NOTES DE LECTURE

 

ÉCHANSON D’UNE SOIF NEUVE, PAUL CHAMBERLAND.

Malgré des apparences trompeuses, les prochaines années quatre-vingt-dix découragent tout élan. (Ce n’est pas le retour, en Europe de l’Est, à des cases moins irrespirables, qui infléchira la tendance). Nous allons au dépotoir, frénétiquement nous simulons, nous fonctionnons sur un Titanic de faux-semblants. Péristaltisme d’un siècle qui voudrait évacuer la trace de ses échecs, les promesses gâchées... et ses lâches soulagements. Sommes nous encore capables de poser la question de la jeunesse du monde ? Au fur et à mesure que le système médiatique vampirise la planète, nous souffrons d’acosmie : la Terre se retire sous nos yeux, l’Histoire se dilue dans une extase vide de circuits survoltés, pulvérisation, volatilisation. Et l’inconnu ne passe plus, le sens est anémié, assigné au marketing des reflets. C’est une véritable rupture psychique de croyance que nous subissons, une lobotomie du futur. Aucune alternative, sinon la nécrospection de valeurs caduques — « béatification des résidus » (Jean Baudrillard). Le troisième millénaire serait-il déjà privé de son aurore ? Dès maintenant l’avenir est technocratie de la carence spirituelle. Dans certaines sphères patronales le mind-building est à l’honneur, en vue de requinquer les cadres qui seraient affectés par le stress, et même on s’interroge sérieusement sur « l’entreprise métanoïque » ! Vers une gestion rampante et pervertie de l’Esprit ! Aussi le devoir de poésie commande une exaltation renouvelée de l’objet impossible à atteindre : la souveraine alliance.

Chez de rares poètes, la fibre utopique se sent si bien qu’elle réussit à échapper aux saisons sèches.

Avec Paul Chamberland, un vent de Pentecôte nous vient du Québec.

Très tôt, l’afficheur avait hurlé que « la vie est à reprendre d’un bout à l’autre » (décembre 63-décembre 64). Dans la pratique quotidienne comme dans ses écrits, pari tenu : une fougueuse et souple opposition au « fanatisme de la banalité ». Car que peut-on attendre de l’Occident somnambule ? Un couplage sinistre de l’individu-masse et de l’androïde à travers une consommation marchande de la solitude. Nausée et cependant c’est là qu’il faut œuvrer, dans cette fiction finissante, pourrissante. Ne pas nous recroqueviller autour d’illusoires bouées de sauvetage, ni succomber à la tentation nihiliste, mais affronter « ce que l’époque comporte de plus destructeur, dissolvant, pour y trouver les seules vérités qui comptent, celles qui se lèvent ». Paul Chamberland visite, fore, creuse le tuf d’une humanité en crise. Jusqu’à la béance où tout discours sur la réalité tombe en miettes, apparaît sous son vrai jour : un entassement de lois fabriquées à l’intérieur de notre prison, une restriction du Réel.

Œuvre au noir assurément, obéissant à une pulsion, une vibration centrale, qui réunirait le plus intime de chacun (1) à la stratégie secrète de l’espèce. Une saisie des phénomènes — nature et conscience — ramenés à leur pré-expression. Le site matriciel. Des virtualités, en effet, sommeillent dans notre sang et sous l’écorce des choses. Comment expliquer autrement le manque qui nous tenaille en permanence et l’énergie du désespoir qui laboure les draps de notre nuit ? Solve et Coagula. Il s’agit de trouer la carapace de l’actuelle condition humaine, de putréfier les loques qui collent à la peau (au premier chef, l’idée que l’Homme serait une entité accomplie !), brûler, consumer et nous invaginer dans la moelle du Vivant — « la réduction de nous-mêmes en la plus compacte semence ». Paul Chamberland possède l’indispensable pureté du cœur qui permet d’écouter au « tendre noyau endogène ». Pivot irréductible, lieu d’aimantation où la méditation et le risque prophétique s’incarnent dans une complémentarité des rôles. Cela ne se prouve pas, c’est à expérimenter dans l’œil du cyclone génésique.

 

« ... Haaa dans le trou de l’air du vide

pouvoir exhaler

d’une seule poussée du diaphragme

le déchet neurologique

les adhérences de la gelée pensante

l’incrustation de ce qui

devenu

encombre

et mort tue

coupant les circuits du corps

du resplendissant Tout-de-suite »

 

Existe-t-elle la part glorieuse en nous, latente, étouffée, mais magnétique, validant le dialogue avec le devenir du monde ? Serait-ce une brèche offerte à l’irruption du global (2) ? Banc d’essai à toutes les métamorphoses ? Une néoténie de l’espérance (3) ?

Quoi qu’il en soit, le feu de l’Éveil attise Chamberland d’étincelles heuristiques : le cosmonaute pactise avec l’anthrope radical !

 

« Ça fait tellement longtemps

qu’on grouille là à l’étroit

dans le vomi d’extase »

 

Après André Breton et beaucoup d’autres — d’Akhénaton à Rimbaud, de Rûzbehân et ses fidèles d’amour à Angelus Silesius, de Jacob Bœhme à Hölderlin, de Joachim de Flore à William Blake, de Thomas Münzer à Ernst Bloch, des frères du Libre Esprit à Artaud, Pasolini et « l’exploréen » Claude Gauvreau —, Paul Chamberland cherche l’or du temps et aspire à co-opérer avec des êtres liés par une même quête, des artistes intégraux — les compagnons chercheurs —, doués d’héroïsme planétaire, qui prépareraient l’émergence d’une nouvelle gnose. « Des hommes-vaccins... missionnés pour absorber en eux l’impact du point de chute absolu. » Afin de renverser le cycle involutif en processus de mutation.

