GHEMMA QUIROGA-G.

 

POE & BAUDELAIRE

AUTOUR DES DÉVIATIONS ET DES

VARIATIONS

DANS

« LE MASQUE DE LA MORT ROUGE »

 

    On entend — trop souvent hélas ! — décrier le travail de traduction de Charles Baudelaire par un certain nombre de professeurs d’Université et de critiques littéraires. Faut-il rappeler les circonstances peu avantageuses dans lesquelles Baudelaire entreprit la tâche de traduire Poe ainsi que de le faire connaître à la France ? Il en va de même pour le quiproquo qui consiste à prendre le « mythe Edgar Poe » pour la réalité. C’est vrai qu’il y en a un, comme l’admet Baudelaire lui-même dans sa lettre ouverte à Maria Clemm, tante et belle-mère de Poe. Article paru dans le Pays du 25 juillet 1854. À ce propos, il convient de rappeler au lecteur quelques dates qui lui permettront de mieux saisir le déclenchement impétueux d’une série d’événements capitaux se succédant dans une période d’à peine trois ans (1849-1852), et ceci d’un côté et de l’autre de l’Atlantique.

    Dès la fin de 1845, Poe était au courant qu’en France on s’intéressait déjà à son œuvre et que certains de ses récits avaient été plagiés et d’autres traduits. En effet, dès 1844 apparaissent les premières traductions. On sait aujourd’hui que Baudelaire ne fut pas le premier à s’intéresser en France à Poe. Certains traducteurs citent le nom de l’auteur, ce sont : Amédée Pichot, Isabelle Meunier et William Hugues. D’autres le plagient : Émile Forgues et Gustave Brunet. Le 27 janvier 1847 paraît Le Chat Noir traduit par Isabelle Meunier et accompagné du nom de l’auteur, dans la Démocratie Pacifique. Ce texte fut le premier récit de Poe que lira Baudelaire et grâce auquel il le découvrira. Au début il croit avoir à faire à un « illuminé ». Or, il s’avère que Poe n’avait pas d’estime pour les spiritualistes si nombreux et divers de l’Amérique de ce début du XlXème siècle : transcendantalistes, shakers, mormons, magnétiseurs, spiritistes, mesmeriens et autres, il les méprisait tous. Il convient de voir dans cette attente de Baudelaire la raison pour laquelle le premier récit qu’il traduira correspond justement aux Révélations Magnétiques, paru dans la Liberté de Penser du 15 juillet 1848. Cependant Baudelaire n’avait pas complètement tort, car il y a, effectivement, dans la poétique de Poe, une véritable inquiétude spirituelle et une pensée métaphysique, comme cela est révélé dans Eureka, ce long poème en prose publié en 1848, une année avant sa mort.

    Le 7 octobre 1849 Poe meurt chargeant Rufus Wilmot Griswold — son pire ennemi — de la tâche d’exécuteur testamentaire. Les raisons de ce choix demeurent obscures encore aujourd’hui. Toutefois, il accomplira ce vœu mais en y inscrivant ses sentiments haineux à l’égard de Poe. Ainsi en 1850 paraissent à New York The Works of the Late Edgar Allan Poe : With Notices of His Life and Genius, travail de compilation constitué en trois volumes. Griswold y insèrera dans le troisième son méprisable « Mémoire » qui comporte une vision franchement scandaleuse à cause des calomnies soulevées à l’encontre de Poe. Et pourtant, Baudelaire s’en servira.

    Mais ce n’est que vers la fin de 1851 que Baudelaire entreprend la recherche de documents concernant la vie et l’œuvre de Poe, car il projette de rédiger un article sur cette question. Un nombre important de démarches se révèlera infructueux. Ainsi on sait aujourd’hui que lorsqu’il écrivit « Edgar Allan Poe, sa vie et ses ouvrages », publié en mars-avril 1852 dans la Revue de Paris, il ignorait presque tout de Poe. À cette époque il ne possédait que le recueil Tales (1845). Ce n’est que vers 1853 qu’il se procurera l’édition compilée par Griswold, dite « Redfield ». Cependant il parvient à rencontrer W. W. Mann, un américain habitant à Paris, qui lui prête une collection complète du Southern Literary Messenger, ce magazine pour lequel Poe travailla comme journaliste de 1835 à 1837. Baudelaire y prendra connaissance des récits que Poe y publia entre 1834 et 1837. Enfin, après avoir réuni ces sources, il rédigera le deuxième article : « Edgar Poe, sa vie et ses œuvres », texte qui servit de préface aux Histoires Extraordinaires, parues en 1856. Ces circonstances expliquent en partie l’accueil particulier du « Mémoire » de Griswold par Baudelaire. Mais il est nécessaire de prendre en considération le fait que dans cet article il y trouvera les éléments nécessaires qui lui permettront de constituer l’attendrissant et bouleversant mythe du « poète maudit » : à la fois alcoolique, — comme le décrit calomnieusement Griswold —, et opiomane, — comme se l’imagine Baudelaire en le sublimant. Poe n’était ni l’un ni l’autre. Malgré tant d’embûches rencontrées, le travail de traduction et le projet de faire connaître Poe à la France réussiront.

    Chaque recueil traduit par Baudelaire et édité à Paris par Michel Lévy : Histoires Extraordinaires, 1856; Nouvelles Histoires Extraordinaires, 1857 et Histoires Grotesques et Sérieuses, 1864, dont l’ensemble comporte la traduction de quarante-quatre récits et de deux essais sur un total de soixante-dix récits constitutifs de la prose de Poe, représente un véritable parachèvement. Il en va de même pour les autres textes : Les Aventures d’Arthur Gordom Pym, un roman inachevé, et Eureka, publiés ensemble, à Paris, chez le même éditeur, en 1870.

    La langue de Baudelaire est absolument moderne. Elle bouleverse encore et toujours le lecteur de cette fin de siècle, et jette un défi au temps et à l’évolution idéologique de la langue : ce sont d’irréfutables preuves quant à la modernité de ces traductions. Pour ces raisons et compte tenu de l’étude comparée que j’ai effectuée sur The Masque of the Red Death, je ne peux considérer le résultat obtenu par Baudelaire que comme une simple traduction, mais comme le texte-traduction qu’il est. Car il y a dans ce travail un dépassement de la matière traduisible et de l’intraduisible qui lui permet d’obtenir à l’arrivée, non pas le double en français du texte-source, mais une transformation de ce dernier en une forme nouvelle, à la fois semblable mais comportant des différences. Le Masque de la Mort Rouge, traduit par Charles Baudelaire, doit être considéré comme une métaphore du premier.

    – « Mais, alors, à quoi bon ces nouvelles traductions d’Edgar Poe ? » se demandera perplexe le lecteur de Blockhaus.

    L’intérêt de ces nouvelles traductions consiste en ce que je prends en compte les définitions et les commentaires que Poe énonça à l’égard de la construction du récit. Cette ample réflexion paratextuelle il la formula à différentes occasions, notamment à partir de 1845 : dans certains fragments de Marginalia, dans le compte-rendu de Tales paru dans L’Aristidean du mois d’octobre 1845, dans Eureka, ou encore dans les essais et dans de nombreuses lettres. Poe savait que sa recherche dans le domaine de la construction du récit avait fait de cette forme brève une forme supérieure au foisonnant roman, comme il le précisera, en parlant de lui-même à la troisième personne, dans le compte rendu de Tales : « C’est ainsi qu’il a produit des morceaux du plus remarquable caractère, et il a élevé le simple « récit » (tale), dans ce pays, par-dessus l’abondant « roman » — ainsi nommé conventionnellement. » Poe doit être considéré comme le novateur du récit bref, car il est un « ingénieur » dans le domaine de l’assemblage des intrigues et un fin manieur des états psychologiques du lecteur. L’ensemble de ses concepts vise à élaborer une écriture fondée sur l’effet à produire. De cette paratextualité poétique il en ressort des règles qu’il applique scrupuleusement et avec rigueur à ces assemblages mathématiques que sont les récits. D’où l’importance de prendre en compte, lors de la traduction, sa réflexion sur l’écriture. Par ailleurs, on sait très bien aujourd’hui que pour traduire le message d’un texte, le traducteur passe par une phase d’interprétation. Pour ma part j’estime que si en plus de la compréhension du message, le traducteur de Poe parvient à « percevoir globalement les divers rouages de l’effet qu’il [Poe] se propose de produire » (Poe, Marginalia, 1845) et les préserve à l’arrivée, le résultat ne peut qu’être plus fidèle au texte-source, et ceci sur le double axe du sens et de la forme. Déviations et variations sont les deux parties autour desquelles j’ai organisé mes commentaires sur les différences qui séparent le texte-source du texte-traduction de The Masque of the Red Death. Je formule ces commentaires non pas dans l’intention de démontrer qu’il y a (ou qu’il n’y a pas) des « erreurs » dans la traduction de Baudelaire, mais dans le but d’exposer mon point de vue en ce qui concerne la réelle possibilité d’effectuer une traduction près du texte. Je souhaite que grâce à mes traductions le lecteur de langue française puisse avoir un accès plus direct aux effets si particuliers de la langue de Poe, qui est une langue de l’émotion. De ce fait elle constitue le moyen privilégié pour toucher « les cordes [qu’il y a] dans les cœurs des [lecteurs de Blockhaus les] plus téméraires » (Le Masque de la Mort Rouge, § 9) et les émouvoir. En somme, telle a toujours été l’idée directrice de l’œuvre d’Edgar A. Poe.

