NOTES DE LECTURE

 

Amos TUTUOLA. MA VIE DANS LA BROUSSE DES FANTÔMES, Éd. Belfond, 1988.

Amos Tutuola est un écrivain du Nigéria qui appartient à l'ethnie des Yorubas. Son premier livre « L'ivrogne dans la brousse des fantômes » fut traduit jadis par Raymond Queneau en 1953. Il s'agissait là du premier récit de la littérature Africaine, avec les nouvelles de l'écrivain Togolais Félix Couchoro, à ne pas subir l'influence occidentale, un conte initiatique intégrant toutes les richesses de la pensée mythologique Yoruba. Aujourd'hui Amos Tutuola récidive et publie chez Belfond : « Ma vie dans la Brousse des Fantômes ». Soucieux d'exprimer une sensibilité purement africaine Tutuola tente de s'emparer de l'Anglais de sa Majesté pour le soumettre à toute une série de manipulations linguistiques, une tentative qui introduit le pidjin, le parler du colonisé, dans chacun de ses récits. Pour pouvoir capter les images vivantes de la parole africaine Tutuola réinvente par une écriture ivre, liée à l'oralité des griots et conteurs, la langue officielle anglaise. C'est ainsi que dans ce livre allégorique et halluciné nous assistons à la transformation d'une langue Européenne par l'introduction de mythes, légendes appartenant à la culture Yoruba et aux rêves de Tutuola lui-même. On perçoit ici l'enjeu d'un tel travail : en ce sens Amos Tutuola est un écrivain à part et pionnier parmi les auteurs de l'Afrique noire. Il n'y a guère que Gabriel Okara (fils d'un chef Ijaw, une importante ethnie du Niger) qui par son roman, « La Voix », long poème en prose, tente lui aussi, de son côté, d'« africaniser » la langue des colons...

Roman initiatique qui nous plongerait au royaume d'Ifé, le livre onirique de Tutuola nous conduit de cercle en cercle dans la brousse des fantômes où l'on se transforme en fétiche, se métamorphose en cheval, en tronc-chantant, en fantôme-puant parmi Sceptiques, Manchots et Mangeurs d'Araignées. Avant de retrouver son village le héros, comme dans la pure tradition des contes chantés sous l'arbre à palabres, recréés ici par l'auteur, passera de la Ville-sans-Nom à la Ville-sans-Espoir jusqu'à la Vallée de la Perte ou du Gain après avoir été convoité par tous les esprits, déterré par un voleur de cadavres, planté dans une jarre ou séduit par Superlady la femme-antilope... Un monde hanté par les figures d'avant l'écrit, songes, épreuves et qui revient transfiguré, déboussolant une langue imposée, dans l'écriture même, rythmée par l'Afrique...

DIDIER MANYACH

 

UNE AUTRE VIBRATION DU RÉEL

Jean-Marie GIBBAL. LES GÉNIES DU FLEUVEVOYAGE SUR LE NIGERÉd. Presses de la Renaissance, 1988.

Au long du Niger, au Mali, sous un ciel de feu, une pirogue lentement s'avance en direction des génies du fleuve. Dans cette contrée perdue, cernée par le désert, dans un pays de sable et de vent, entre Mopti et Tombouctou, le fleuve immémorial règle la vie des habitants de la rive, blottis dans leurs villages de terre, entre l'eau et les dunes : une région poignardée, menacée par la famine, qui est aussi le pays des Ghimbalas, ces âmes aquatiques du Niger qui quittent leurs demeures à la nuit tombée pour descendre à l'intérieur des corps des prêtres et fidèles du culte. Le voyage fluvial de Jean-Marie Gibbal est un itinéraire et une expérience poétique qui le mènera, dans son exploration ethnologique de l'univers des possédés, à la connaissance d'autres états limites se manifestant dans la transe. À l'origine de ce parcours : des cultes créés au début du XIXème siècle qui sont une réponse à l'hégémonie du monothéisme islamique, perpétués dans un lieu précis, le Haut-Sahel, des cultes qui ont aussi une efficacité thérapeutique et divinatoire pour la population locale.