Puisque nous n’avons pas franchi la barre du saut, le visionnaire ne peut se délivrer complètement de l’hypnose sensorielle et mentale. D’où les références constantes à l’Art Royal, à l’univers alchimique (images du Mutus liber, pierre philosophale, œuf du monde, corps de lumière, figure du Pubère, sceau de Salomon, jardin des Hespérides, etc), pour approcher au mieux l’horizon libéré et la légitimité du désir. Paul Chamberland, c’est Ganymède pressentant la soif des dieux qui demain naîtront : un NOUS gagné par « la crue de jouvence », et qui aurait permuté sur terre la dimension transcendante. Phénix surgi des cendres, matière au rouge — couronnement des adeptes. L’instant-Paraclet. Quand prendre corps créera très concrètement la surprise, l’émerveillement de sa propre substance.

Enthousiasme de la phrase, effervescence solaire — cette « transmigraphie » venue de l’avenir irrite, je suppose, les frileux de la postmodernité. D’avance Paul Chamberland leur a répondu : « l’improbable accident que sera(it) la réussite de l’espèce humaine est notre seule raison d’être, d’aimer ». Et l’amour guérira du trou où l’humanité enterre ses morts. Oui, qu’avons-nous à perdre que le cadavre de notre existence ?

 

« Emmurés chacun dans nos fantasmes,

nous tombons en morceaux l’un de l’autre

— tous

 

Les stigmates sont sur nous.

 

Il faudra bien nous regarder consternés

quand nous serons aux trois-quarts en-

foncés dans l’effacement historique.

 

Dénoncez partout les réformes,

refusez de bricoler les ruines,

faites-vous visibles et tremblants

par toutes les fissures,

montrez l’avalanche.

 

Je sais qu’ils nous ferons taire,

ils diront : poètes, clowns.

Mais pourraient-ils couper au silence qui

nous fait parler ?

— le grand silence d’après... »

 

Guy BENOIT

 

1. « interior intimo meo » (le plus intérieur à mon intimité) de St Augustin.

2. « l’enchâssement infini des univers » (Jacques Ravatin).

3. une espérance qui ne serait pas « l’impuissance de l’âme » dont parle Spinoza, mais son alarme.

Citations extraites de :

– « Le courage de la poésie/fragments d’art total ». Les Herbes rouges, C.P. 81, Bureau E, Montréal, Québec, H2T 3A5 — Canada — (1981).

– « Le recommencement du monde ». Éditions Le Préambule, 169 rue Labonté, Longueil, Québec. J4H 2P6, (1983).

– « Compagnons chercheurs ». Éditions Le Préambule. (1984).

– « Phœnix intégral ». Le Castor Astral, 52 rue des Grilles, 93500 Pantin. France. (1988).

 

P.S. : Je venais de terminer cet article lorsque Paul Chamberland m’adressa son récent ouvrage : « UN LIVRE DE MORALE » (Éd. de l’Hexagone, 900 rue Ontario Est, Montréal, Québec H2L IP4). Des pages de lucidité dissidente qui portent l’estocade où ça fait mal, et ces pages dégrisent, criblant les idées reçues, les impasses dans lesquelles le dispositif technolibéral et spectaculaire nous endort à satiété et réduit les exténués-de-nous-autres « aux pièces transistorisées d’une gigantesque machination létale et célibataire ». Avec la pacifique opiniâtreté et l’absence de ressentiment le caractérisant, Paul Chamberland constate le ver dans le fruit — que la société à travers son histoire s’avère nihiliste et que les valeurs a priori fort estimables de progrès, démocratie, liberté, égalité, servent de couverture aujourd’hui à un totalitarisme mou, sécuritaire, voulu par une majorité d’esclaves sans maîtres. « La morale de l’égalité, explique-t-il, a été promue au nom du progrès, de l’affranchissement et de l’élévation. Le devenir effectif qui s’est autorisé de cette morale à été l’indifférenciation, le nivellement par le bas, l’abaissement général des buts de l’humanité, avec la reproduction, l’exaspération des inégalités, cette fois selon la forme pure du hasard économique ». Cultivant l’intuition nietzschéenne, Paul Chamberland nous enjoint de « pousser le nihilisme jusqu’à son terme de manière à en finir avec la volonté de néant qui en est la racine » «pour laisser place à une autre volonté qui soit celle d’un non opposé au non de la volonté de néant » et qui passerait du côté de l’Affirmation de la vie incommensurable : chèque en blanc... au nouveau seuil évolutif. Le contraire d’un vœu pieux, d’une fantasmatique personnelle ou d’une construction cérébrale, mais l’appel énigmatique de ce qui dans notre réel n’existe pas mais « y insiste, plus nécessaire que le réel ». Répondre à la convocation du plus grand que soi qui « attire l’humanité comme son être même », c’est sans armes ni bagages s’enfoncer dans la détresse et les étranglements de la pensée, au risque de l’aphasie — une pensée de l’urgence, aristocratique et vagabonde, en proie aux malentendus et à l’ostracisme parce qu’elle ne cesse d’accentuer la coupure avec l’individualisme consumériste, narcissique et irresponsable. Serions-nous persuadés que le virus de la quantité a définitivement contaminé le groupe humain, il n’en faudrait pas moins provoquer le Grand Jeu de l’Intelligence. Comme si de rien n’était. Depuis le temps et avant le temps.

Guy BENOIT

 

NO FUTUR

Jean ROBIN. RENÉ GUÉNON LA DERNIÈRE CHANCE DE L’OCCIDENT. Guy Trédaniel Éd., 1983.