 

La première partie, constituée des déviations, est plus dense que la première. Chaque type de déviation se définit par rapport aux règles du récit en tant que genre, règles reformulées par Poe. En effet, certains écarts commis par Baudelaire enfreignent, d’une part, le concept d’unité-récit issu de la vision métaphysico-poétique de Poe, et d’autre part, l’élaboration de l’axe du rouage de l’effet qu’est cette instance intermédiaire du narrateur. Instance fondatrice de la spécificité même de l’écriture de Poe. Mis à part les règles du récit en tant que genre et reformulées par Poe, je traite, entre l’une et l’autre partie, du symbolisme de ce récit et de sa subtile suggestion, en exposant les raisons pour lesquelles je considère la suggestion, la connotation et l’allusion comme des traits de la langue de Poe.

    Dans la vision métaphysico-poétique que Poe se faisait de son œuvre, il met en correspondance l’unicité de la Création divine (l’Univers) et l’idée selon laquelle pour qu’un récit soit réussi, l’assemblage des parties constitutives de l’intrigue devrait présenter ce même aspect. Le récit apparaît comme une unité scindée en deux, comportant un milieu grâce auquel les deux parties le constituant se trouvent en relation de contiguïté. Le contraste, l’opposition ou les contraires peuvent de la sorte être exploités, selon les exigences de l’idée traitée. Cette vision comporterait une problématique de l’unicité mais incluant un système binaire de contraires, tout comme dans certains systèmes religieux les contraires et le système binaire sont donnés en tant que principes (mâle/femelle, haut/bas, sec/humide, etc.). L’on remarquera l’application de ces principes dès 1838 avec Ligeia au sujet duquel il dira : « le plus extraordinaire, en son genre, de ses productions ». (Poe, qui s’exprime à la troisième personne en parlant de lui-même, compte rendu des Tales, 1845). Le schéma de base sera donc un récit scindé en deux parties, chacune comportant des personnages ou des rythmes narratifs etc. en contraste ou en opposition entre eux. Mais il faudra attendre jusqu’en 1848 pour que l’ensemble des idées concernant son art de construire soit énoncé dans Eureka.

    Mai 1842 fut l’année de la parution de The Masque of the Red Death dans le Graham’s Magazine. À cette époque Poe était déjà l’auteur de trente-sept récits brefs. Ainsi l’on constatera que ce récit répond, d’une part, au schéma de base : l’ensemble est articulé sur quatorze paragraphes, le milieu de l’unité-récit se trouve à la fin du septième où l’on peut lire apartments (appartements). La présence de ce terme à cet endroit en particulier, n’est pas due au hasard : il marque la séparation (apartment de l’italien appartamento qui signifie « séparer ») entre deux rythmes narratifs. Jusqu’à la fin du septième paragraphe le récit a été constitué d’informations générales quant aux événements qui précèdent le début de l’histoire, et des segments descriptifs (l’architecture de l’abbaye), ou encore des segments itératifs, bref, le récit avait gardé jusqu’au septième paragraphe un rythme lent. À partir du huitième paragraphe tout change. Le récit est focalisé sur l’action : l’intrusion d’un masque, au neuvième il est décrit, en même temps un trouble est jeté sur sa nature, trouble qui crée le suspens, et le narrateur fait une narration détaillée de l’action, polarisée par la présence de la Mort Rouge et aimantée par la chambre noire, jusqu’à atteindre le dénouement et la fin de la narration, où le mystère n’est pas pour autant élucidé. D’autre part, le récit répond également à une correspondance à valeur symbolique entre les sept chambres de l’abbaye et l’assemblage de l’intrigue en quatorze paragraphes, ou en prenant en compte cette frontière démarcative qu’est le milieu des masses narratives, sept paragraphes de part et d’autre. Cette correspondance implique le raisonnement métaphysico-poétique énoncé plus haut. Le lieu, qui au départ est une abbaye, se transforme en un lieu de passage : en le traversant d’un bout à l’autre, les personnages sortent de la dimension du plan humain (un prince et ses courtisans se retirent dans une abbaye pour échapper aux ravages de la peste) pour avoir accès à une dimension mythologico-religieuse (avec leur mort l’humanité toute entière disparaît).

    Baudelaire va à l’encontre des concepts que je viens d’exposer lorsque imperturbablement il modifie la répartition des masses narratives en un nombre supérieur de paragraphes que celui du texte-source : quatorze au départ contre vingt à l’arrivée. La correspondance symbolique entre l’édifice et la construction du récit n’existe plus. Ces alinéas supplémentaires ont lieu deux fois au quatrième paragraphe, une fois au septième, deux au treizième et une au quatorzième et dernier du texte-source. J’ai remarqué également une substitution lexicale qui ne préserve pas le sens de l’énoncé de départ dans sa totalité. Il s’agit de la substitution de structure par « bâtiment » :

§2 This was an extensive and magnificent structure

§2 C’était un vaste et magnifique bâtiment

Structure est un terme à deux sèmes. Il renvoie aussi bien à la manière dont une construction est bâtie qu’à la construction elle-même. En le substituant seulement ce dernier est préservé. Or, la manière dont quelque chose est structurée, renvoie implicitement, par connotation, à cette même correspondance symbolique que je viens de commenter.

 

    Dans ce récit il y a également deux autres aspects du symbolisme de l’œuvre de Poe. Il s’agit de l’anthropomorphisme que comportent les sept chambres de l’abbaye, et du « masque » qui est ici la Mort Rouge.

    L’une des images symboliques récurrentes de l’œuvre de Poe est celle de la maison anthropomorphe. Il s’agit d’une correspondance entre la maison et le corps humain. Le plus bel exemple est celui de la Maison Usher dans The Fall of the House of Usher, ou encore celui de la chambre nuptiale/mortuaire de Lady Rowena dans Ligeia. Dans The Masque of the Red Death, cette correspondance apparaît au quatrième paragraphe, lors de la description des pièces de l’abbaye. Répondant à la recherche esthétique de l’effet, la dimension symbolique de ces images n’est pas donnée explicitement, mais elle s’inscrit dans l’allusion, dans l’indice, dans la connotation, parmi certains éléments linguistiques, parfois dans le choix d’un verbe ou d’un nom ou d’un certain registre lexical. Parfois ces marques, véhicule du symbolisme anthropomorphe de l’abbaye, n’ont pas été préservées dans la traduction de Baudelaire. Le tressage du symbolisme implicite, qui apparaît tel un texte sous-jacent à la narration de l’événement, se trouve de la sorte amputé à l’arrivée. Par exemple dans l’énoncé suivant, où la présence du verbe to look (« regarder ») joue un rôle important dans ce sens :

§5 To the right and left, in the middle of each wall, a tall and narrow Gothic window looked out upon a closed corridor which pursued the windings of the suite.

§4 À droite et à gauche, au milieu de chaque mur, une haute et étroite fenêtre gothique donnait sur un corridor fermé qui suivait les sinuosités de l’appartement.

Dans la substitution lexicale de Baudelaire, où « donner » remplace « regarder », l’effet obtenu n’est plus le même. Il importe de préserver la figure qui confère aux fenêtres de l’abbaye la faculté humaine qu’est le regard. À l’arrivée, l’aspect anthropomorphe est absent. Au moyen de ces mêmes éléments que je viens de citer est tissée la dimension visionnaire de l’œuvre. Dans ce récit elle est le support qui expliquerait en grande partie l’énigme : elle élucide les raisons implicites pour lesquelles au septième paragraphe le narrateur révèle tout d’un coup que les personnages ne sont que des rêves (To and fro in the seven chambers there stalked, in fact, a multitude of dreams.), des formes produites par la projection des rayons de lumière du feu des brasiers, qui en traversant les carreaux teintés des fenêtres, les créent. La dimension visionnaire explique également le dénouement eschatologique mythico-religieux. Pour ce faire il convient de considérer le narrateur comme doté d’un pouvoir visionnaire, qui ayant vu la fin de l’homme et de la Création divine, les raconte. L’astuce narrative consiste en ce que Poe fait dépasser les limites de la pure fonction de narrateur en lui intégrant implicitement une qualité si peu usuelle à ce narrateur. En ce sens il importe de remarquer la présence du nom vision dans cette même section du récit (§4). En la substituant par « œil », Baudelaire ne préserve pas ce fin tissage du sens qu’est l’allusion où vient s’inscrire l’idée importante de l’état visionnaire du narrateur :

§4 The apartments were so irregularly disposed that the vision embraced but little more than one at a time.

