NOTES DE LECTURE

 

Jean-Pierre ESPIL. MAGE, Nouvelle édition à paraître.

MAGE s’annonce d’entrée comme un livre d’expériences intérieures visant la transe. La visée est ici une double procédure où le syncopage mental et la vitesse énonciative s’associent à ouvrir la passe d’une relation au monde et au corps du monde. Dans cet exercice il n’est pas étonnant que le tournoiement de l’écriture se joue dans les chairs vives d’un bestiaire qui représente les fragmentations de l’inabordable dans le labyrinthe du corps morcelé.

Dans MAGE le lecteur est pris à l’éloge fusionnaire du corps à corps où cela transe de l’os à la chair et chaque image qui se tend à l’autre doit franchir sa séparation — le hachage de la langue — par un effet de vitesse pris dans le zoo orbital

dans une glissade nerveuse

et dans ce tournoiement de saccage mental, Jean-Pierre Espil s’interroge :

Suis-je au centre de la destruction ?

Et ce centre rougeoie et brûle comme l’intenable intérieur, comme une blessure qui a basculé l’être dans l’abattoir du corps et dans l’écorchement de l’amour des corps. Le débordement transgresseur s’opère dans le défilé des fragmentations accélérées des perceptions avec de la lumière écrasée dans la matière et une réduction minimale de l’être au muscle respiratoire. Dans les images d’insectation des corps les chairs sont lardées et s’arriment durement entre elles. Il y a volonté d’emportement métamorphique avec un change de chairs pour un accès où il s’écraserait dans l’autre. Mais la limite à ouvrir c’est la carapacité de la peau, ce sac de cuir à crever dans la faune des forces, c’est comme l’écrit Jean-Pierre Espil :

métal contre organique

C’est le corps de fer caverneux qui ferraille à l’amour comme des prothèses accouplées et où s’enchevêtre la chair qui s’y chauffe à blanc, fixée dans l’indélivrable avec un corps totem sous l’arc électrique de la tension des nerfs. Mais au profond du bruissement des mots, derrière la carapace de cuir on trouve des cavernes de soies, d’étoffes chaudes pleines de tout le sang de l’écorchement de l’étreinte de la pulsion et du battement du sexe et du nerf. Ainsi dans la vision qui s’échaffaude, puis s’effondre comme une vague pour se reconstruire inlassablement, il y a un pullulement carnassier d’une faune où Espil se monstre hybride, où l’acte d’amour se projette dans le déchirement sous menace d’une mise à mort, et par cet excès il s’exorcise par une transe, c’est à dire un charnier de viande dans le regard où cela tourne autour du sang sur la ventralité cuirassé de l’univers. La volonté de transe est aussi une volonté de mutation, de se métamophoser pour se fondre en l’autre, une volonté aveugle de parvenir au corps — mais aussi son propre corps — et qui passe par un travail de déchiffrement dans les déchets de ce corps, de sa coulée continue, de sa respiration et de son gonflement dans une tension indélivrable et dans un état indélivré qui bute sur les objets de sa théâtralisation de déchirures où chaque chose est animée de sa respiration interne avec sa puissance indéchargeable gainée dans le cuir de la peau comme sous une menace de mante religieuse dans le faisceau d’un regard de dévoration pré-natale.

Lieu mental où :

L’être ne peut plus avancer, j’entends l’être essentiel, coincé entre deux spasmes musculaires.

Lieu où se montre le monstre d’une internité retournée à l’excès sous le regard rapace de son origine et qui se renverse dans la transe inscrite de la lumière des nerfs.

José GALDO

 

 

Marc ICHALL. LE FEU DEDANS  ŒUVRE COMPLÈTE INACHEVÉE, P. J. Oswald, 1973.