« La foudre pilote l’univers »

Héraclite

 

Pour toute âme bien née, il semble acquis que l’œuvre de Guénon est et restera incontournable jusqu’à la fin des temps. D’aucuns s’interrogent : y aura-t-il un « après-Guénon » ? Il est certain que oui, mais il est tout aussi certain que personne ne sera là pour y assister. Car « l’après-Guénon » n’est, ni plus ni moins, que l’émergence d’un nouveau cycle temporel impliquant l’élimination préalable des derniers fœtus tératomorphes de notre fin de cycle. Sans restriction aucune, nous plaçons le slogan punk « no futur » dans la droite ligne de l’œuvre guénonienne. Tout comme il y a solution de continuité entre l’ignorance et la connaissance, le monde issu d’un nouveau cycle ne peut qu’être en rupture intégrale avec le nôtre. C’est pourquoi nous semble malvenu le titre d’un ouvrage, par ailleurs fort intéressant, de Jean Robin : « Guénon : la dernière chance de l’occident ». L’idéologie guénonienne n’est ni une chance ni une malchance. Ce n’est que la vision idéologique, la seule en notre siècle, de notre situation ontologique. Où en sommes-nous avec l’être ? Où en sommes-nous avec le non-être ? Où en sommes-nous avec l’univers ? Guénon est le seul idéologue du siècle, puisqu’il fut le seul à donner réponse à ces questions. Et lorsque nous disons « vision idéologique », nous n’oublions pas qu’il s’agit là en fait d’un pléonasme, puisque étymologiquement « idée » vient du grec idein : voir. Guénon fut le seul contemporain à être capable de remettre à leur place les élaborations mentales de nos soi-disant philosophes, métaphysiciens et autres psychologues. Il nous a montré l’inanité de ces sortes d’individus irresponsables qui, pour oublier le poids du temps qui pèse sur leurs épaules de fonctionnaires séculiers, ne trouvent rien d’autre à faire que quelques mots croisés à prétention universelle. Car la fameuse « pensée », dont ces gens nous rebattent les oreilles depuis des siècles, est à « l’idée » dans sa conception antique, ce que des mots croisés sont à une pièce de Shakespeare. Là où le « penseur » rampe dans son monde unidimensionnel, l’idéologue, lui, ne peut qu’œuvrer au centre même des diverses dimensions de l’univers. Guénon est un « voyant ». Et il s’est allumé à notre époque pour nous signifier que notre temps était compté. On pourrait résumer son message par une locution populaire : « Mettez-vous en règle avec vous-mêmes et prenez-en de la graine. » Et la graine, en l’occurence, est l’idée qui, par-delà les flux temporels, reste seule capable de rayonner et d’ensemencer toujours de nouvelles manifestations issues de l’infinité de ses possiblités. L’idée étant forme au niveau purement énergétique d’une semence, il est clair qu’on ne peut dire que l’on « adopte » l’idéologie de René Guénon. C’est elle qui vous adopte et vous choisit comme réceptacle où elle pourra à son aise se déployer. Être « guénonien » ne peut être une attitude de pensée. L’œuvre peut s’intégrer, ou pas, dans votre être. Mais il ne peut être question de manipulation mentale, ni de « lunettes » pour voir les choses d’une certaine manière. Guénon est un semeur qui ensemence l’esprit et une fois son œuvre germée en vous, on ne peut renier celle-ci pour la bonne raison qu’elle est devenue partie intégrante de votre être. À ce moment-là, il devient presque futile de « citer » Guénon.

D’autre part, il faudrait considérer ce qu’un individu, une fois assimilée en lui l’idée guénonienne, peut apercevoir dans son horizon existentiel. D’une façon ou d’une autre, il en viendra forcément à se trouver rattaché à une chaîne initiatique qui lui transmettra ce que l’Islam dénomme la barakah (bénédiction) ou ce que le bouddhisme chinois appelle la transmission de la lampe. L’action effective de la dimension de la transcendance deviendra immanente pour cet individu, et en lui l’œuvre alchimique deviendra irréversible. Cette fameuse phrase ultime du Kali-yuga, caractérisée par Guénon comme une période de dissolution tous azimuts et d’émergence de la seconde religiosité, ne pourra être un obstacle pour l’individu intérieurement « transmuté », car pour lui le monde sera « un cadavre » et sa liberté aura la dimension d’un désert sans borne. Il s’avère que la « voie initiatique » n’est pas celle où l’individu acquiert quoi que ce soit, c’est au contraire celle du dépouillement intégral. Sur cette voie le mot d’ordre est bien celui donné par Jésus à ses disciples, dans l’Évangile de Thomas : « Soyez, vous, comme des passants ! ». Sur la « voie initiatique », la situation individuelle devient celle décrite excellemment par cet extrait de cette œuvre fondamentale du bouddhisme qu’est la Prajnaparamita : « Il est possible d’être inconscient en toutes circonstances, parce que l’ultime nature des choses est la vacuité, et parce que, après tout, il n’y a pas une forme sur laquelle on puisse dire avoir mis la main. Ce caractère inatteignable de toutes choses est la Réalité même, qui est la forme la plus parfaite du Tathagata. »

Lorsque Guénon parle de notre fin de cycle précédent l’émergence d’un nouveau Satya-yuga (terme sanskrit pouvant se traduire par « Âge Réel », et correspondant à ce que les grecs anciens ont nommé l’Âge d’Or), il ne faut pas oublier que ce qui se termine là est l’ensemble d’un Mahayuga, « Grand Âge » comprenant en lui quatre cycles, ce qui, traditionnellement en Inde, représente 4.320.000 années humaines. Et ce qu’il faut comprendre aussi, c’est que cet « Âge Réel » est une catégorie en quelque sorte à part des autres âges composant un « Grand Âge ». S’il est dénommé « réel » c’est que précisément il est la manifestation directe de l’intemporel dans la trame temporelle.

 