§4 Les salles étaient si irrégulièrement disposées que l’œil n’en pouvait guère embrasser plus d’une à la fois.

Il est vrai que vision dénote selon le contexte dans lequel il est investi le field of vision (« champ visuel »), mais considéré en dehors de ce même contexte, il connote la faculté du narrateur à percevoir les apparitions que je viens de commenter.

    Par ailleurs, l’anthropomorphisme est également présent dans la description de l’horloge d’ébène qui se tient dans la chambre noire et rouge, mais ici il est inhérent moins à un choix lexical de Poe qu’à la langue anglaise elle-même. Avec ce type de lexique, le traducteur ne buterait pas sur ce vaste continent de la matière intraduisible s’il n’y avait pas en jeu le tissage de l’allusion si investi dans cette prose. En ce sens, cet anthropomorphisme de l’horloge d’ébène est intraduisible, car les éléments tels que minute-hand traduisible par « l’aiguille des minutes » mais non pas par la « main des minutes », ou encore the face, traduisible selon le contexte par le « cadran », mais intraduisible par le « visage », ce sont des éléments de la langue anglaise seulement. Poe accentue et prolonge l’aspect presque humain de l’horloge en ébène en utilisant le terme lungs (« poumons »), intégrant l’anthropomorphisme de la langue anglaise au sien. S’il est préservé à l’arrivée, au moins il attestera de l’aspect humain de l’horloge en ébène. Mais en substituant le terme « machine » à clock (horloge), si contraire à l’effet recherché par Poe, Baudelaire s’en écarte définitivement :

§5 and when the minute-hand made the circuit of the face, and the hour was to be stricken, there came from the brazen lungs of the clock a sound which was clear

§7 et quand l’aiguille des minutes avait fait le circuit du cadran et que l’heure allait sonner, il s’élevait des poumons d’airain de la machine un son clair,

    L’allusion, la suggestion, la connotation sont sans aucun doute les moyens préférés par Poe pour construire ses figures les plus complexes. C’est dans cette incision qu’il effectue dans l’esprit de son lecteur par où il insinue le sens profond de sa problématique. Dans Le Masque de la Mort Rouge, le sens de la figure symbolico-religieuse et sa métamorphose n’est à aucun moment dévoilé. Or c’est autour de cette figure-masque que Poe construit l’ensemble de l’intrigue. Ces figures-masques sont un procédé récurrent de cette écriture. Ce sont comme des figures vides mais autour desquelles s’organise toute l’intrigue : ce sont en somme des idées, car chacun des récits est en fait une idée. Poe suggère au lecteur — par l’intermédiaire du narrateur — que la Mort Rouge serait l’Avatar de la divinité descendue sur terre afin de punir l’humanité.

    Si les éléments sémantiques qui sont introduits au fur et à mesure au cours de la narration ne sont pas préservés à l’arrivée, le sens de cette figure-masque qu’est la Mort Rouge (et dont le sens symbolique n’est donné que par l’intermédiaire de l’allusion) ne parviendra au lecteur de langue française que très affaibli, voire même sans incidence avec le contenu symbolique. La toute première remarque que je ferai concerne la différence typographique du texte-source et du texte-traduction. L’appellation Mort Rouge apparaît cinq fois dans l’ensemble de la narration : les deux premières sont données entre guillemets et les autres trois sans, dans le texte-source. Baudelaire emploie les italiques pour les cinq récurrences. Or, dans l’écriture de Poe les unes et les autres marques typographiques sont employées avec une finalité précise.

    La Mort Rouge est une figure qui se transforme, ou si l’on préfère qui se métamorphose au cours de la narration. Au début, lorsqu’elle est citée entre guillemets dans le texte-source, Mort Rouge désigne la peste en tant qu’épidémie :

§1 The « Red Death » had long devasted the country.

§1 La Mort Rouge avait pendant longtemps dépeuplé la contrée.

§2 All these and security were within. Without was the « Red Death ».

§2 En dedans, il y avait toutes ces belles choses et la sécurité. Au-dehors, la Mort Rouge.

Plus tard au cours de la narration, Mort Rouge désignera la figure masquée qui s’introduit dans l’abbaye comme un intrus, à minuit. En ce sens elle est devenue « personnage », car elle n’est plus la peste comme initialement. Il convient de la considérer à présent comme une figure allégorique — ce contre quoi Poe se serait défendu, car l’idée d’écrire des récits avec une finalité morale lui a toujours répugné. Dans l’énoncé qui suit Mort Rouge est donnée sans guillemets dans le texte-source, elle désigne un masque intrus :

§9 But the mummer had gone so far as to assume the type of the Red Death.

§12 Mais le masque avait été jusqu’à adopter le type de la Mort Rouge.

Lors de la quatrième récurrence l’appellation désignera non plus l’épidémie ou le masque intrus, car entre-temps la figure a subi une nouvelle transformation : elle est reconnue par les courtisans et par le Prince Prospero comme étant la personnification de la peste. La différence avec la fois précédente réside en ce que les personnes présentes prennent le masque pour un intrus. Le rapprochement de deux données, peste et personnification, n’a lieu que lors de cette quatrième récurrence où elle apparaît dans le texte de départ sans les guillemets :

§14 And now was acknowlegded the presence of the Red Death.

§19 On reconnut alors la présence de la Mort Rouge.

La toute dernière fois, l’appellation apparaît encore sans guillemets dans le texte-source. Elle ne désigne plus ni la peste ni le masque intrus ni la peste personnifiée dans la personne du masque intrus, mais la divinité Trinitaire régnant pour l’éternité sous ses trois formes différentes : les Ténèbres, la Chute et la Mort Rouge :

§14 And Darkness and Decay and the Red Death held illimitable dominion over all.

§20 Et les Ténèbres, et la Ruine, et la Mort Rouge établirent sur toutes choses leur empire illimité.

En ne préservant pas à l’arrivée cctte présence/absence des guillemets pour l’appellation Mort Rouge, Baudelaire omet des marques qui servent dans le texte-source à signaler la transformation du signifié. Baudelaire ne prend pas garde de l’exploitation stylistique de la figure, qui subit effectivement une véritable métamorphose au cours de la narration. Par ailleurs, l’emploi de l’italique répond dans la prose de Poe, d’une part, à la présence des mots étrangers dans le récit comme le veut la convention, et d’autre part, spécifiquement à l’emploi qu’il en fait : l’italique sert à mettre l’accent sur un terme afin de le faire ressortir par emphase. En ce sens cette typographie vient se ranger parmi les marques d’un discours où est investi la fonction émotive du langage, ainsi que je le démontre ultérieurement. En mettant en italique cette appellation, Baudelaire non seulement ne prend pas garde de la métamorphose de la figure, mais en plus il modifie le ton, l’investissement émotif du narrateur, et va à l’encontre de tout ce qui est de l’ordre de la suggestion, vaste dialogue entre le narrateur et le lecteur.

    Ma deuxième remarque concerne le mot Avatar — avec majuscule dans le texte-source. Baudelaire l’écrit avec minuscule. La majuscule soulignerait l’origine orientale de la peste. Il s’agit plus d’un Orient mystique, religieux, sacré, que d’un Orient géographique. L’Avatar, rappelons-le, est chacune des descentes de Vichnou sur la terre. En écrivant « avatar » sans majuscule, Baudelaire omet la dimension sacrée et ne préserve que le simple terme au sens figuré de « métamorphose » ou de « transformation », sens présent dans le texte-source mais auquel il faut également ajouter la dimension hindouiste. Dans le sens originel et restreint, il désigne une descente. Dans cette même visée, Poe articule le dénouement de l’histoire, fin eschatologique, après laquelle règne une Trinité où la Chute (et non pas la Ruine comme le traduit Baudelaire) est l’une de ses formes. Le mouvement de descente est une constante (cf. Ombre dans le présent numéro de Blockhaus) de l’œuvre de Poe. La peste que Poe nomme la Mort Rouge apparaît de la sorte comme la punition divine que la divinité amène avec elle lors de sa venue. Par ailleurs l’on remarquera que l’emploi du mot « avatar » ne rentre dans l’emploi usuel de la langue anglaise que vers la fin du XIXème siècle. Poe en l’employant dans ce récit, écrit vraisemblablement avant 1842, date de sa publication, lui accorde la valeur étymologique (avatara mot sanskrit : « descente ». Le préfixe ava- marque un mouvement de haut en bas; la racine tr- signifie « traverser ») et le présente comme une véritable rareté de lexique.

