chaussures ...
Dans le brouillard blanc
une guitare prend feu comme un arbre
Je n’ai retrouvé ni Ferréol ni Montserrat
mais j’ai traversé la frontière
seul, à pied, comme autrefois ...
(Barcelone)
— retour —