Pour se rassurer sur sa soi-disant légitime supériorité, la « civilisation » moderne a proclamé que nos ancêtres « préhistoriques » ne connaissaient pas la roue. Mais il faudrait ajouter que, si effectivement ils ne connaissaient pas la roue, ils avaient une autre connaissance que nous, modernes, avons oubliée, et qui est autrement plus essentielle : celle des cycles temporels — les exposés ethnologiques de Mircea Eliade nous l’ont abondamment prouvé. Les archéologues sont d’accord pour dire que le plus ancien symbole graphique que l’on ait répertorié est la spirale. Et pour cause, puisque la spirale exprime le principe de base de la dynamique universelle. Pour être plus précis, il faudrait dire que cette spirale est en quelque sorte double. Pour s’en faire une idée, il faut la représenter se développant dans l’espace tridimensionnel en épousant la surface d’une sphère. Partant d’un point quelconque de cette surface, la spirale se déploie sur toute la sphère pour finir par se résorber dans le point axial opposé à son point de départ. Ce que nos ancêtres ont représenté en gravant dans la pierre : Ainsi, nous pouvons dire que notre « civilisation » possède l’accessoire et a oublié l’essentiel, tandis que nos ancêtres connaissaient l’essentiel et négligeaient l’accessoire. Où se trouve la primordialité dans cela ? Ou la supériorité ? Nous naviguons soi-disant vers un perpétuel futur. Nos ancêtres savaient que passé & futur sont des notions extrêmement relatives. Ils vivaient les saisons comme une constante résorbtion et recréation universelle. Les exposés ethnologiques de Eliade sont là, une fois encore, pour nous le prouver abondamment. Tout ébahi, Paul Valéry a découvert que les civilisations étaient mortelles. Faudra-t-il attendre un autre Valéry pour se rendre compte que les espèces, les formes de vie sont mortelles, et que nous, de l’espèce dite humaine, sommes appelés tôt ou tard à disparaître ? Car ce qui caractérise l’Homme par rapport aux autres créatures, n’est certes pas sa supériorité en tant qu’espèce. Ce qui le caractérise c’est qu’il fut le seul être dans l’univers à accepter ce que les musulmans appellent l’amanât : le dépôt de la foi. « Oui, nous avions proposé le dépôt de la foi aux cieux, à la terre et aux montagnes. Ceux-ci ont refusé de s’en charger, il en ont été effrayés. Seul, l’homme s’en est chargé, mais il est injuste et ignorant. » Le Coran, XXXIII, 72 (trad. Denise Masson). Et qu’est-ce que cet amanât, sinon la relation consciente de l’Homme avec la sphère de l’intemporel ? Et si l’Homme est déclaré, dans Le Coran, injuste et ignorant, c’est qu’il a volontairement rabaissé sa conscience intemporelle au domaine du temporel pour se croire le plus beau et le plus fort dans l’univers. La foi dont l’Homme a hérité, il l’a placée dans un domaine qui est indigne d’elle : les étroites limites du continuum espace-temps.

L’adage initiatique « Rien n’est vrai, tout est permis. », trouve sa complétude dans la formule de l’Ecclesiaste, usée, médusée, mais toujours neuve, « Vanité des vanités, tout est vanité ! ». Nous pensons qu’une compréhension essentielle de l’œuvre de Guénon passe inéluctablement par le renoncement. Et pour rafraîchir un peu l’esprit de nos contemporains, nous rappellerons que le renoncement, au sens métaphysique du terme, n’implique aucun abandon mais, bien au contraire, l’intégration totale de l’être dans le non-être, au point que l’on peut dire alors que l’être et l’univers sont un dans leur commune origine. L’incompréhension moderne de ce renoncement, c’est Guénon, si ma mémoire est bonne, qui l’a stigmatisée par une expression assez bienvenue : « la superstition de la vie ». Cette expression peut être comprise, entre autres, comme cette croyance naïve qui veut que ce qui est réel soit forcément manifeste d’une façon ou d’une autre, alors que c’est tout au contraire dans le non-manifesté que le réel trouve son incommensurable potentialité. Comme un soufi demandait à Hallaj : « Maître, quelle est la voie qui mène au Très Haut ? », celui-ci lui donna cette réponse : « Fais deux pas, et tu y es. Lance ce bas-monde à la face de ceux qui y tiennent, et laisse l’au-delà à ceux qui s’en préoccupent. »

Francis GUIBERT

 

 

PRÉSENCE DE LA LICORNE DANS LE VAJRAYANA

Yvonne CAROUTCH, LE LIVRE DE LA LICORNE, Éd. Pardès, 1990.

Laissons, d’emblée, parler l’instinct. Souvenons-nous, quand nous étions enfant, ce que représentait, suscitait en notre esprit ce mythique animal. De la joie ? Du désir ? De la crainte ? Figurait-il souvent en bonne place dans nos rêves ? Et à partir de quand l’avons-nous oublié, happés que nous étions, et c’est le lot commun, par la raison de l’âge adulte.

Voici que tous ces souvenirs, cette merveille, ce trésor, car l’état d’enfance ne renvoie-t-il pas à l’état édénique, primordial, de l’innocence perdue ?, voici que toutes ces sensations intimes et fantastiques vont se trouver réactivées, de nouveau propulsées, engendrées et créées par un livre étonnant et qui vient à son heure. Je veux ici parler du « Livre de la Licorne » de notre amie Yvonne Caroutch, que viennent de faire paraître les Éditions Pardès.

Cet ouvrage a reçu, et à très juste titre, les éloges unanimes de la presse spécialisée (au sens qualitatif, initiatique, du terme) et loin de nous l’idée de ressasser du déjà-vu.

Aussi, et en parfaite connaissance de cause (La Cause des causes étant Lui-Même), avons-nous décidé d’aborder cet ouvrage sous un angle spécifique, et qui s’en tient à l’essentiel.

 

Le Vajrayana (ou Véhicule de Diamant) est le Chemin de Foudre, le Sentier de Diamant, la Voie Abrupte des Tantrikas, des valeureux pratiquants du bouddhisme tantrique, établi depuis bien longtemps dans l’Hymalaya, et plus particulièrement au Tibet, au Népal, au Sikkim et au Bhoutan.

C’est une ascèse lente et pénible, où rien jamais n’est vraiment acquis, où il faut labourer, engranger et semer, et prier, croire, éprouver, « dans un corps et une âme », jusqu’à l’extrême limite de ses forces, de son vouloir, de sa propre patience.

Ceux qui seraient fascinés, et nous les comprenons, par l’aspect exotique, extérieur, donc profane, des rituels, des couleurs et des sons, de tout cet apparat théâtralement et dramatiquement mis en œuvre pour provoquer chez le pratiquant une secousse décisive, comme un retour fulgurant à la réelle simplicité (à quoi vous attendiez-vous donc ?), devront se résigner à « traverser le pire pour atteindre le meilleur » comme aimait à le dire notre très regretté ami Jean Carteret.