... La pierre gelée dans l’antre du crâne où résonnent tant de voix, de défunts, de cris gisants parmi les plus seuls, ne s’est pas détruite. Elle a tant résisté déjà, piégée jusqu’à l’os. La lumière vrille à l’intérieur de son prisme, ailes tournantes, pesanteur, lenteur, mais la Terre ne fut pas rejointe, diluée, disséquée au loin sur les massifs blancs de la malédiction... Derrière la Porte cloutée, où le cœur est accroché, les faces qui furent et seront des bêtes étouffées, flancs contre flancs, le corps, dans l’étuve, au fond, disparaît, jusqu’au centre où vibre la boule ronde du sang, la froide planète sous les eaux, jusqu’aux sables, parmi l’or des poussières, le dispersement, l’absence, sur le voile de fluides, dans le réel qui tue... Marc Ichall s’avance seul au milieu de la ville de pierre dont le scénario lui échappe. Cette part de Vie qu’il traque dans les ruines est déjà inscrite dans les sphères de sa propre disparition aux mondes, aux mots qui ne peuvent la libérer ni la restituer. Cette part de Vie qu’il détient est ce qui meurt sans cesse dans le nom qui la remplace, elle est dans le vide de sa forme inachevée... l’Essence et sa clameur, une fois encore, sinon la dernière, dans les heurts de la terre quotidienne, voici qu’Il marche vers Elle... Comme l’enfant dans son déluge Marc Ichall s’est annoncé. Voici qu’on lui ouvre, qu’il est recueilli dans son Poème. Mais tout, depuis longtemps, est déjà préparé... Dénudé il se retrouve à son tour porté, par le cœur, jusqu’à la fin de son souffle, dans le mystère qui l’énonce, ramené où il s’est tu ou tué devant la Porte infracassable : la Mort entre et la Vie s’en va, perdue de nouveau au long du labyrinthe... Avant de se détruire la tête contre le Rocher Marc Ichall abandonne les fragments de son œuvre, où apparaisent, au large de Zumaya et de Paris, les visages emblématiques de Lilith, d’Astarté, dans les flaques de la lumière et de la révolte, qui continuent d’errer à la recherche d’une terre révélée, au milieu des boues du naufrage de l’existence...

« Nous revenons de l’enfer où l’on croyait nous abattre et où nos armes se sont au contraire affinées » dit-il. Les Vivants ne meurent pas...

Didier MANYACH

 

 

Menyhert LAKATOS. COULEUR DE FUMÉE UNE ÉPOPÉE TSIGANE, Actes Sud, 1986.

Bleu nuit de peste blanche ! En ce temps là tous les maudits de la terre furent arrêtés, déportés, puis exécutés sans pitié... Qui se souvient des Tsiganes ? Depuis le début l’image du tsigane est en fait donnée par le gadjo, le non-tsigane qui essaie de se définir de façon positive par rapport à lui. Image truquée, mutilante, fiction créée à partir d’une réalité que l’on ne connaît pas pour se protéger inconsciemment de l’image monstrueuse, véhiculée à travers les siècles, du Gitan stéréotypé (le voyageur étrange, la cartomancienne, le voleur sale, agressif à la langue bizarre...). Cette conception, la littérature des gadjés se l’est appropriée et l’a divulguée en tous lieux de façon mythique. Pour mieux éloigner de la réalité le peuple errant venu de l’lnde puis dispersé à travers le monde, pour le reléguer Ailleurs, dans l’assimilation ou l’élimination, pour se protéger ainsi de lui dans l’imaginaire, certains écrivains n’ont eu aucun scrupule à renchérir sur les préjugés millénaires et les stéréotypes. Conséquences : le tsigane à son tour devient dépendant de l’image que les sédentaires se font de lui et le cercle vicieux ainsi se boucle. De cette littérature fantasmatique je ne donnerai pour exemple que le nom de Blaise Cendrars, plus proche de nous dans le siècle. Cendrars qui dans « Rhapsodies Gitanes » recrée le mythe du Gitan par rapport à la Bible ne cesse de l’affubler, en le traînant dans la boue, de toutes les projections, clichés, mensonges et oripeaux de la marginalité monstrueuse, ignorant par là même tout ce qui fonde la réalité nomade, ce microcosme d’une culture vivante de la pauvreté. Dans le domaine qui, ici, nous occupe, on pourrait également évoquer certaines œuvres de Cervantes, les Espagnolades, Georges Sand, Mérimée, Jérome Charyn et bien d’autres... Cette appropriation de l’Autre, en lui confisquant la parole, ne cesse encore de nos jours de construire toutes les facettes d’une image fausse, globale, scandaleuse, qui contribue à alimenter les rêves, ici et là, des sédentaires, sans se préoccuper des productions véritables d’un peuple à l’abandon.