Jean-Marie Gibbal mène ainsi son enquête à travers les bancs de sable, les bras capricieux du Niger : le cortège des Génies s'avance selon la progression des flots redonnant vie aux mares asséchées. Les menaces qu'ils peuvent apporter aux hommes seront peut-être rendues favorables par des offrandes et des sacrifices appropriés lors des cérémonies : les grands gaw, les griots des Ghimbalas les énumèrent et les appellent... C'est par la pratique et la connaissance du milieu aquatique, où résident les esprits qui les visitent, que les guérisseurs seront amenés à accomplir des voyages initiatiques plus ou moins longs, au fond des eaux, et à converser, en des entretiens oniriques infinis, avec les différents génies du culte. En effet, dans la boucle du Niger, une pirogue trop chargée qui chavire, une crue plus violente, une noyade sont les signes manifestes de la présence des génies du Ghimbala, témoignages d'une parfaite symbiose entre l'homme et son univers, qu'il soit occulte ou visible. Lors des cérémonies les prêtres rentrent en transe, au cours de danses très violentes, établissant ainsi le contact avec les esprits des eaux. (« cette violence reflète celle des rapports d'une société où la crise actuelle ne fait que renforcer la dureté des existences individuelles » dit Gibbal).

« ... Le possédé, grand oiseau blanc, bondissait, virevoltait, rejetant parfois brusquement en arrière la tête... Il frappa un moment le sol si violemment de son sombé (instrument du culte) que celui-ci vola en éclats... Je retournai à la tente plantée à quelques pas de là, près des maisons, sans pouvoir me départir du sentiment d'une présence diffuse qui était revenue depuis peu... Ce sentiment de présence prolongée, ces chocs sourds autour de la tente et sur ses parois... » ainsi raconte l'auteur durant un batou (cérémonie) où il fut directement impliqué, rencontrant dans sa chair l'énigme des Ghimbalas. Depuis Tambours d'eau Jean-Marie Gibbal cherche à décrypter les formes que peuvent prendre l'au-delà du langage : la manière dont les possédés et leurs fidèles s'entretiennent avec le monde est l'une d'elles. On retrouve là l'intensité poétique que connut Artaud parmi les Tarahumaras, la métaphysique expérimentale du Grand Jeu. Mais on peut lire aussi ce livre, traversé par les tensions, les douleurs, les ivresses de l'Afrique, comme métaphore de certaines expériences, à l'intérieur de ce pays de nous-même qu'est la descente dans une autre conscience. Les gaws de la boucle du Niger n'explorent-ils pas les mêmes zones du Réel, durant leurs voyages sous-marins, que Nerval, par exemple, pendant ses errances oniriques ? Ici Ethnologie, Etnopoesia comme dit Hubert Fichte, Vie quotidienne, travail littéraire se répondent dans une unité qui devient Itinéraire : celui qui mène de l'ouverture à l'Autre au bouleversement de sa propre subjectivité. Et lorsque dans ce Sahel blessé les génies s'emparent des hommes, le Réel se retourne et vibre soudain comme le sang dans les tempes...

DIDIER MANYACH

 

Werner LAMBERSY. MAÎTRES ET MAISONS DE THÉ, Éd. Labor, coll. Espace Nord, 1988.

          Essayons-nous de définir l’écriture ou la vie, nous sommes la proie d’une contradiction. Nous avons le sentiment d’errer en vain, nous avons également celui de suivre un chemin. La perte ou le gain. Mais bien sûr, cette contradiction, nous voulons la résoudre aussitôt : maudite, l’errance, nous lui préférons le chemin. Quelle que soit notre activité, nous ne pouvons nous empêcher d’établir une hiérarchie de ce genre : le plus, le moins, il faut toujours que sur le moins le plus l’emporte. Ainsi nous excluons. Nous étouffons. L’amour même, nous le concevons en termes de conflit : nous prétendons dominer l’autre, ostensiblement, orgueilleusement. La poésie que nous supposons libre n’échappe évidemment pas à la règle : à quoi visent nos poèmes ? Ils la traquent, ils croient l’atteindre et l’enfermer. Manie tenace, occidentale, du pouvoir, nous n’obtenons que la victoire ou l’échec, qui se ressemblent en fait : tous deux dérisoires. Comment échapper au pouvoir ? Comment écrire et vivre la contradiction sans la réduire arbitrairement, sans qu’elle vous déchire ?