Et entrons, maintenant, dans le vif du sujet. Voyons et comprenons de quelle façon, depuis les temps immémoriaux, cet animal étrange, cette magnifique et pure Licorne, joue un rôle primordial dans la cosmogonie tantrique, dans le si déroutant et si radicalement clarifiant panthéon du bouddhisme tibétain.

 

Les fabuleuses licornes manifestent le retour à l’Unité de l’être et du cosmos, l’accès au Nirvana (la suprême délivrance) et à la Pierre Philosophale. Elles sont des guides pour la conscience en quête des neiges du Saint Graal, de la divine sagesse innée.

La corne unique (en tibétain, se-rou) de cet animal sacré est en relation étroite avec la glande pinéale, chère aux mystiques, aux visionnaires et aux voyants. La glande pinéale n’est autre que le « troisième œil » qui dirige toute l’activité des glandes endocrines.

C’est à ce titre que la licorne symbolise l’esprit d’éveil et de compassion des Bodhisatva qui fait tourner inlassablement la Roue du Dharma jusqu’à la libération de tous les êtres.

Dans un livre précédent, « Renaissance Tibétaine » (paru aux Éditions Friant), Yvonne Caroutch relate avec ferveur et poésie les cérémonies de crémation du XVI° Karmapa, chef spirituel de la lignée Kagyupa, qui eurent lieu au sommet du monastère de Rumtek, au Sikkim.

Dans un bel aparté consacré à l’animal mythique, voici ce qu’elle en dit : « La licorne androgyne, symbole de la patience, de la force et de la Compassion, possède à la perfection la maîtrise de certain canal subtil destiné à recueillir « les souffles » qui engendrent la Bodhicita sans laquelle il n’est point d’Illumination. »

L’animal à l’insolite verge frontale apparaît bien souvent sur les thangkas, ces magnifiques et délicates soies peintes tibétaines. L’emblème bouddhique par excellence des deux licornes veillant sur la Roue du Dharma devint l’emblème personnel des Karmapas; Gyalwa Karmapa l’avait d’ailleurs choisi pour qu’il figure sur son papier à lettre.

 

On voit bien l’importance qu’accordent les Tibétains, du peuple aux dignitaires, à cette licorne mythologique. Mais le mythe, la figure, est ici incarné, à tel point transmuté, royalement intégré, que du réel enfin s’impose pour clarifier notre inconscient. C’est un « moyen habile » que d’ainsi prendre des métaphores, des archétypes emblématiques, afin qu’ils symbolisent de profondes vérités. Ces archétypes deviennent alors bien plus réels, plus efficaces, que tous les fantômes conceptuels et sémantiques dont usent, bien trop souvent, les Occidentaux.

 

Un des plus hauts vénérables de la lignée Sakya pa déclare qu’il possédait, dans son incarnation précédente, une sorte de cheval doté d’une courte corne assez souple. L’unicorne, symbole de renoncement, est souvent associé au Dalaï-Lama, émanation terrestre de Chenrezi, dieu de l’Amour Universel.

La licorne qui remplace souvent la gazelle, de chaque côté de la Roue de l’enseignement du Bouddha (Dharma Chakra) s’agenouille pour entendre avec ferveur le premier sermon du Parc aux gazelles de Bénarès.

Sa corne unique a le don d’écarter tout poison, tant extérieur qu’intérieur, mais elle est avant tout le symbole du corps subtil et en particulier du canal central qui traverse le corps humain, et qui est destiné à recueillir les « souffles » jusqu’à l’instant suprême où les grains principiels inférieur et supérieur se réuniront pour former la goutte indestructible du cœur.

La licorne symbolise la douceur dans la force, la patience et la non-dualité. « Les deux torsades qui forment la courbe peuvent désigner la nature ultime de l’esprit et de l’ignorance; leur parfaite réunion est le signe du retour à l’Unité. »

 

« De la licorne, on peut affirmer qu’elle vit en état de yoga permanent. » nous dit encore Yvonne Caroutch qui parsème son ouvrage de réflexions philosophiques et judicieuses, d’anecdotes érudites heureusement commentées, de notations artistiques, poétiques, symboliques qui éclairent son propos de rayons sages et lumineux, non dépourvus parfois d’humour, d’une légèreté exquise et tendre.

 

Il ne nous est pas indifférent d’apprendre les merveilleuses propriétés d’un instrument de musiques oriental lié de très près à la licorne. Venu de l’Inde, puis du Tibet, ce kan-ling est surnommé « flûte de Krishna ». La légende veut qu’il ait été réalisé dans la corne d’un unicorne de compassion, réincarnation d’un sage qui désirait aider le genre humain. Ce kan-ling, qui se trouve actuellement en Dordogne, aurait la propriété de provoquer la « libération par l’audition du son »; il procurerait aux êtres qui s’endorment un sommeil réparateur et permettrait aux méditants (et nous savons qu’ils méditent bien !) d’accéder à des états de conscience supérieurs, ultimes, durant la nuit. Sainte perspective ! Pouvoir du son ! Voici encore, parmi tant d’autres, une de ces remarquables informations généreusement offerte à nous, qui pénétrons l’essence du livre.

 

« En fait, l’eau est du nectar et les cailloux sont des pierres précieuses. Les objets du monde humain n’y sont d’aucune valeur; »

Telle était la réponse du VI° Karmapa, grand chef religieux du XIV° siècle tibétain, lorsqu’on l’interrogeait sur le paradis de Tushita où il pouvait se rendre en se transformant en licorne.

 

« Le cheval, l’excellent, croit régner sur les plaines du Nord. Mais l’hémione, museau blanc, le dépasse à la course. Le yak, corne bleue, monte la garde au château des montagnes rocheuses. Tandis que l’antilope Unicorne assigne en justice le monde de ses semblables. »

(« Vie et chants de Brug-pa Kun-legs le yogin », Tibet, XV° siècle)

 

Omniprésente, flamme solaire et limpide, incarnation des forces divines, messagère diamantine des plus profondes aspirations, porteuse de chance et de lumière, de compassion et de puissance, la licorne est venue indiquer le chemin, consoler l’éprouvé, fortifier l’hésitant, et ce dans toutes les traditions, ce que nous montre ce bel ouvrage.