Pourtant Actes Sud vient de publier, dans l’indifférence générale, l’ouvrage d’un écrivain tsigane Hongrois : Menyhert Lakatos. « Couleur de Fumée » dit la tragédie jouée en trois actes : la passion de la liberté, la violence tribale, l’ombre du génocide. Ce récit auto-biographique se passe au Sud-Est de la Hongrie dans un ghetto tsigane et couvre les années de l’immédiate avant-guerre jusqu’à l’entrée des Allemands en Hongrie (1944). La fête, la pauvreté, l’ivresse, les amours, les rivalités, les peurs et les magies : tout s’entremêle suspendu toujours à la nostalgie de la liberté qui mord au cœur comme la faim dans l’estomac. La violence scande les pages, sang et larmes mêlés : images superbes de ce ciel d’orage où sous les yeux des tsiganes monte un nuage en forme de croix, d’une teinte bleu foncé. La croix de nuée couvre le soleil et s’affaisse comme un oiseau aux ailes brisées. Le vieux de la tribu prophétise : « l’aigle qui a caché la lumière du soleil se nourrira de chair humaine, les morts seront si nombreux qu’il ne restera plus assez de vivants pour les enterrer... »

Bleu nuit de peste blanche ! L’épopée tsigane que conte Lakatos est celle de la souffrance et de la violence mais surtout le poème de ce désir fou de vivre entièrement, sans jamais se renier, en Rom, en Gitan, en Manouche... au milieu des gadjés qui les ignorent et les excluent comme des chiens. Cette œuvre restitue enfin pour la première fois aux tsiganes leur histoire. Elle dérobe aux écrivains gadjés l’idée qu’ils se sont fait d’eux au fil des siècles, sans les comprendre de l’intérieur tout en les utilisant de façon honteuse. Elle tente de redéfinir l’identité blessée, confisquée par les archétypes sédentaires, de tout un peuple démuni, traînant fièrement sa rage de survivre aux portes des villes. Elle est la revanche de Lakatos lui-même, poète et conteur sur qui on a tiré un jour de chasse comme un vulgaire gibier. Mais elle dévoile une autre réalité, tout aussi monstrueuse : l’image, qui a une fonction sociale, du Tsigane dans la littérature, a contribué à l’ethnocide... Masque de peste blanche ! Bleu nuit, couleur de fumée...

Didier MANYACH

 

 

Francis GIAUQUE. TERRE DE DÉNUEMENT, Éd. de l’Aire, 1980.

MAI-HORS-SAISON N° 3 : « FRANCIS GIAUQUE ».

JOURNAL D’ENFER, Éd. Repères, 1978.

C’EST DEVENU ÇA MA VIE, Éd. Hugues Richard, 1987.

Au centre de l’accomplissement demeure cette absolue TERRE DE DÉNUEMENT qui est un livre noir aux lettres blanches dans l’agonie de la lumière. Car c’est dans le soleil renversé de la vie que se tient Francis Giauque.

Voilà une œuvre irrémédiable qui s’ajoute aux œuvres de la voyance. La malédiction qui s’y joue est le sceau brûlant d’un corps et d’une conscience révulsée dans les déchirures de la volonté et dont le regard s’englue dans l’horreur du réel qui le divorce de la vie. Horreur qui opère sa saisie jusqu’au vertige. Il y a une extase noire et extrême de corps et de conscience dans l’expérience intérieure qui ouvre ce corps et cette conscience sur la lumière béante de l’absolu du réel. Dans la douleur de Giauque il y a un nouage de lumière dans le gouffre de l’être comme un soleil noir qui brûle dans le vide atroce de cet être.

Au voyage impossible du vivant il y a un continuel départ en soi avorté où le corps de souffrances se traîne dans les rouages de l’angoisse et dans les mailles du silence.

À l’origine du corps de douleurs il y a un étau de nuit, c’est à dire l’intenable d’une vie à l’avance déchirée avec un plombage de l’être qui ferme l’accès aux illusions organisatrices et porteuses de la vie courante de l’humain. Et quand je dis qu’ici il y a de l’être il faut l’entendre comme ce trou noir dévorateur en soi d’où s’articulent tous les gestes de lucidité ultime d’une marche vers la mort sur le théâtre de nuit de son propre corps. Avec Giauque s’accomplit une traversée de l’enfer et de la douleur entièrement produite par le développement aberrant de la structure humaine et sociale. Société qui se révèle par ses réponses : insuline, psychothérapie, électrochocs, comas, enfermements, suicide...