    Toujours avec l’idée de « chute », l’on remarquera que parmi le lexique récurrent du vocabulaire de la langue de Poe, le verbe to hung est un élément usuel :

§7 that at the eastern extremity was hung, for example, in blue —

§7 Celle qui occupait l’extrémité orientale, par exemple, était tendue de bleu —

Or, traduire le verbe to hung avec les deux sèmes qui sont « pendre » et « recouvrir » est certes impossible en un seul mot. On ne peut que trouver un équivalent au risque de laisser se perdre l’un des deux sèmes du terme. L’idée de chute devrait être préservée car elle s’inscrit dans la problématique de l’œuvre. Ce verbe est surtout employé dans les descriptions des décors intérieurs des bâtisses. Les décors et les bâtisses sont deux autres aspects importants qui participent de la symbolique corps/maison.

    Un exemple parmi les nombreuses marques introduites dans la narration et qui contient des indications quant à la nature divine de la peste est le mot giddiest. Il n’a pas de véritable équivalent en langue française :

§5 it was observed that the giddiest grew pale,

§7 on remarquait que les plus fous devenaient pâles,

Le premier sens de ce mot désigne une sensation d’étourdissement et de chute; le deuxième sens renvoie à un état d’intoxication mentale entraînant une incapacité de concentration. Ce terme vient du vieil anglais gidig, ce qui signifie « fou », considéré à partir de l’étymologie du terme. Baudelaire l’a donc traduit en prenant en compte le sens originel. L’on remarquera la ressemblance entre gidig et god (dieu), et renvoie littérairement à l’idée d’« être possédé par dieu ». Ce qui est suggéré serait une certaine symptômatique se déclarant au contact avec la divinité qu’est la Mort Rouge. Ainsi Poe mettrait effectivement en rapport la peste et la divinité. Baudelaire en allant chercher le sens originel, « fou » ne prend pas en compte le contexte qui en quelque sorte ne manque pas de déterminer le sens des mots. Par conséquent, il conviendrait de le traduire par tout terme se rangeant dans la paradigme « étourdis », « écervelé », « évaporé », car le sens actuel du mot désigne quelqu’un qui est light in the head (« léger dans la tête ») littéralement.

    Un autre exemple dans cette même veine du contenu symbolique et du sens suggéré est le terme revel. Il présente des difficultés à la traduction. Baudelaire l’interprète hardiment comme étant une « orgie ». À l’origine il désignait une occasion d’obtenir des indulgences par des réjouissances. Il vient du vieux francais revel(er), ce qui signifie « émeute ». À son tour ce mot vient du latin rebellare « rebelle ». Or, en cherchant un équivalent à revel, et si l’on tient compte du sens originel, il est possible d’interpréter le bal masqué, le revel en question, comme l’occasion d’une émeute fomentée par des insurgés, en révolte contre une certaine loi qui n’est pas spécifiée dans le récit. Ce qui fait des courtisans et du prince des pêcheurs qui ont désobéi et transgressé la loi. Leur émeute s’apparente, en ce sens, à une fête païenne, qui, en effet, aujourd’hui serait qualifiée d’« orgie ». Un autre indice présent dans le texte-source permet à Baudelaire d’opter pour ce même terme : il est dit qu’à minuit la fête bat son plein (heure à laquelle se manifeste la Mort Rouge), or l’expression anglaise midnight revel signifie effectivement l’orgie nocturne. Ainsi, même si la traduction de Baudelaire nous apparaît quelque peu audacieuse, nombreux sont les éléments qui confirment et justifient son choix. Si Poe ne le dit pas aussi ouvertement que Baudelaire c’est parce qu’il prenait en compte l’esprit étriqué de ses compatriotes puritains qui sans aucun doute auraient crié au scandale. Mais en traduisant revel par « orgie » l’on risque de perdre l’idée de révolte contre une loi que les pécheurs ont transgressée. Pour ma part, je suppose qu’il s’agirait de la transgression de l’unique loi de l’homme : la mort, contre laquelle l’on se révoltera toujours. Éros vient comme une force équilibrante aider les révoltés contre les forces obscures de Thanatos. Images omniprésentes lors des pratiques orgiaques païennes. L’indulgence serait de repousser Thanatos au moyen de l’excès de la chair : Éros.

 

    En ce qui concerne l’élaboration de l’axe du rouage de l’effet, le deuxième aspect des règles du récit reformulées par Poe, et que je commenterai à présent, j’ai constaté d’autres contraventions qui vont à l’encontre de trois catégories de marques du discours. Ce sont (a) celle qui regroupe les marques de la fonction émotive du langage et de l’investissement du narrateur dans son propre discours; (b) celle qui comporte les références à la personne, le temps et le lieu de l’instance narrative; et (c) celle qui comporte les marques dénotant la relation je/tu ou narrateur/narrataire en l’occurence. Ces trois catégories constituent en grande partie le rouage de l’effet qu’est le narrateur. Grâce à elles Poe parvient à séduire le lecteur et à le manier psychologiquement, car selon mon hypothèse, cette instance intermédiaire (le narrateur) dépasse, dans l’élaboration de Poe, la pure fonction de faire la narration des événements et comprend également un dispositif particulier où les réactions du lecteur seraient en quelque sorte « programmées » à l’avance. C’est pourquoi, dans ma conception, le narrateur de Poe m’apparaît comme l’axe du rouage de l’effet.

    Parmi la première catégorie (discours et émotivité) l’on observera, par exemple, la ponctuation qui constitue l’un des traits spécifiques de l’écriture de Poe. La ponctuation donne le souffle et le rythme à la phrase. Elle investit et exploite la dimension émotive du discours : une phrase segmentée par des pauses ou des incises non seulement met en avant et isole un élément, mais atteste d’une modération dans le déferlement des émotions du narrateur. La ponctuation et son rapport à cet investissement est un aspect très élaboré dans la langue de Poe, d’où l’intérêt et mon souci de préserver la ponctuation du texte-source dans mes traductions — lorsque les structures du français le permettent. Il est à noter l’absence de l’emploi de virgules lors de certaines énumérations et la substitution par la conjonction and (et) dans ces quelques phrases qui serviront d’exemple :

§2 But the Prince Prospero was happy and dauntless and sagacious.

§2 Mais le Prince Prospero était heureux, et intrépide, et sagace.

§5 a sound which was clear and loud and deep and exceedingly musical

§7 un son clair, éclatant, profond et excessivement musical

§5 and there were the same disconcert and tremulousness and meditation as before

§7 et c’étaient le même trouble, le même frisson, les mêmes rêveries.

§6 It was necessary to hear and see and touch him to be sure that he was not.

§8 Mais il fallait l’entendre, le voir, le toucher, pour être sûr qu’il ne l’était pas.

§7 There were much glare and glitter and piquancy and phantasm

§9 C’était éblouissant, étincelant; il y avait du piquant et du fantastique

§14 And Darkness and Decay and the Red Death held illimitable dominion over all.

§20 Et les Ténèbres, et la Ruine, et la Mort Rouge établirent sur toutes choses leur empire illimité.

Dans la traduction de Baudelaire l’on notera une tendance assez marquée à substituer la récurrente conjonction and d’un phrasé coulé propre de Poe par des récurrentes virgules d’un phrasé « haché » de Baudelaire. Le rythme de Baudelaire est beaucoup plus normatif lors des énumérations.

    Ces récurrentes conjonctions (and/et) de Poe organisent également des paragraphes entiers, d’où le ton particulier qui s’en dégage du texte-source mais qui n’existe plus à l’arrivée :

§8 And the revel [...] And then the music ceased [...] ; and the evolutions [...]; and there was [...]. But now [...]; and thus it happened [...]. And thus too, [...]. And the rumor [...]

§11 Et la fête [...] Alors, comme je l’ai dit, la musique s’arrêta [...]; le tournoiement [...]; il se fit partout [...]. Mais le timbre de l’horloge [...]; aussi [...]. Et ce fut peut-être [...]. Et, la nouvelle [...]

§14 And now was acknowledged [...]. He had [...]. And one by one [...]. And the life of the ebony clock [...]. And the flames of the tripods [...]. And Darkness [...].

§19/20 On reconnut [...]. Elle était [...]. Et tous les convives [...]. Et la vie de l’horloge d’ébène [...]. Et les flammes des trépieds [...]. Et les Ténèbres [...].

 

    D’une manière générale l’on remarquera que Baudelaire insère un nombre important de coupes à l’intérieur des énoncés, tandis que Poe préfère des longs énoncés sans coupes. Leur présence à l’arrivée interfère aussi avec le degré d’investissement émotionnel du narrateur, car elles « hachent » la chaîne parlée et arrêtent le trop plein d’émotivité du narrateur. À l’arrivée, le lecteur francophone le perçoit comme une instance plus modérée que ne l’est le narrateur de Poe, par conséquent sa réaction sera aussi plus modérée. Je donne à la suite quelques exemples seulement. Une énumération exhaustive de l’ensemble de segments présentant à l’arrivée d’ajouts risquerait de lasser l’attention. À titre indicatif je n’en donne que quatre sur une quarantaine de coupes ajoutées :

§4 The fourth was furnished and lighted with orange —

§4 La quatrième, décorée d’orange, était éclairée par une fenêtre orangée,

§7 There were arabesque figures with unsuited limbs and appointments.

