EDGAR ALLAN POE

 

UN RÉCIT DES MONTAGNES ESCARPÉES (1)

 

          Durant l’automne de l’année 1827, alors que je résidais près de Charlottesville, en Virginie, je fis par hasard la connaissance de Mr. Augustus Bedloe. Ce jeune gentilhomme était remarquable à tout égard, et excitait en moi un intérêt profond et de la curiosité. Je trouvais cela impossible de le comprendre autant dans ses rapports moraux que physiques. Je ne pouvais obtenir aucune description satisfaisante de sa famille. D’où venait-il, jamais je ne le sus. Même concernant son âge — quoique je l’appelle un jeune homme — il y avait quelque chose qui ne me rendait pas perplexe à un moindre degré. Il semblait certainement jeune — et il en faisait un sujet de parler de sa jeunesse — cependant il y avait des moments pendant lesquels j’avais peu de difficulté à l’imaginer âgé de cent ans. Mais à nul autre égard n’était-il pas plus particulier que dans son apparence personnelle. Il était singulièrement grand et fin. Il se voûtait beaucoup. Ses membres étaient excessivement longs et émaciés. Son front était large et bas. Son teint était absolument exsangue. Sa bouche était grande et flexible, et ses dents étaient encore plus sauvagement inégales, quoique saines, que jamais je n’en aurais vues auparavant dans une tête humaine. L’expression de son sourire, toutefois, n’était d’aucune manière déplaisante comme cela aurait pu être supposé; mais n’avait aucune variation du tout. C’était une d’une profonde mélancolie — d’une tristesse sans étapes et incessante. Ses yeux étaient anormalement grands, et ronds comme ceux d’un chat. Les prunelles, aussi, au moment du moindre accès ou diminution de la lumière, subissaient une contraction ou une dilatation, tout à fait comme cela est observé parmi la tribu des félins. Pendant les moments d’excitation les orbes devenaient brillants jusqu’à un degré presque inconcevable; semblaient émettre des rayons lumineux, non pas d’une lueur réfléchie mais intrinsèque, comme le ferait une bougie ou le soleil; cependant leur état ordinaire était à un tel point insipide, voilé, et terne, comme pour exprimer l’idée des yeux d’un cadavre enterré depuis longtemps.

          Ces particularités de la personne semblaient lui occasionner beaucoup d’ennuis, et il y faisait constamment allusion dans une espèce d’effort moitié pour expliquer moitié pour s’excuser, lequel, quand je l’entendis pour la première fois, m’impressionna très douloureusement. Très vite, toutefois, je m’y habituai, et mon malaise s’usa. Cela semblait être son dessein plutôt d’insinuer que d’affirmer directement que, physiquement, il n’avait pas toujours été ce qu’il était — que toute une longue série d’attaques névralgiques l’avait réduit d’un état de plus qu’une beauté personnelle usuelle, à celui que je voyais. Pendant un bon nombre d’années passées il avait été assisté par un médecin, nommé Templeton — un vieux gentilhomme, peut-être âgé de soixante-dix ans — qu’il avait tout d’abord rencontré à Saratoga, et de ses attentions, pendant ce temps, où il reçut, ou il imagina qu’il reçut, un grand bénéfice. Le résultat fut que Bedloe, qui était riche, avait fait un arrangement avec le Dr. Templeton, par lequel ce dernier, en retour d’une allocation libérale annuelle, avait consenti à vouer exclusivement son temps et son expérience médicale aux soins de l’invalide.

          Le Docteur Templeton avait été un voyageur dès ses plus jeunes jours, et à Paris il s’était converti, dans une large mesure, à la doctrine de Mesmer. C’était totalement par des moyens de remèdes magnétiques qu’il avait réussi à soulager les douleurs intenses de son patient; et ce succès avait inspiré naturellement à ce dernier un certain degré de confiance dans les opinions d’où les remèdes avaient été déduits. Le Docteur, toutefois, comme tous les enthousiastes, avait lutté durement pour faire un converti complet de son élève, et avait finalement gagné jusque là son objectif comme pour induire le malade à se soumettre à de nombreuses expériences. Par une répétition fréquente de celles-ci, un résultat était apparu, lequel dernièrement est devenu si commun qu’il n’attire que peu ou pas l’attention, mais qui, à l’époque où j’écris, n’était connu que très rarement en Amérique. Je veux dire, qu’entre le Docteur Templeton et Bedloe était né, peu à peu, un rapport (2) très direct et fortement marqué, ou une relation magnétique. Je ne suis pas préparé pour affirmer, toutefois, que ce rapport (2) s’étendait au-delà des limites du simple pouvoir de produire le sommeil; mais ce pouvoir en lui-même avait atteint une grande intensité. Lors de la première tentative à induire la somnolence magnétique, le mesmériste échoua entièrement. Lors de la cinquième ou sixième il ne réussit que très partiellement, et après un effort longtemps soutenu. Seulement lors de la douxième le triomphe fut complet. Après ceci la volonté du patient succomba rapidement à celle du médecin, de manière à ce que, quand je rencontrai pour la première fois les deux, le sommeil était provoqué presque instantanément par la simple volonté de l’opérateur, même quand l’invalide n’était pas conscient de sa présence. Ce n’est que maintenant, en l’an 1845, quand des miracles similaires en témoignent quotidiennement par milliers, que j’ose enregistrer cette impossibilité apparente comme une question de faits sérieuse.