          Écrire, n’est-ce pas attendre ? En nous acharnant, qu’importe, en patientant, nous n’avons qu’une idée fixe, elle contracte, elle dévore. Ce but que nous situons hors de nous, loin de nous, nous en désirions trop la possession pour le rejoindre absolument : quand parfois, semble-t-il, nous y sommes, qu’avons-nous fait, sinon manifester une fois encore notre besoin d’autorité, lequel n’est pas distinct de notre besoin de propriété ? Nous prenons l’avoir pour l’être. La déception vient vite, en général, l’illusion ne dure pas. Werner Lambersy dans Maîtres et maisons de thé lui aussi dit l’attente, mais il évite enfin le piège où d’ordinaire nous tombons : il connaît trop ce qu’il appelle le « guet carnassier » pour ne point s’en méfier. Sans doute, autrefois, n’était-il pas prêt, il l’avoue, aveuglé par la hâte et l’assurance, et ses mots, se heurtant au silence ou au vide, ne se fermaient que sur eux : ils sont comme lui désormais, « vulnérables ». Ils ont perdu toute superbe, ils ne savent plus rien, leur incertitude est cependant leur chance. Au lieu du rapt, l’ouverture. Qu’est-ce donc que l’attente ? « l’ascèse ». Écrire ou mourir, consentir. « Qui pour un livre obéira vraiment à tout ce qui l’efface lui et le livre lui-même » : Lambersy a cette humilité, cette audace. La voie, la seule, « la plus furtive ». Attendre alors, ce n’est pas se tendre, c’est « apprendre » : « avancer se perdre revenir », ne pas résister, ne pas se soumettre, « se dépouiller » sans cesse. Le labyrinthe et l’allée se confondent, l’approche et la fuite. Il n’y a plus d’attente, ou pour mieux dire « il n’y a rien à attendre que ce qui vient », le vide, le silence, que les mots n’essaient pas de cerner, qu’ils n’expriment pas, qu’ils accueillent. Ils « seront mie pour le refuge dans le pain de l’air léger ». Aucun autre secret, l’amour, dont la poésie nous offre le « chant sans pesanteur de sens et de projet ».

          Agir sans rien revendiquer, recommandait le Tao, ne sois pas un chef mais un guide... Renonçons au but, le but est atteint. Nous ne pénétrons dans la maison, dit justement Lambersy, que si la maison habite en nous. Comprendrons-nous qu’« elle ne domine aucun point », qu’elle est à notre image, « faite (...) de matériaux non durables mais imprégnés de temps » et qu’elle ne se distingue pas du paysage ? La maison de thé, « la maison nue », ce sont nos gestes les plus simples, c’est notre soif limpide : la perfection, le temps qui se dilate. Égarement, recueillement, nous la révélons comme elle nous révèle, « n’importe où », dans l’accord du vide et de la forme, de la musique et du silence, dans la respiration des amants, dans le vent, les « algues libres » et l’« iode sans frontières ». Quant au maître, il était « là depuis le premier instant » : il « se retire » à présent. Il « ne commande rien », comme le poète : « quittez aussitôt ce qui vient d’être dit. »