§9 Il y avait des figures vraiment arabesques, absurdement équipées, incongrûment bâties;

Par ailleurs, le nombre de coupes déplacées n’est que de deux et trois coupes du texte-source omises à l’arrivée. Je donne à la suite un exemple d’un très long énoncé caractéristique de l’écriture de Poe nécessitant un souffle long, car il ne faut pas oublier que Poe considérait la lecture de ses récits à haute voix comme la plus adaptée.

§7 and to him whose foot falls upon the sable carpet, there comes from the near clock of ebony a muffled peal more solemnly emphatic than any which reaches their ears who indulge in the more remote gaieties of the other apartments.

    La couche émotive du langage est présentée par l’intonation des énoncés, c’est l’affaire d’un dosage effectué avec mesure. Dans ce dosage un point d’exclamation ajouté risque d’enfreindre ce réglage et par conséquent l’attitude du sujet à l’égard de ce dont il parle sera également modifiée. Ainsi lorsque Baudelaire ajoute un point d’exclamation à la fin d’un énoncé, qui par ailleurs relève au départ d’une fonction plus informative, cette même attitude est modifiée :

§4 It was a voluptuous scene, that masquerade.

§4 Tableau voluptueux que cette mascarade !

La posture du narrateur à l’égard de ce dont il parle étant modifiée, la fonction du langage l’est aussi. L’on remarquera également en ce qui concerne l’emphase et l’investissement émotif du narrateur, l’emploi caractéristique des termes en italique dans cette écriture. Je ne me réfère pas aux termes soulignés appartenant à une langue étrangère, mais à ceux de l’anglais. Voici quelques exemples :

§6 It was necessary to hear and see and touch him to be sure that he was not.

§9 His vesture was dabbled in blood

Marques de l’emphase que Baudelaire ne préserve pas :

§8 Mais il fallait l’entendre, le voir, le toucher, pour être sûr qu’il ne l’était pas.

§12 Son vêtement était barbouillé de sang —

    La répétition en tant qu’une esthétique recherchée parmi certains éléments lors des énumérations marque la tension émotive in crescendo du narrateur à certains endroits de la narration, comme par exemple à la fin du deuxième paragraphe du texte-source :

§2 There were buffons, there were improvisarori, there were ballet-dancers, there were musicians, there was Beauty, there was wine.

§7 There were much glare and glitter and phantasm — [...] There were arabesque figures with unsuited limbs and appointments. There were delirious fancies such as the madman fashions. There were much of the beautiful, much of the wanton, much of the bizarre.

Ces répétitions (there were, quatre fois, much, trois fois) constituent des traits récurrents de l’écriture de Poe : un éventuel reflet de sa personnalité obsessionnelle. Rappelons ce trait de caractère de Poe qui le conduit à apporter à ses écrits d’interminables retouches, parfois à en rayer des sections entières d’un récit ou à raccourcir à un tiers un poème, et ceci même sur des textes déjà publiés. Il vise toujours un stade de plus en plus parfait, et investit de l’énergie à cause de cette exigence et rigueur qui l’inquiète. Toujours à la poursuite du modèle intangible de perfection qu’est, à ses yeux, l’œuvre divine de la Création : « Les intrigues de Dieu sont parfaites. L’univers est une intrigue de Dieu. » (Poe, Eureka, 1848). Dans l’énoncé d’arrivée, ce trait caractéristique de l’écriture de Poe se trouve modifié et substitué par un autre type de construction, moins répétitif, où les groupes récurrents (there were, « il y avait »/much, « beaucoup ») ont été omis par deux fois pour le premier et une fois pour le second :

§2 Il y avait des bouffons, il y avait des improvisateurs, des danseurs, des musiciens, il y avait le beau sous toutes ses formes, il y avait le vin.

§9 C’était éblouissant, étincelant; il y avait du piquant et du fantastique, — [...] Il y avait des figures vraiment arabesques, absurdement équipées, incongrûment bâties; des fantasies monstrueuses comme la folie; il y avait du beau, du licencieux, du bizarre en quantité.

Mais la répétition peut également avoir lieu en relation au rythme des événements. L’on remarquera en ce sens l’ensemble des paragraphes à narration itérative, qui sont les paragraphes cinq, sept et huit où le récit revient inlassablement sur une même idée, à savoir l’arrêt des danseurs à chaque fois que l’horloge d’ébène sonne les heures, dans ces segments du récit l’on remarquera l’alternance entre le mouvement et l’arrêt.

    La deuxième catégorie (je-ici-maintenant) comporte les références à la personne, le temps et l’instance narrative. Parmi ces individus linguistiques l’on comptera les modalisants, par exemple. Baudelaire omet de traduire le modalisant évaluatif however (« toutefois ») dans :

§4 In many palaces, however, such suites form a long and straight vista,

§4 Dans beaucoup de palais, ces séries de salons forment de longues perspectives en ligne droite,

Ce type d’élément, qui est en rapport avec la situation ultérieure par rapport à l’histoire qu’est la situation de l’énonciation ou en l’occurence l’instance narrative, joue dans l’élaboration de cette autre instance intermédiaire qu’est le narrateur de Poe un rôle déterminant dans la mesure où il indique que l’accent dans ce segment du récit est porté moins sur l’histoire (les événements) que sur le discours même du narrateur, de telle sorte que la présence de celui-ci devient plus importante que l’objet de son discours (les événements). En l’omettant, Baudelaire enlève au récit cette particularité qui consiste en ce que le narrateur a des degrés de présence. Par ailleurs, la proposition incise (comme dans l’exemple que je viens de donner) répond dans la langue de Poe à des critères très précis. C’est par cet intermédiaire qu’il élabore l’ambiguïté du caractère de ses narrateurs car ils sont des personnages pleins de contradictions, d’incertitude, etc. Autant le modalisant révèle l’attitude de narrateur à l’égard de ce dont il parle, tout en le rendant plus présent que l’objet de son discours, autant le mode verbal révèle si le narrateur considère comme vrai ou comme une simple hypothèse ce dont il traite. Ainsi dans :

§4 as might have been expected from the duke’s love of the bizarre

le choix de might have been exprime une possibilité envisagée à partir d’un passé hypothétique, donc il conviendrait de le traduire par un conditionnel passé (« on aurait pu »), tandis que Baudelaire emploie l’imparfait de l’indicatif qui est, en principe, employé pour exprimer un fait considéré comme réel :

§4 comme on pouvait s’y attendre de la part du duc et de son goût très vif pour le bizarre.

    Pour ce qui est de la troisième catégorie (je/tu ou en l’occurence narrateur/narrataire), voici un exemple où des marques mettant l’accent sur la relation je/tu n’ont pas été préservées :

§7 Be sure they were grotesque.

§9 À coup sûr, c’étaient des conceptions grotesques.

À l’arrivée la formulation impersonnelle (« à coup sûr ») omet l’apostrophe, figure au moyen de laquelle le lecteur se trouverait impliqué.

    Mais la fonction émotive du discours — si investie dans ce rouage de l’effet qu’est le narrateur — n’est pas l’unique moyen dont use Poe dans l’élaboration de cette écriture — si mesurée — afin d’émouvoir le lecteur. La fonction poétique du langage confère à ce tissage un relief qui lui est propre, ce sont autant des particularités sonores en rapport avec le sentiment poétique que Poe définit par l’incidence de la mélodie sur la sphère des émotions. Je me réfère aux figures phoniques qui constituent des rimes à l’intérieur des segments de la prose. Ces figures sont d’autres limites me conduisant jusqu’aux frontières de la matière traduisible. Dans ces cas l’on ne peut que trouver des équivalents — dans le cas où l’on ait choisi de le faire. L’option de Baudelaire, qui, comme on le verra, dans sa pratique de la traduction a choisi de sauvegarder moins la forme que le sens, ne prend pas en compte ces formes embellissantes de la matière sonore. La prose de Poe comporte une dimension poétique certaine, d’où ce type de figure phonique réitérative n’est pas écarté. Il cherche à créer des images phoniques parallèles et grammaticales (appartenant à la même catégorie) et si possible entretenant un rapport de contraires quant au sens. Ainsi j’en ai prélevé trois où je constate une intraduisibilité partielle :

§2 ingress/egress [ ` I n g r e s ] [ ` i g r e s ]

signifiant : « le droit d’entrer » et « le droit de sortir ».

§2 within/without [ w I D ` I n ] [w I D ` A U t ]

signifiant: « en dedans » et « en dehors ».

§7 glare/glitter [ g l e « (r ) ] [ ` g l I t « (r) ]

signifiant : « éblouissement », mais aussi « un regard fier et haineux », et « scintillement » ou « brillant ».