Quand le corps en vertige et exténué s’accroche aux murs de nuit de son être dans une brûlure de souffrance continue, il en reste cette traînée de voyance sur l’état réel des choses et qui ont suspendu leur devenir depuis l’origine. Les écrits de Francis Giauque sont cette trace d’ombre fragmentée dans les broyeurs de l’amour intenable au monde. Trace de cendre noire du corps résorbé.

Quand il n’y a plus qu’un corps pour jouer au vivant s’ouvre alors, irrémédiable, l’angle mort du miroir de la vie. Le sommeil ultime devient la splendeur béante avec le désir dernier de s’y endormir. Havre d’éternité dans le berceau de la terre, dans cette infinie douceur blanche de lumière retrouvée aux confins de soi dans sa mise au silence et enfin défait du nouage damnant de la forme avec son allure de chemin de croix sous le regard vide d’un monde qui tourne dans le néant de son univers...

José GALDO

 

 

Daniel GIRAUD. L’ÉCHAPPÉE BELLE, Éd Révolution Intérieure, 1987.

Daniel Giraud au travers de ses ouvrages creuse le versant qui conduit au centre unique du sens,

poésie métaphysigue qui se déroule dans les cercles extrêmes de la conscience et où chaque cercle ou cycle se referme sur une mort-transmutation qui mène vers le cœur, à savoir, cette vacuité de la béance à se tenir sur le silence de son bord.

Il avance dans la lumière de vérité par la négation de l’illusion de ce monde, c’est à dire de l’immonde et de son histoire, adhérant aux sentiers des étoiles de l’origine qui demeurent dans sa marche la conduite de l’à bord, et dont les livres sont le journal.

Comme René Daumal, Daniel Giraud est ange-être aux ailes et nerfs brûlés dans la lumière noire de l’humain occidenté.

De la déchirure surgit la volonté pure qui trace l’œuvre déchirante et qui s’articule entre naissance et mort, astrologie-alchimie, et par la volonté d’arrachement la conscience vise à venir stationner dans la respiration de l’entre deux,

centre des cercles des rouages de l’univers d’un état sans état de l’humain.

Marche à l’intérieur sur la crête des périls vers l’unité où il faut sans cesse œuvrer et désœuvrer à se maintenir au bord et à bord

dans la brûlure du silence

où les étoiles du plein jour brillent d’une clarté restaurée, je veux dire,

que sur la bordure du vide l’œuvre est soc de son sentier qui menace de se dérober sous le corps et l’esprit

entre la paroi et l’abîme de ses limites,

entre eau et feu comme entre terre et ciel

il y a cette croisée cinquième du vide dont l’espace du silence est lieu du sens et du sans...

Les formules de Daniel Giraud viennent toutes racler et se graver dans les limites de l’entendement et de la conscience,

entamant l’illusion des représentations de la langue dans sa forme et ses ténacités engluantes

et où chaque avancée déploie une lumière interne qui s’ouvre à l’extrême sur la vacuité centrale du Réel...

Dans la langue il y a la rotation des signes qui sont des vides comme le sens quand l’être est au bord de ce vide et qu’il s’immobilise dans le mouvement du monde qui est l’être sans être à la croisée des cercles où l’ange déchiré s’en retourne au cœur de l’autre.

Chaque livre s’éteint sur l’ouverture d’un recommencement comme une extinction de la parole vers la déflagration de l’instant,

c’est la révolution intérieure avec la permanence de l’exigence du retour dans la centralité de la lumière

qui brûle au mariage du ciel et de la terre

ce sont les révélations révolutions

déflagrations de lumière blanche qui projettent l’être de volonté pure au centre du monde

du noir au rouge

du rouge au blanc

aux confins terminaux de l’entre-deux

là où le passage se referme dans le cercle ouvert de la vacuité

et les signes de Daniel Giraud soulignent la voie au travers des chiens de paille qui brûlent dans le cœur mort de la lumière noire...

José GALDO

 

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