          Une écriture qui ne se soucie pas de ses traces, une étreinte qui ne serre pas, une « attente détachée », « une technique sans conscience », une vie sans entraves, un art sans art : rien ne pèse en ce livre, rien ne limite. Il ne définit pas. Il n’y avait pas de contradiction. Maîtres et maisons de thé : comment ne pas songer au Tao, au Zen surtout ? À la cérémonie du thé, certes, au rituel des bouquets, des jardins et du tir à l’arc. Mais ce que l’Orient nous suggère, nous aurions tendance à en tirer un savoir pour l’illustrer. À quoi bon ? Le savoir alourdit, qui nous oblige à choisir l’idée, l’ombre aux dépens du réel, la fraîcheur, la clarté. Lambersy peu à peu enlève ses masques, il oublie ce qu’il a lu, ce qu’il a écrit : ce n’est pas le fleuve qui le retient, dit-il, mais la force du fleuve. Ce n’est pas le poème, mais la poésie. J’écoute à travers elle le shakuachi, cette longue flûte qu’emploient les musiciens japonais : on y perçoit le souffle à la fois transparent, profond, celui de l’air, celui du corps, qui délie le texte et le change en cet « espace disponible », en ce « désordre harmonieux », « où seul est sûr d’aimer ». Le don, la présence au monde, intime, immense.

PIERRE DHAINAUT

 

Jean-Daniel FABRE. PAROLES ATTESTÉES PAR LE CRISTAL, Éd. Mai-Hors-Saison, 1987.

Les phrases de Jean-Daniel Fabre nous piègent pour mieux nous libérer d’une emprise, celle de toutes les idéologies, comme des cristaux découpent les vitres d’un train ivre traversant l’histoire de Staline à Dieu. « Je cherche des images dans la nuit, le bonheur avant et après la révolution » écrit-il dans son dernier livre publié par Mai-Hors-Saison. Passager clandestin Jean-Daniel Fabre, par des éclats de pensée arrachés à l’inconscient des Supérieurs, cisèle, sous un siècle qui a déjà oublié que la croyance mène aux bûchers ou à la perversion, ses secrets d’alchimiste qui pourront peut-être répondre à la parole de Jérémie : « Seigneur serais-tu une source d’eau trompeuse ? ». Fabre a toujours refusé de négocier car au pays des masques Satan a le sourire et Dieu s’en moque... Alors, dans ce vaste foutoir, au milieu des reflets, dites : où est la douceur des mœurs ? Quand les anciens drogués s’occupent des drogués, quand Ambroise Paré ne guérit plus personne, quand les anarchistes se font la guerre, quand un hémisphère domine l’autre... « Il n’y a rien de plus diabolique que de vivre seul une grande joie. ». Jean-Daniel Fabre éclaire à l’envers la nuit des Actualités. Pendant ce temps des soldats gelés comme des pals marchent dans la brume, guidés par des étoiles rouges, guidés par des étoiles noires...

DIDIER MANYACH

 

Dominique LABARRIÈRE. VISAGES POUR MÉMOIRE (Poèmes 1972-1987), Éd. Le Castor Astral et les Écrits des Forges, 1988.

Dominique Labarrière m’en voudra-t-il, si sa voix sourdement écorchée m’évoque la trompette de Chet Baker ? La même nudité, la même élégance blessée de ceux qui veillent à la présence, l’état de présence, et n’entrent ni ne sortent intacts de cette attente nulle part atteinte.

« Je suis cela qui ne cesse d’advenir

et celui qui empêche cela d’advenir. »

Voici les modesties du silence — quand il est aussi dérisoire de se réveiller au jour que de s’enfoncer dans les nuits de la ville. L’amertume est bridée, la confidence à peine frôlée, bien que la mémoire empoigne par le col « la déroute des apparences ». Fuite et nostalgie, une parité oppressante. Rumination. Crispation. Moments exténués, cassés sur eux-mêmes, ne pouvant trouver le repos. Comment oublier ? Habiter l’oubli, en proportion des mots qu’il repousse de l’effacement ?

« Au bord du temps

Au ras des jours

Jeté

Comme si

Jamais

Rien d’autre qu’

Au bord du temps

Au ras des jours »

Bachelard définissait la poésie comme « une métaphysique instantanée ». Chez Dominique Labarrière, cela coule de source inquiète.

Vers la « joie du non-savoir ».

GUY BENOIT

 

L’ŒIL ÉTAIT DANS LE CORPS

Théo LESOUALC’H. LA PORTE DE PAPIER, Est-Samuel Tastet Éditeur, 1988.