          La température de Bedloe, était au plus haut degré sensitive, excitable, enthousiaste. Son imagination était singulièrement vigoureuse et créatrice; et sans doute elle en soustrayait une force supplémentaire de l’emploi habituel de morphine, qu’il avalait en grande quantité, et sans laquelle il aurait trouvé l’existence impossible. Sa coutume était d’en prendre une forte dose immédiatement après le petit déjeuner chaque matin, — ou, plutôt, immédiatement après une tasse de café noir, car il ne mangeait rien l’après-midi, — et ensuite s’en allait tout seul, ou accompagné seulement par un chien, dans une longue errance parmi la chaîne de montagnes sauvages et effrayantes qui se trouvait vers l’ouest et le sud de Charlottesville, et sont là ennoblies par le titre des Montagnes Escarpées.

          Lors d’une journée sombre, chaude, brumeuse, vers la fin de novembre, et pendant l’étrange interregnum des saisons qui en Amérique est appelé l’Été Indien, Mr. Bedloe partit comme d’habitude vers les montagnes. La journée s’écoula, et il n’était toujours pas de retour.

          Vers huit heures du soir, nous étant inquiétés sérieusement de sa longue absence, nous allions juste aller à sa recherche, lorsque d’une manière inattendue il fit son apparition, pas plus mal de santé que d’habitude, et dans un état d’esprit meilleur qu’à l’ordinaire. Le récit qu’il nous fit de son expédition, et des événements qui l’avaient retenu, en était un vraiment singulier.

          « Vous vous rappelez, » dit-il « qu’il était près de neuf heures du matin quand je laissai Charlottesville. Je dirigeai immédiatement mes pas vers les montagnes, et, vers dix heures, entrai dans une gorge qui était tout à fait nouvelle pour moi. Je suivis les ondulations de ce passage avec beaucoup d’intérêt. La scène qui se présentait de toutes parts, quoique à peine en droit à être appelée grande, comportait un aspect de désolation effrayante indescriptible et à mon avis délicieux. La solitude semblait absolument vierge. Je ne pouvais pas m’empêcher de croire que les mottes vertes, et les roches grises que je foulais n’avaient jamais été foulées par le pied de l’être humain. Si entièrement reclus, et en fait inaccessibles, excepté par une série d’accidents, à l’entrée du ravin, qu’il n’est aucunement impossible que j’aie été le premier aventurier qui n’ait jamais pénétré dans ses profondeurs.

          « La brume, ou vapeur, épaisse et particulière, qui caractérise l’Été Indien, et qui maintenant tombait lourdement sur tous les objets, servait, sans doute, à accentuer les impressions vagues que créaient ces objets. Si dense était ce brouillard que je ne pus voir à aucun moment plus d’une douzaine de yards du sentier devant moi. Ce sentier était excessivement sinueux, et comme le soleil ne pouvait être vu, bientôt je perdis toute idée de la direction vers laquelle je me dirigeais. En même temps la morphine faisait son effet comme à l’accoutumé — celui d’enduire tout le monde extérieur avec une intensité d’intérêt. Dans le tremblement d’une feuille — dans le ton d’un brin d’herbe — dans la forme d’un trèfle — dans le bourdonnement d’une abeille — dans le rayonnement d’une goutte de rosée — dans la respiration du vent — dans les odeurs légères qui parviennent de la forêt — il me parvenait un univers de suggestions — un train de pensées joyeux et moucheté, rhapsodique et non méthodique.

          « Occupé à ceci, je marchais encore pendant plusieurs heures, pendant lesquelles la brume s’accentua autour de moi jusqu’à un degré si important qu’à la longue j’étais réduit à poursuivre absolument à tâtons. Et maintenant un malaise indescriptible me posséda — une espèce d’hésitation et de tremblement nerveux. J’eus peur de marcher, de crainte d’être précipité dans quelque abîme. Je me souvins, aussi, d’étranges histoires racontées au sujet de ces Collines Escarpées, et des races d’hommes rudes et fiers qui occupaient ses bois et cavernes. Un millier de visions vagues m’oppressaient et me déconcertaient — des visions de détresse parce qu’elles sont vagues. Tout à coup mon attention fut attirée par le battement bruyant d’un tambour.