Les deux premiers parce qu’ils sont des antonymes s’inscrivent dans la longue chaîne des contraires qui est investie dans le récit. Dans ma traduction je n’ai pas pu trouver mieux que : « entrer » et « sortir » pour le premier groupe, où je parviens à préserver à l’arrivée le sens des contraires, mais où la figure phonique réitérative se trouve absente. Baudelaire, qui dans son intention de réécriture n’hésite pas à aller jusqu’à la modification du contexte, modifie les images :

§2 They resolved to leave means neither of ingress nor agress to the sudden impulses of despair or of frenzy from within.

§2 Ils résolurent de se barricader contre les impulsions soudaines du désespoir extérieur et de fermer toute issue aux frénésies du dedans.

Il ne préserve ni le sens (le segment comportant une erreur d’interprétation ou contresens) ni la figure, et ne propose pas non plus d’équivalence. Le contresens réside dans le fait que Baudelaire partage entre l’« intérieur » et le « dedans » le « désespoir » et les « frénésies », tandis que dans l’énoncé de départ ils sont tous deux à l’intérieur de l’abbaye, ni l’un ni l’autre ne pouvant sortir de cette enceinte.

    Pour le deuxième groupe, j’ai trouvé « en dedans » et « en dehors » où l’on perçoit une figure phonique réitérative :

en dedans / en dehors

[ a) | | d « d a) ] / [a) | | d «  {]

Phonèmes qui bien entendu ne sont pas les mêmes que ceux de la langue anglaise. Ces deux éléments se trouvent dans une relation de contiguïté dans la chaîne syntaxique. Relation que j’ai préservée dans ma traduction parce qu’elle fait mieux ressortir l’effet sonore et sémantique. Baudelaire en plaçant chacun des éléments en tête de phrase, les sépare, et par conséquent l’oreille ne peut plus percevoir aussi distinctement le même effet.

§2 All these and security were within. Without was the « Red Death ».

§2 En dedans, il y avait toutes ces belles choses et la sécurité. Au-dehors, la Mort Rouge.

Le choix d’antonymes de Baudelaire présente une irrégularité quant à la figure phonique (en dedans/au-dehors).

    Pour le troisième et dernier groupe, il est à remarquer qu’il n’est pas constitué de deux termes antonymiques. Je les ai traduits en respectant le sens mais l’effet de la figure phonique n’a pas été possible à rendre en français :

éblouissement / brillance

[ e b l u i s m a) ) ] [ b { i j a) s ]

Dans l’énoncé de Baudelaire l’on note une régularité phonique due à la terminaison :

§7 There were much glare and glitter and piquancy and phantasm

§9 C’était éblouissant, étincelant; il y avait du piquant et du fantastique, —

Le sens est également rendu. Le rythme de la proposition n’est pas tout-à-fait le même à cause des coupes ajoutées à la place des conjonctions.

    Le contenu, c’est-à-dire le sens, doit être préservé quand le choix s’impose entre forme et contenu, mais lors d’une traduction de prose où la fonction poétique est si investie, le traducteur doit prendre en compte — chaque fois qu’il le peut — les séquences phonologiques également.

 

Pour ce qui est de la deuxième partie, constituée des variations, j’ai groupé ici des exemples qui relèvent à la fois d’un postulat et d’une méthode de Baudelaire quant à sa pratique de la traduction. Le premier concerne son intention d’adapter le message à des constructions grammaticales et à des locutions usuelles de la langue française, le deuxième correspond aux nombreuses manipulations des éléments d’un énoncé : déplacement, substitution et omission, qu’il exécute dans le but de sauvegarder dans la plus large mesure, moins la forme que le sens. J’ai également introduit dans cette partie des exemples de la tendance explicative que présente la méthode de Baudelaire. Voici des exemples de quelques adaptations.

    Dans l’énoncé qui suit il est à remarquer le déplacement, la substitution et l’omission de certains éléments afin de contourner une construction grammaticalement transposable d’une langue à l’autre mais où apparaît une alternative plus usuelle en français au profit de laquelle Baudelaire n’hésitera pas à effectuer nombreuses manipulations :

§1 The scarlet stains upon the body and especially upon the face of the victim, were the pest ban which shut him out from the aid and from the sympathy of his fellow-men.

§1 Des taches sur le corps, et spécialement sur le visage de la victime, la mettaient au ban de l’humanité, et lui fermaient tout secours et toute sympathie.

Si l’on réduit la proposition principale de l’énoncé de départ et la proposition de l’énoncé d’arrivée à leurs éléments de base, l’on constatera que l’une et l’autre sont différentes : (sujet + verbe to be + attribut), (sujet + complément d’objet direct + verbe mettre + complément circonstanciel de lieu). Baudelaire opte pour une construction comportant le groupe « mettre au ban », qui est plus usuelle en français, et écarte l’emploi de « ban » dans le sens de « proclamer un interdit », comme c’est le cas dans l’énoncé de départ, construction pourtant grammaticale en français. La différence entre the stains were the pest ban (forme réduite) à savoir : « les taches étaient le ban de la peste », et « des taches le mettaient au ban » (forme réduite) réside en ce qu’au départ pest ban (l’interdit de la peste) est le prédicat de stains (taches). À l’arrivée « ban », est devenu le complément circonstanciel de lieu entraînant la substitution du verbe to be (être) par « mettre » et l’omission du complément du nom pest, dans pest ban. Ces différences fondent une variation quant au sens de l’énoncé : dans celui de départ les « taches » sont l’interdit promulgué par la peste et qui exclut le pestiféré du groupe social, tandis que dans celui de l’arrivée, les « taches » exilent (par leur simple présence sur le corps de la victime) le pestiféré du groupe. La différence en fait s’inscrit dans le langage de ce qui est glissé subrepticement dans le tissage du sens des énoncés de Poe : la peste est traitée ici comme une entité promulguant des interdits. Cette manière de traiter la figure de la Mort Rouge devient, à mesure que la narration se fait, de plus en plus nette, passant d’une épidémie à l’aspect d’un masque, etc.

    Le deuxième exemple que je commenterai comprend une section du récit plus longue. Elle inclut nombreuses variations, c’est pourquoi je l’ai choisie. À part les modifications parmi les éléments de l’énoncé, semblables à celles que je viens de commenter pour le premier exemple, il y a également une tendance explicative incluse dans la traduction :

§4 Now in no one of the seven apartments was there any lamp or candelabrum, amid the profusion of golden ornaments that lay scattered to and fro or depended from the roof. There was no light of any kind emanating from lamp or candle within the suite of chambers. But in the corridors that followed the suite, there stood, opposite to each window, a heavy tripod, bearing a brazier of fire, that projected its rays through the tinted glass and so glaringly illumined the room. And thus were produced a multitude of gaudy and fantastic appearances.

§6 Or, dans aucune des sept salles, à travers les ornements d’or éparpillés à profusion çà et là ou suspendus aux lambris, on ne voyait de lampe ni de candélabre. Ni lampe, ni bougies; aucune lumière de cette sorte dans cette longue suite de pièces. Mais, dans les corridors qui leur servaient de ceinture, juste en face de chaque fenêtre, se dressait un énorme trépied, avec un brasier éclatant, qui projetait ses rayons à travers les carreaux de couleur et illuminait la salle d’une manière éblouissante. Ainsi se produisait une multitude d’aspects chatoyants et fantastiques.