Certes, l’importante tradition tibétaine porte aux nues la licorne, instrument du destin, providentielle et sanctifiante. Il est encore plus étonnant de constater l’universalité de la licorne, depuis l’Antiquité jusqu’à notre civilisation.

Elle est liée également à la divination et à la guérison. La pharmacopée tibétaine utilise certaines des propriétés de sa corne. Car la licorne n’est pas seulement un animal légendaire et il existe encore, de nos jours, des licornes réelles ! Encore que cet aspect ne soit pas l’un des plus fondamentaux, il convenait d’en témoigner. Yvonne Caroutch nous entretient fort bien, avec sa passion et sa curiosité coutumières, de cet étonnant sujet.

Mais aussi d’Alchimie et de Queste du Graal, de l’Inde et de l’Islam, du narval, comme la verge inflexible du front sacré de l’unicorne. Touchant le ciel, la vacuité, depuis le corps, la matière vile, ainsi s’opère l’œuvre au diamant, cette indicible transmutation des énergies en Voie Divine.

Marc QUESTIN

 

 

UNE FÊTE THÉÂTRALE

Senouvo Agbota ZINSOU, LA TORTUE QUI CHANTE, Éd. Hatier monde noir, poche.

Au Togo il existe des formes d’expression théâtrale particulièrement populaires dont la mise en scène, le spectacle en lui-même, n’ont rien à voir avec ce que l’on connaît habituellement de cet art en Europe : dans les villages de la brousse on assiste à de véritables cérémonies où le sens de la fête est privilégié mais aussi les acteurs, occultes ou pas, qui, le plus naturellement du monde, c’est-à-dire sans théories ni alibis, se mêlent à l’assistance, dialoguent, s’interchangent, interviennent de différentes façons...

Le théâtre au Togo est donc une synthèse de tous les arts, de tous les thèmes, où les scènes inspirées du folklore local côtoient celles des auteurs, anonymes ou non, où la musique et la danse communiquent entre elles, sans brisures ni systèmes de valeurs. Fête totale et cérémonie où l’on mange, boit, ce qui s’intègre au spectacle, occasion de se retrouver pour rire d’une situation villageoise particulière, pour déstabiliser un chef de canton trop compromis, pour parler d’un incident, du jour du marché, etc... Si le théâtre est à ce point présent dans la vie quotidienne locale, c’est que sa fonction dépasse largement l’étroitesse culturelle et idéologique de la Représentation ou les problèmes d’esthétique, de formes que nous connaissons : ici le spectacle est une mise en scène collective — et vécue dans l’instant — des villageois eux-mêmes. En ce sens il s’agit d’une cérémonie « religieuse sans religion » où la société s’observe, intervient, se régularise autour d’un prétexte : l’action théâtrale que l’on appelle au Togo cantate.

Je me souviens de l’ensemble du village réuni dans la cour d’une maison, un soir de fête : à la lueur des lampes-tempête, avant le spectacle proprement dit, ce furent chants et danses scandés, entre rires et cris, par l’Ataponi, tam-tam évoquant les exploits des léopards-guerriers Evhé & Ashanti. (Il est à noter que le sens caché de la plupart des paroles des chants, transmis de mères en filles, est hermétique pour beaucoup de femmes : pour en comprendre l’origine il faut consulter une vieille chanteuse). Ici chacun est l’acteur et le spectateur de l’autre et de soi-même jusqu’à leur annulation commune : impossible donc de ne pas s’impliquer, dans l’espace qui est la parole du danseur mais aussi dans le son qui est le verbe du tam-tam tentant de communiquer avec un élément médiateur : la parole humaine, jusqu’à la transe. Le tam-tam est esprit et celui qui en joue un initié...

Lorsque la pièce débuta, longtemps après, l’intrigue de nombreuses fois fut stoppée par les spectateurs s’identifiant avec un rôle, ou le réfutant, ce qui se traduisait par l’offre de billets de banque que l’on venait coller sur le front de l’acteur, pour obtenir sa protection, ou par les remarques d’une autre personne se moquant, par l’intermédiaire des propos de la pièce, d’un villageois se trouvant dans la même situation que le personnage. Dans ce jeu spontané c’est toute l’énergie du langage qui semblait circuler et délivrer le corps, individuel, social, spirituel, où chacun était impliqué, dans la réjouissance et dans la danse, rythmant par ailleurs tous les événements importants de la vie quotidienne en terre Evhé...

On peut retrouver quelques éléments de cette fête théâtrale (si peu vécue dans les manifestations artistiques, culturelles, populaires de nos sociétés uniformisées, immobilisées de plus en plus par l’oppression « douce » de l’Intellect, ayant intégré toutes les séparations du corps et de l’esprit, sociétés bêlantes nourries au petit lait de l’Individualisme exclusif) dans : La Tortue qui Chante, recueil de trois pièces du Togolais Senouvo Agbota Zinsou.

Didier MANYACH

 

 

HAWAD : poète Touareg (Ikazkazen)

Caravane de la Soif — Édisud.

Chants de la soif et de l’Égarement — Édisud.

Testament Nomade — Éd. Sillages.

L’Anneau-Sentier.

... Dans le désert, bleu, noir, les nomades s’en vont poursuivis par les vents, dans la nuit de la terre, à la recherche de l’eau contenue dans les cristaux de la roche et leurs pas brillent sous la lune; les sabots de leurs caravanes tintent encore encore aux confins de l’obscurité... Aux portes des oasis le sable barre l’horizon, l’argile cuite des demeures rougies par le soleil torride dessine ses lignes de fuite : le voyageur s’arrête un instant au sommet de la dune et regarde les sabres de la lumière opale se briser sur les sifs. Au loin les foggaras chuintent dans le jour finissant, le silence remplit les palmeraies et l’eau redevient miracle au cœur des jardins. Les harratines, le chech noir enroulé sur leurs têtes reviennent, juchés sur leurs ânes, vers le ksar assombri dans le couchant. Les premières étoiles criblent le ciel comme des crotales illuminés et près des zéribas les tribus préparent le feu au son des bendirs. On entend le raclement des pierres sèches, le souffle des bêtes rares, les poumons creux, l’avancée venimeuse des scorpions et des vipères, on entend le sable ronger peu à peu la végétation, glisser sur les pentes et envahir chaque nuit un peu plus la palmeraie... Lieu véritable, le désert vous fait osciller très vite entre l’enfer et la fascination : y vivre quelques jours, loin des hôtels, de l’exotisme primaire, raturera bien des clichés de la littérature coloniale...