L’objet de son désir hante les rêves fugaces, iconoclastes, de la belle délaissée aux cheveux argentés. Car elle sait que le temps vrille le sexe des anges, les hôtels de Tokyo sont des barques fonctionnelles sur les eaux sans amour d’une époque trop moderne. Nous sommes ainsi aux premières loges dans l’esprit de cette femme trop heureuse de son corps et qui fuit les contacts, les avances-vanité, le monde factice et douloureux. Une forte complicité va la lier pour toujours à la geste transgressive de Bataille. Histoire de l’Œil. Histoire d’une vie à la dérive embarquée malgré soi, malgré le monde et ses discours, dans la sublime ascèse du dépassement de ses fantasmes. Monologue impromptu de phrases courtes et sensuelles, les images se déroulent comme un long film au ralenti, comme la conscience poignante des êtres. Le monde résonne parmi les flux et les reflux, en lyriques envolées, dans un Japon moderne, urbain, déraciné, et le livre s’enflamme au rivage amoureux. La porte de sortie serait dans l’attention, dans l’attention constante, aussi vive que l’éclair, comme les forces vitales investies dans le sexe. En tant qu’œil de conscience, feu solaire, corps de jade. Miniatures et dragons d’un lavis taoïste aussi bien que champagne dans un rire de bordel, à découvrir un nouveau monde, une terra incognita, aussi bien dans les mille frémissements indociles que dans l’absence délibérée d’un attachement aux forces fugaces. Théo Lesoualc’h renoue ici avec la verve de « Marayat » (Denoël), qui se passait en Thaïlande. Mais dans ce douloureux et solitaire voyage à l’intérieur de ses déserts, l’héroïne préservée déchire la porte de papier, frôle la mort et la folie. Dans cette écriture résolument corporelle, comme le chant reconnu d’une révolte imaginaire, on touche du doigt le mouvement lent du Théâtre Nô, le détachement stoïque des aventuriers de la chair, du voyage intérieur dans le monde orgasmique. La paix du corps est dans l’esprit, mais est-ce bien vrai ? Où est le leurre ? Le sable emmène les souvenirs, le malheur déambule dans les rues du retour, dans un Paris maussade et vil. La belle délaisse la comédie. Le rire des nains lui fait horreur tandis qu’un ciel, un goût très vif de l’infini, lui déchire les entrailles dans un spasme de révolte. « elle est de ces êtres simples qui se contentent de vivre dans un sommeil scellé. » « j’aurais dû me laisser faire. Ce masque manque. il serait là. comme un ange du théâtre magique. avec ses yeux vides. ses yeux d’espace. » Tokyo-Kyoto-Kamakura Corps-Kabuki des femmes de sable dans le rire bunraku des frênes de bronze du monastère... Marvin, si belle, au corps de jade, explore les douves et les donjons, consumant son désir sur la plage du réel. Après les mémoires celtes et émouvantes de « L’Homme Clandestin » (L’Instant), Théo Lesoualc’h explore une fois encore les rizières méconnues du désir féminin. Histoire de l’Œil, du monde des sens, du vertige passionnel d’une osmose imprévue. C’est ici l’aventure, la saveur une et belle, la dérive dans les souks d’une mémoire de l’avenir, l’aventure déchirante d’une conscience de l’exil, l’innocence du désir dans un monde sans vertu. Telle est cette femme.

Marc QUESTIN

 

Paul VALET, UNE VIOLENCE SACRÉE

                        – PAROXYSME, Éd. Le Dilettante, 1988

                        – MULTIPHAGES, Éd. José Corti, 1988.

Tant de vie antérieure et de contre-temps à revendre — Paul Valet n’est pas à une expiration près. Un pareil « mutant à l’esprit de travers » ne séjourne jamais tout à fait dans la zone où la mort le surprend, car, depuis des lustres, il a élu tremblement dans ses circonvolutions les plus ravageuses, les plus salutaires, en avance ou en recul d’une noirceur, mais à l’heure éternelle et boiteuse de la souffrance. Brûlés de jadis et de naguère, fusillés à l’aube, technobarbares de demain se mêlent de ce qui nous regarde dans la peur domestique. Fatalité de l’homme — « animal mal déchu » — que le poète transformera jusqu’aux conséquences indomptables d’un destin. Et où il y a du destin, nous trébuchons sur l’essentiel. Et l’essentiel sature d’innocence et de bourbe.