L’on notera principalement dans cette section du récit que Baudelaire a déplacé cette fois-ci non plus des sèmes (unité sémantique minimale des figures du contenu), comme c’était le cas lors de l’exemple précédent, mais des groupes complets organisateurs de toute une section. Premièrement, le groupe initial indiquant le lieu (« aucune des sept chambres ») ne suit pas le groupe indiquant l’absence des sources lumineuses (any lamp or candelabrum) comme c’est le cas dans l’énoncé de départ, mais suit le groupe énumératif concernant les objets du décor (« à travers les ornements [...] »). Ce ne sera que pour clore l’énoncé qu’il placera le groupe indiquant l’absence des sources de lumière (« on ne voyait de lampe ni de candélabre. »). Deuxièmement : dans le segment de départ, il y a une formulation de cause et d’effet s’articulant sur deux phrases, celle que je viens de commenter et la suivante : Now in no one of the seven [...], There was no light [...]. Ce rapport de cause et d’effet, selon lequel n’ayant pas de source de lumière il n’y a pas de lumière, se trouve absent à l’arrivée, car l’inversion de deux phrases entraîne une répétition (« on ne voyait de lampe ni de candélabre. Ni lampes, ni bougies [...] ») qui ne correspond ni à la forme ni au sens de départ. Par ailleurs, la tendance explicative de la traduction de Baudelaire apparaît ici dans la mesure où il ajoute un sujet indéfini qui accomplit l’action du verbe « ne voyait ». Cette présence là, même sous son aspect indéfini, n’existe pas. Elle interfère avec deux questions qui sont en rapport, d’une part, avec la question de la construction du récit, celle de l’élaboration du narrateur, et d’autre part avec la dimension visionnaire du texte. Je traite de ces questions dans la partie des déviations. Sommairement je dirai en ce qui concerne ce dernier que la présence des courtisans et du Prince est démentie par le narrateur, selon qui ce ne sont que des formes rêvées, par conséquent « on » représente une contravention. Un autre ajout explicatif est l’emploi de l’adjectif « longue » dans « longue suite de pièces. ». Toujours dans cette même visée de la traduction explicative est classée la modification par l’emploi de l’anaphore et de son interprétant : « leur » dans « les corridors qui leur servaient de ceinture », renvoie à la phrase précédente où se trouve l’interprétant : « la suite des pièces ». Ce type de renvoi et l’emploi de l’anaphore est absent de la section du récit de départ. Par la suite, Baudelaire effectue, dans cette même section, d’autres déplacements parmi les groupes : ainsi « se dressait », qui initialement se trouve séparé du complément d’objet direct (« un énorme trépied ») par l’emploi d’une proposition incise (opposite to each window), se trouve, à l’arrivée, à la suite, préférant une construction syntaxique suivie, et plus normative : (complément circonstanciel de lieu + sujet + verbe « se dresser » + complément d’objet direct). L’une des particularités des articulations des phrases entre elles dans la syntaxe de Poe concerne justement l’emploi important de la proposition incise, ce qui lui permet de développer deux idées dans un harmonieux tressage pendant des sections entières. Dans cette même section l’on remarquera d’autres ajouts : « juste » dans « juste en face de chaque fenêtre », qui ajoute l’idée d’exactitude, de précision; « d’une manière » dans « d’une manière éblouissante » ce qui permet de restituer l’emploi adverbial de so glaringly — s’inscrivant dans la tendance explicative que j’ai déjà commentée. Un dernier point concernant cette section est celui de la capacité de Baudelaire dans le domaine lexical : il trouve des termes en français qui au départ n’ont pas de véritable équivalent, comme dans : a multitude of gaudy and fantastic appearances. Or, il se trouve que le terme gaudy pose des problèmes. Baudelaire le traduira par « chatoyant » dans « une multitude d’aspects chatoyants et fantastiques ». Gaudy désigne en anglais l’ornement qui peut relever du mauvais goût, de ce qui est impropre, voire inadéquat en relation à une pièce vestimentaire, une décoration ou même un style littéraire. Selon le contexte, gaudy est en rapport avec les apparitions. En choisissant le terme « chatoyant » (que j’ai emprunté à Baudelaire pour ma traduction) Baudelaire fait ressortir le sème de lumière, à savoir « les reflets changeants suivant le jeu de la lumière » (Robert, Cf. : « chatoyer »), sème qui apparaît lors de la phrase antérieure (« projetait ses rayons »/« illuminait »/« éblouissante »), ainsi il l’intègre dans une chaîne sémantique qui justifie son choix. Par ailleurs le sème indiquant ce qui est inadéquat, impropre, etc. n’est pas présent à l’arrivée. L’avant dernière remarque concernant les variations est celle de l’adaptation idiomatique ou de style. Voici un exemple :

§2 With such precautions the courtiers might bid defiance to contagion.

§2 Grâce à ces précautions, les courtisans pouvaient jeter le défi à la contagion.

Le souci constant qui accompagne le travail de traduction de Baudelaire est celui de trouver une formulation la plus proche possible des locutions de la langue française, telle que la locution prépositive « grâce à » qui signifie « à l’aide, au moyen de » (en parlant d’un résultat heureux) (Robert), et qui est, effectivement, l’idée équivalente de l’énoncé de départ : with such precautions (« avec des telles précautions »). La reformulation d’un énoncé peut répondre, par ailleurs, à un certain rythme et idée générale du mode de penser la langue par un groupe ou individu, comme dans le cas d’un écrivain. Dans la modification de la phrase qui suit l’on remarquera la tendance de Baudelaire à adapter cette fois-ci non plus à une locution propre à la langue française (adaptation idiomatique) mais plutôt à son propre style :

§4 The third was green throughout, and so were the casements.

§4 La troisième, entièrement verte, et vertes les fenêtres.

Ici la modification concerne surtout le rythme de la phrase : à l’arrivée le segment présente deux pauses (ajout de virgule) et la répétition de l’adjectif « verte » (deux fois), de même que l’absence du verbe to be (être). Au départ l’énoncé est constitué de deux phrases simples comportant chacune un verbe (être), articulées dans un syntagme au moyen de la conjonction and (et) et d’une virgule qui vient marquer l’énumération d’éléments, ce qui n’apparaît pas dans l’énoncé d’arrivée. So, marquant la comparaison, est également absent à l’arrivée. Voici un autre exemple de l’adaptation au style propre de Baudelaire :

§5 But when the echoes had fully ceased

§7 Mais quand l’écho s’était tout à fait évanoui

Dans cette reformulation l’on remarquera une recherche de style dans la substitution lexicale du verbe to cease (cesser) par « évanouir » en ce qui concerne la description de l’arrêt de la musique. Par ailleurs, la substitution du pluriel de the echoes (les échos) par le singulier : « l’écho » enlève à l’arrivée quelque chose de l’écoulement progressif du son au profit d’arrêt brusque. Le choix du singulier semble répondre à une adaptation idiomatique du français usuel qui préfère le singulier pour le nom « écho » sans pour autant interdire l’emploi du pluriel. Il est à remarquer également que l’adaptation à un style personnel peut concerner une expression contenue dans un énoncé, comme dans :

§2 When his dominions were half depopulated, he summoned to his presence a thousand hale and light-hearted friends

§2 Quand ses domaines furent à moitié dépeuplés, il convoqua un millier d’amis vigoureux et allègres de cœur,

Le sens littéral de light-hearted est celui de: « un cœur léger », car le premier signifie : free from sorrow, cheerful, hopeful (C.O.D.) et le second se définit par « avec insouciance et plaisir » (Robert) : les deux définitions s’accordent, donc les deux locutions s’équivalent. Or, Baudelaire dans le souci de formuler des expressions adaptées à son style, propose : « allègresse de cœur ».

    Bien que souvent ces adaptations à une langue française usuelle ou à un style littéraire apportent au texte d’arrivée cette qualité coulée parmi les idées et les constructions syntaxiques si agréable à l’oreille, l’on notera néanmoins qu’à la double tendance normative et explicative inhérente à la pratique de la traduction chez Baudelaire s’ajoute un troisième aspect directeur qui consiste en ce que la lecture est dirigée au moyen d’éléments qui viennent s’ajouter ou se substituer à d’autres dans le but de « compléter » le sens de certains énoncés que Baudelaire devait trouver peu précis ou manquant de clarté. Je présente quelques exemples qui illustreront ce point et qui constitue le dernier de cette étude comparative :

§4 But in the western or black chamber the effect of the fire-light that streamed upon the dark hangings through the blood-tinted panes was ghastly in the extreme, and produced so wild a look upon the countenance of those who entered, that there were few of the company bold enough to set foot within its precints at all.

§6 Mais dans la chambre de l’ouest, la chambre noire, la lumière du brasier qui ruisselait sur les tentures noires à travers les carreaux sanglants était épouvantablement sinistre, et donnait aux physionomies des imprudents qui y entraient un aspect tellement étrange, que bien peu de danseurs se sentaient le courage de mettre les pieds dans son enceinte magique.

Cet énoncé présente clairement le souci de réécriture de certains passages. L’on remarquera, en suivant linéairement un texte et l’autre, la substituion de la conjonction or (ou) dans the western or black par un groupe opposé : « la chambre de l’ouest, la chambre noire, [...] » ce qui entraîne à l’arrivée la répétition du nom « chambre » deux fois et qui est inexistante dans l’énoncé de départ; l’omission de : effect dans : the effect of the fire-light dans « la lumière du brasier », ce qui fait que le premier traite de l’effet produit par la lumière du feu, tandis que le second se réfère à la lumière directement : contresens à constater donc à l’arrivée; substitution de dark (sombre) dans the dark hangings par « noires » dans : « les tentures noires », ce qui entraîne à l’arrivée une deuxième répétition parmi les éléments lexicaux : où « noire/noires » est répété deux fois, tandis que dans l’énoncé de départ la combinaison est black/dark (noire/sombres); recherche de style également dans la substitution de the blood-tinted panes (« les carreaux couleur sang », littéralement) par la formulation stylisée de Baudelaire : « les carreaux sanglants »; substitution du terme extreme ghastly in the extreme par « sinistre »; substitution entre countenance (visages) et « physionomies »; ajout du groupe interprétatif « des imprudents » à la place du simple démonstratif these (ceux). Le narrateur de Poe à aucun moment ne qualifie d’« imprudents » ceux de la compagnie qui pénétrèrent dans la chambre noire. Même type d’explication glissée dans la substitution entre ceux qui sont désignés par few of the company (quelques uns de la compagnie) et « danseurs », terme qui n’apparaît qu’ultérieurement dans le récit; substitution de la tournure bold enough (suffisamment courageux) par « se sentaient le courage », et un ajout tout à la fin de ce long énoncé, ajout franc et direct lorsque Baudelaire traduit to set foot within its precints at all par « mettre les pieds dans son enceinte magique » : « magique » qualificatif d’« enceinte » est donc un ajout qui frôle le faux sens (idée contraire à celle de l’énoncé) car ce qui est dit dans l’énoncé de départ concerne l’attitude de certains quant à mettre les pieds guère au-delà du seuil.