C’est après un premier voyage, en 1987, dans cette terre-mémoire et miroir aussi du futur qu’est le Sahara, qu’il m’a été donné de lire Caravane de la Soif de Hawad, poète Touareg appartenant à la tribu des Ikazkazen, nomadisant entre les contreforts occidentaux de l’Aïr et le Tamesna... Poète mais aussi Calligraphe, héritier d’une culture nomade, Hawad nous transmet dans ses textes son expérience visionnaire du monde — il a fréquenté les confréries soufies — traduite par le mouvement, la cosmogonie Touareg, l’itinérance des choses et des êtres entre des points fixes, le puits, l’oasis, les dunes, la terre, la mer au loin...

« Femmes, hommes, enfants de la tribu nous avons atteint l’embouchure du soleil et des drailles. Le vent ploie son échine et s’apprête à embrasser ses chevilles. Nous sommes au cœur de la Métamorphose, fane et germe de ce voyage de sept millénaires... » ( dans L’Anneau-Sentier).

Écriture, désespérance, mais aussi projection dans le Futur : en ce sens le voyage d’Hawad est celui de la Métamorphose et de la mutation de son peuple.

Didier MANYACH

 

 

Salvador ESPRIU, LES ROCHERS ET LA MER, LE BLEU..., Éd. Ombres, 1989.

... Dans les yeux clos, cette mer très antique...

 

« Nous avons vécu pour sauvegarder les mots » : ceux d’une langue terriblement menacée, le Catalan. Dans son dernier livre Salvador Espriu réécrit la mythologie grecque en une série de commentaires, très libres, où se mélangent formes savantes, archaïsmes, dialectismes, qui tentent d’enrichir ainsi la langue catalane.

Au centre le Tragédie, Espriu a vécu dans l’éventualité de la disparition du verbe de son peuple, séparé, exilé de l’intérieur : on se rendra compte un jour à quel point Espriu vécut charnellement, mystiquement l’aventure collective de la Catalogne dans le désastre de la guerre. Si donner sa vie aux mots a un sens c’est dans cette œuvre qu’il faudra aussi le faire, œuvre exemplaire pour sa terrible urgence, hantée par la vision, la destruction, la mort, âpre comme ce pays qui a eu tant de mal à se faire reconnaître, cette œuvre donc où les générations à venir devront plonger pour comprendre l’exigence, la soif des origines et le sens de la Langue lorsqu’elle est à ce point ancrée dans la chair et les étoiles de l’Être.

Tragique mais aussi parfois ironique ce livre peuplé de Dieux et d’écumes, de voyages et de navires échoués, raconte aussi l’histoire d’un guetteur immobile au milieu des ténèbres, un grand seigneur de l’ombre : Salvador Espriu lui-même...

 

... Une lointaine clarté de dauphins. Et dans ce sommeil, en éveil, la peur...

Didier MANYACH

 

 

J. V. FOIX, POÉSIE/PROSE, Éd. Le Temps qu’il fait, 1986.

Les entrailles brûlées par le Réel, Foix, pour affronter le mystère d’être là, entre solitude et présence, s’est acharné à interroger sans cesse l’obscur et le secret.

Chaque œuvre du poète de Sarria est une part du songe catalan. Entre raison et folie, images sanglantes et mélancolie, Foix est ce chercheur en poésie qui tente de se purifier dans la clarté des signes.

Héritier de la tradition provençale (de Bernard de Ventadour à Jaufré Rudel), de Dante et des classiques catalans, R. LLuLL, Jordi de Sant Jordi, Ausias March... Foix a traversé ce siècle, compagnon de Tapiés, de Miró, de Joan Ponç, en pèlerin de l’invisible.

Pour lui le réel et l’irréel étaient une seule et même chose et il écrivait au-delà des préceptes, sans tenir compte de la façon d’écrire « des teutons, des yankees, des gavaches ou des soviétiques... ».

Farouchement indépendant, seul et en deuil... !

« Il n’y a plus de mots pour dire que les mots ne sont plus des mots et c’est tout juste si nous gardons la parole. On les a passés sous la meule des martyrs, on les a pendus à la plus haute fourche, lapidés aux barricades, guillotinés à la plaine du soulèvement, on les a assassinés à l’autre coin de rue, mis sur la roue d’un véhicule, on les a étripés comme un bœuf à l’abattoir, on a donné leur sang à boire aux gibiers de potence, on a pulvérisé leurs os pour fertiliser les déserts... »

Didier MANYACH

 

 

Joan SALVAT-PAPASSEIT, POÉSIES COMPLÈTES, Classics Catalans Ariel Ed. (Barcelone) *

L’œuvre de Joan Salvat-Papasseit (1894-1924), dans sa pureté, est l’une des plus importantes et des plus fondatrices de la poésie catalane contemporaine. Au départ d’inspiration futuriste, puis numiste, les textes de Salvat sont les résultats d’une forte tension sensorielle entre l’énergie physique, matérielle, et l’énergie psychique, spirituelle, tension que l’on retrouvera, court-circuitée dans le corps même du poète, rongé très jeune par la maladie et la misère économique.