Parce qu’il veut prendre de vitesse la pensée bien ordonnée et aussi son délire et sa folie, Valet l’insoumis se soumet « à la dérègle éblouissante », à la crucifixion interne de la langue : éclatement d’une conscience en « mille tonnes de furie contre mille siècles d’épouvante ! » Tressaillements, rugissements d’amour immémorial exorcisent l’ordure qui nous dévore. En amont des mots apprivoisés, il ne mâche pas ses mots, il déboulonne l’univers gluant des affaires, des doctrines et du calcul, « la peste de l’Esprit trop éduqué », et « l’extrême laideur de la beauté courante ». Mais la « logomachinerie » a déjà programmé ce qu’elle est — multitudes polluantes ! La nature sauvage et calme, la contemplation de l’arbre, le dialogue avec les bêtes familières n’auront duré qu’un entracte. Jamais assez de Nuit pour apaiser cette écriture « malade du vrai ».

 

« PAROXYSMES », « MULTIPHAGES » : fringale de tous les dangers.

 

Lui qui refuse le moindre « essai d’élucidation et d’élucubration », lui, l’hérétique de l’Abîme fondateur, je l’imagine aujourd’hui « là où Dieu fatigué se repose un tout petit peu avant de quitter pour toujours ce monde encrassé ». Là où la Poésie, adossée à la clarté sans Non, n’a plus besoin de se nommer Paul Valet.

GUY BENOIT

 

LES PAYSAGES DANGEREUX D’ANDRÉ DE RICHAUD

AUTOMNE, Éd. Le Temps Qu’il Fait, 1983

RETOUR AU PAYS NATAL, Éd. Le Temps qu’il fait, 1985.

Revenir sans cesse sur les lieux de la Douleur, en titubant, pour l’exorciser. André de Richaud hante les paysages dangereux de son enfance : un puits d’où l’on retire un masque sanglant, un orgue magique plongé dans la fontaine des lunatiques, une nuit trop aveuglante qui brûle la chair ivre des mots, le mal de la terre au fond du gouffre de la mémoire, présages et saisons mortes, demeures closes; là-bas quelque chose qui vous fait signe et peut vous emporter à chaque instant, vous faire basculer, vous dissoudre dans la liqueur de lune, comme le feu de la mort, un homme qui perd son identité, une sorte d’accident métaphysique ou une souffrance trop grande qui se transfigure dans l’alcool des ombres, quand il n’y a plus de place pour le soleil, quand l’écriture dégoûte pour vous avoir perdu dans un mirage, une rivière à crapauds. Chez André de Richaud le Mal s’étend au paysage et les vivants deviennent hallucinés derrière leurs murs où le passé se répète comme une jeune fille exhumée devient le symbole de l’amour...

Une nuit d’automne : deux êtres, le poète, son double et une âme accrochée sur la paroi comme un manteau que le second n’arrive toujours pas à pendre ni à recoudre, une âme qui attend la Dame blanche du Mont-Ventoux... Une nuit de novembre où la lavande de la mort se mêle au brouillard, dans l’odeur des vendanges, une nuit où viendra frapper à la porte, marchant dans la rosée sanglante, un Être, portant un masque démoniaque dont il s’était servi jadis pour effrayer les participants d’une cérémonie religieuse, un masque définitif, collé au visage. Mais l’homme repartira ensuite en titubant dans la nuit magique...

Automne est une nouvelle écrite par André de Richaud en 1943, republiée par les éditions Le Temps qu’il fait en compagnie de Retour au pays natal, ce retour qui finira pour l’auteur dans l’absence, quand l’ivresse vous pousse vers les paysages dangereux.

Le pays natal, pour lui, était déjà devenu le pays mortel...

DIDIER MANYACH

 

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