    Dans cette même veine et toujours en rapport avec la catégorie des substitutions importantes, l’on remarquera six autres récurrences : « bleu profond » au lieu de « bleu vif » dans : That at the eastern extremity was hung, for example, in blue — and vividly blue were its windows (§4); confused (confus) par « délirante » dans as if in confused revery or meditation (§5); decora par « décorum » dans : He disregarded the decora of mere fashion (§6). Il est à noter que le sens de decora est particulier à Poe et qu’il ne constitue un mot présent tel quel dans le dictionnaire de la langue anglaise (C.O.D.), en l’écrivant en italique dans le texte de départ, Poe signale son sens non dévoilé et préserve un sous entendu. Il relèverait à la fois de l’esthétique et de l’éthique, des décors et embellissements d’une part et des conventions d’autre part. Baudelaire en le traduisant par « décorum » omet l’aspect d’ornementation (esthétique) qu’il peut désigner également. Pour ma part je considère que si au départ il existe intentionnellement une ambiguïté, à l’arrivée elle doit être préservée. Les autres trois substitutions importantes sont : masquerade par « travestissement » dans his own guiding taste/... /had given character to the masquerade (§7) d’où se trouve absent le sème de l’élément prélatin mask — renvoyant autant à l’objet vestimentaire du masque qu’à l’acteur des pièces muettes et musicales du XVIème siècle élysabéthain, qui est un aspect important de ce récit; delirious par « monstrueuses » dans There were delirious fancies (§7); et and to him (à celui) par « et à l’étourdi » dans: and to him whose foot falls upon the sable carpet (§7).

    Parmi les ajouts importants qui sont compris également par cette tendance explicative et interprétative de la traduction de Baudelaire, l’on remarquera neuf récurrences apportant en plus un aspect directionnel à la lecture : « sous toutes ses formes » est ajouté à there was beauty (§2) dans : « il y avait le beau sous toutes ses formes » (§2). L’idée abstraite de Beauté à laquelle il est fait allusion dans l’énoncé de départ devient une idée expliquée et déterminée dans une certaine mesure, à cause de l’ajout; « belles choses » est ajouté à : All these and security were within (§2) dans : « En dedans, il y avait toutes ces belles choses et la sécurité. » (§2); « Au bout d’un espace de » est ajouté à : and at each turn a novel effect (§4) dans : « Au bout d’un espace de vingt à trente yards il y avait un brusque détour, » (§4). L’ensemble de l’énoncé a été inversé lors de la réorganisation des groupes constitutifs par Baudelaire. Par ailleurs, l’on notera le contresens lorsque Baudelaire traduit turn par « détour » : le terme « angle » conviendrait mieux selon le contexte; « qui occupait » ajouté à : That at the eastern extremity was hung, for example, in blue —, dans : « Celle qui occupait l’extrémité orientale, par exemple, était tendue de bleu, — »(§4); « par une fenêtre » est ajouté à The fourth was furnished and lighted with orange — (§4) dans : « La quatrième, décorée d’orange, était éclairée par une fenêtre orangée, — »(§4); « vraiment/absurdement » sont ajoutés à : There were arabesque figures with unsuited limbs and appointments (§7) dans : « il y avait des figures vraiment arabesques absurdement équipées incongrûment bâties » (§9); « comme » est ajouté à To and fro in the seven chambers there stalked, in fact, a multitude of dreams (§7) dans : « Bref, c’étaient comme une multitude de rêves qui se pavanaient çà et là dans les sept salons » (§9). L’ajout de l’adverbe de comparaison « comme » modifie le type de phrase : à l’arrivée le narrateur compare tandis qu’au départ il affirme; « — cependant complaisantes — » ajouté à : but the figure in question had out-Heroded Herod, and gone beyond the bounds of even the prince’s indefinite decorum. (§9), dans : « mais le personnage en question avait dépassé l’extravagance d’un Hérode, et franchi les bornes — cependant complaisantes — du décorum imposé par le prince » (§ 12); et le dernier exemple sera l’ajout du groupe « comme une grande statue » à : seizing the mummer, whose tall figure stood erect and motionless (§ 13) dans : « et, saisissant l’inconnu, qui se tenait, comme une grande statue, droit et immobile » (§18).

    Par ailleurs, en ce qui concerne les omissions, l’on comptera à peine trois éléments manquant à l’arrivée, dont je ne commenterai que celui qui me semble le plus important de par sa portée symbolique. Il s’agit du groupe : its seal (son sceau) dans : Blood was its Avatar and its seal (§1) groupe qui n’apparaît pas dans : « Son avatar, c’était le sang, — » (§1). Or, seal implique le « signe » dans son sens originel (du latin sigillum diminutif de signum : « signe ») (C.O.D.) (et de signum : « effigie ») (Robert). Or, si l’Avatar est l’incarnation de la divinité, comme je l’ai démontré dans la première partie de ce travail (voir supra : Déviations), le sceau apparaît comme la marque de malédiction, le signe annonciateur de mort, avec laquelle la Mort Rouge frappe les victimes. Considéré dans le contexte de l’histoire, la tache de sang présente sur le corps du pestiféré serait le signe de reconnaissance de la maladie qui, dans l’immédiat, entraînerait l’exclusion du malade du groupe social, et par la suite, la mort. En l’omettant, le récit à l’arrivée ne présente plus cette dimension prophétique de malédiction qui est inhérente à l’œuvre de Poe, comme le lecteur pourra le constater en lisant Ombre (1835) que je propose dans ce même numéro de Blockhaus, ou encore dans d’autres textes tel Metzengerstein, le premier des récits de Poe à avoir été publié en 1832.

 

    Mon but ayant été de démontrer que les récits de Poe peuvent et doivent être traduits près du texte afin de préserver les qualités qui lui sont spécifiques, je souhaite que ces nouvelles traductions convainquent le lecteur de langue française et qu’elles mettent à sa portée le ton et les effets si particuliers de la langue de Poe.

    J’ai effectué ces traductions en prenant en compte les règles que Poe énonça à l’égard de l’« art » de construire des intrigues, car je suis persuadée que leur connaissance permet au traducteur de mieux identifier les éléments ou les constructions qui organisent le récit en tant qu’une unité, et les ayant identifiés, il les préservera à l’arrivée.

    Dans la trop contraignante pensée de certains vieux universitaires, les idées théoriques formulées par un auteur à l’égard de son propre travail d’écriture ne peuvent pas être prises en compte avec sérieux. Dans cette pensée là, étriquée et étouffante, l’auteur qui commente théoriquement sa poétique — les moyens de production investis dans l’élaboration de l’œuvre — est incriminé de tenir des propos fallacieux. « L’intention de l’auteur » dépasserait, selon eux, dans une vision pleine de mépris que j’accuse, les moyens mis en œuvre et les résultats obtenus. À entendre certains de ces vieillards, fonctionnaires fatigués, mandarins d’une Université stérile en décombres et investis d’un pouvoir totalitaire dont certains n’hésitent à s’en servir dictatorialement en vrais führers du savoir, au mépris du droit à la différence autant linguistique que d’intelligence, l’auteur ne serait que le pauvre type dépassé par la « textualité » de son œuvre qu’en dernière instance il ne contrôlerait plus !

    Les textes-traduction de Baudelaire sont vivants, car ils sont imprégnés de son investissement émotif. Ils resteront comme la preuve qu’un certain type de production littéraire, où j’inclus le travail de traduction, ne vieillit pas et peut rester absolument moderne à travers les âges quand il est animé par les forces de l’être et de la langue, comme le génie du sens et la maîtrise des formes usuelles et des formes stylisées qui ensemble tissent la matière de la langue poétique telles que celles de Poe et de Baudelaire. Le tempérament audacieux du poète-traducteur se manifeste dans ces textes-traduction à travers la triple tendance directive, normative et explicative qui résulte de la liberté créatrice avec laquelle il effectue les nombreuses manipulations sémantiques et syntaxiques des énoncés. Tout comme dans les récits de Poe sont inscrits l’exigence envers soi et la rigueur dans le travail d’écriture du poète et conteur hypersensible. Dimension de l’être qui organise la langue et fonde l’œuvre.

 

Retour à Blockhaus Revues

Retour à la page d'accueil