Libertaire, il publie de 1917 à 1919 une brochure de subversion spirituelle : « un enemic del poble » qui est une revendication linguistique et idéologique. Tous les créateurs de l’époque participeront à cette revue, à un moment capital où l’histoire de Barcelone bascule entre la peste et l’éblouissement... « Je ne marche que pour piétiner quelque chose » écrit-il... Introducteur en langue catalane de Marinetti, d’Apollinaire, de Reverdy... ses poèmes disent le monde des humbles qu’il partage dans le quartier populaire de la Barceloneta. Ces textes de poudre mais aussi de tendresse adolescente évoquent l’atmosphère portuaire, les voyous, la détresse ouvrière, le réel raclé jusqu’au sang en des rythmes où alternent les influences folkloriques traditionnelles et les idées les plus novatrices sur la langue poétique. Trois objectifs sous-tendent cette écriture sulfureuse aux œillets rouge-sang : la description intimiste de la réalité quotidienne, intensément vécue, portée jusque dans ses ultimes conséquences, l’amour qui, pour la première fois dans les lettres catalanes, est traduit par des mots de chair et d’orgasme, sans rhétorique, sans péchés ni alibis (et on comprend que l’Espagne franquiste fit tout pour empêcher la publication posthume des écrits de Salvat) et l’affirmation d’un pays : Catalunya !

* On trouve quelques traductions dans les revues Europe, Barrio Chino, Banana Split...

 

 

Un Oublié : René Albert Férréol ou « Pollanc » (textes retrouvés dans la revue Barrio Chino) —

« Je n’ai pas renoncé à me perdre, à être partout où je ne vis pas. » Armand Robin.

... Quelqu’un traverse une ville — le bruit de ses pas s’éloigne dans les rues — il ne peut plus revenir dans la ville qui le recrache — mais Barcelone (un nom pour lui devenu absent) remplit son corps, envahit son être et le voici dans ce double mouvement — vide — à la porte — sur le trottoir...

Barcelone — c’est à dire nulle part — devient sa mémoire : traces de son errance sans retour. Il est oublié, seul, enfermé dans une ville qui n’a plus de nom, il tourne en rond autour d’un centre qui n’existe pas. Et bientôt il ne restera plus rien de lui, ses textes seront oubliés, effacés, perdus...

Devenu étranger à lui-même, ayant cherché jusqu’au bout l’origine, jusqu’au silence, abandonnant ses poèmes, ses journaux dans une chambre (textes que sa compagne retrouvera un soir comme les indices d’une Énigme : celle d’un itinéraire, d’un sens à retrouver...), René-Albert Ferréol, « Pollanc », a disparu... ! Ni mort, ni vivant, mais entre deux mondes, introuvable comme ce qu’il cherchait... Ses poèmes, traces d’un être humain ayant vécu jusqu’au bout de son aventure, itinéraire demeuré une fois de plus à l’ombre, nous aident à remonter le cours d’un destin inscrit entre les murs d’une ville qui s’ouvre sur la mer : Barcelone (& Barcelone n’existe plus, Barcelone aussi a disparu comme Paris, Berlin, Lisbonne... toutes ces villes que les modes successives élisent, sur fond d’Europe !). Ferréol vivait de petits métiers... Mais il n’y est pour personne et encore moins pour ceux qui ne liront dans ses textes que des mots, des phrases, plutôt que d’y voir la Vie qui s’arrache de la Langue même, cette langue dans laquelle il a cherché la parole commune... Qui cherche le Lieu trouve l’absence dans laquelle il résidera...

« JE DISPARAÎTRAI SEUL, ABANDONNANT MES TRACES & LA VIE COMMUNE POUR DEMEURER DANS LE LABORATOIRE D’UN MONDE AUTRE... » écrivait Ferréol en 1986...

Didier MANYACH

 

 

Mateo MAXIMOFF, écrivain Tsigane.

Sept livres à ce jour, arrachés d’une expérience unique, douloureuse, sept romans qui racontent l’histoire vécue de l’auteur, de son peuple, mais aussi des films tournés durant ses voyages, l’Inde, l’Europe centrale, l’Espagne..., en historien des mœurs et des coutumes Tsiganes, des heures de musiques enregistrées parmi différents groupes, Roms, Lovaras, Kalderashs, Manouches, telle est l’œuvre de cet écrivain aux multiples activités. Mateo Maximoff, tsigane Rom né en 1917 à Barcelone d’un père Kalderash et d’une mère Manouche dut très jeune subvenir aux besoins de sa famille en pratiquant les métiers traditionnels de son clan, le rétamage, la chaudronnerie... Seul, en autodidacte, il apprit à lire et à écrire avant que les bourreaux ne l’internent, lui et les siens, dans les camps nazis, où il commencera à écrire et d’où il réchappera au prix que l’on sait (ce prix qu’il faut payer pour être libre et qu’il raconte dans son récit « Condamné à survivre »). C’est dire à quel point l’œuvre de ce conteur est capitale pour son peuple : il en est sa mémoire mais aussi son futur, car les Tsiganes se liront demain dans ces écrits, déjà traduits en plusieurs langues. Cet homme véritable a traversé tant d’épreuves et d’injustices qu’il lui serait aisé de haïr; or ce n’est jamais le cas : il sait que les Tsiganes sont en marche, qu’ils commencent à s’organiser au sein des sociétés qui les excluent, à l’Est comme ailleurs, ces tsiganes que l’on accuse encore de tous les maux (mais qui servent toujours à alimenter les fantasmes), dont on refuse le statut de peuple à part entière, que l’on tente d’écraser en les sédendarisant, en les parquant, en les assistant à l’aide d’aumônes ridicules, ces tsiganes qui revendiquent le droit d’être eux-mêmes et de vivre en accord avec le destin qu’ils se sont choisi, dans un monde qui n’est au fond qu’un monde de gadjés, une société qui détruit toutes les minorités et assassine, au jour le jour, ses poètes, la Vie, les Éléments...

Œuvres : Les Ursitory, Le Prix de la Liberté, La septième fille, Condamné à survivre, Vinguerka, Savina, La poupée de Mameliga, Dites-le avec des pleurs.

À l’adresse du Centre Culturel Tsigane, 61 boulevard Édouard Branly, 93230 Romainville.

Didier MANYACH

 

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