          « Mon étonnement fut, bien sûr, extrême. Un tambour dans ces collines était une chose inconnue. Je n’aurais pas pu être plus surpris au son de la trompette de l’Archange. Mais une nouvelle source d’intérêt et de perplexité et encore plus étonnante m’apparut — Il parvint un son sauvage de sonnerie ou de carillon, comme celui d’un gros trousseau de clés, et un instant après un homme au visage poussiéreux et à moitié nu me dépassa en courant et en hurlant. Il s’approcha tellement de ma personne que je sentis son haleine chaude sur mon visage. Il portait à une main un instrument composé d’un assemblage d’anneaux en acier, et les agitait vigoureusement pendant qu’il courait. À peine avait-il disparu dans la brume, avant que, soufflant derrière lui, la gueule ouverte et les yeux brillants, une immense bête s’élançait. C’était une hyène.

          « La vue de ce monstre me soulagea plus qu’il n’augmenta mes terreurs — car maintenant je m’assurai que je rêvai, et m’efforçai à me ramener vers la conscience éveillée. Je m’avançai courageusement et brusquement. Je me frottai les yeux. J’appelai fort. Je me pinçai les membres. Une petite source d’eau se présenta à ma vue, et ici, m’inclinant je baignai mes mains et ma tête et mon cou. Ceci sembla dissiper les sensations équivoques qui m’avaient ennuyé jusqu’ici. Je me redressai, comme je pensai, un homme neuf, et poursuivis régulièrement et complaisamment sur ma route inconnue.

          « À la longue, assez épuisé par l’exercice, et par une certaine lourdeur oppressive de l’atmosphère, je m’assis sous un arbre. Présentement il parvint un faible rayon de soleil, et l’ombre des feuilles de l’arbre tombait légèrement mais d’une manière définitive sur l’herbe. Cette ombre je la contemplai d’une manière émerveillée pendant plusieurs minutes. Son caractère me stupéfiait avec étonnement. Je levai le regard. L’arbre était un palmier.

          « Je me levai maintenant précipitamment, et dans un état d’agitation de peur complète — puisque la vision dont j’avais rêvée ne me servait plus. Je vis — je sentis que j’avais une parfaite maîtrise de mes sens — et ces sens maintenant apportaient à mon âme un monde de sensations nouvelles et singulières. La chaleur devint tout d’un coup intolérable. Une odeur étrange chargea la brise. Un murmure bas, continuel, comme celui produit par un fleuve ou de sa crue, mais d’un courant doux, parvint à mes oreiles, entremêlé avec la rumeur particulière d’une multitude de voix humaines.

          « Pendant que j’écoutais dans un étonnement excessif que je n’ai pas besoin d’essayer de décrire, une forte mais brève bourrasque emporta le brouillard répandu comme par la volonté d’un enchanteur.

          « Je me retrouvai au pied d’une haute montagne, et en regardant en bas sur une vaste plaine, à travers laquelle ondulait un fleuve majestueux. En marge de ce fleuve se tenait une ville d’aspect oriental, comme celle que nous lisons dans les Récits Arabes, mais d’un caractère encore plus singulier qu’aucun de ceux décrits. À partir de ma position, qui était loin au-dessus du niveau du village, je pouvais percevoir chaque tour et détour, comme si cela eût été tracé sur une carte. Les rues semblaient innombrables, et s’entrecroisaient les unes les autres irrégulièrement dans toutes les directions, mais c’étaient plutôt de longues allées sinueuses que des rues; et grouillant absolument d’habitants. Sur chaque côté il y avait une sauvagerie de balcons, de vérandas, de minarets, de sanctuaires, et de loriols sculptés fantastiquement. Des bazars y abondaient; et il y était exhibé des marchandises chères dans une variété et une profusion infinies — des soieries, des mousselines, la coutellerie, les bijoux et les gemmes les plus magnifiques. À part ces choses, on voyait, de tous côtés, des bannières et des palanquins, des litières avec des dames imposantes entièrement voilées, des éléphants cuirassés majestueusement, des idoles taillées d’une manière grotesque, des tambours, des bannières, des gongs, des lances, des masses d’armes argentées et dorées. Et au milieu de la foule, et de la clameur, et la mêlée et la confusion générales — au milieu du million d’hommes noirs et jaunes, avec des turbans et des robes, et aux barbes flottantes, traînait une multitude innombrable de taureaux sacrés ornés de filets, tandis que de vastes légions de singes sales mais sacrés, grimpaient, bavardant et hurlant, autour des corniches de la mosquée, ou s’accrochaient aux minarets et loriols. Des rues grouillantes vers les rives du fleuve, il en descendait des volées d’escaliers amenant à des endroits de baignade, tandis que le fleuve lui-même semblait se frayer son chemin de force avec difficulté à travers la vaste flotte de bateaux lourdement chargés qui de long en large se trouvaient sur sa surface. Au-delà des limites de la ville s’élevaient, dans de fréquents groupes majestueux, le palmier et le cocotier, avec d’autres arbres gigantesques et étranges d’un âge reculé; et ici et là on voyait des rizières, la hutte au toit de chaume d’un paysan, une citerne, un temple inattendu, un camp de gitans, ou une jeune fille solitaire et gracieuse se dirigeant, avec une cruche sur la tête, vers les rives du fleuve magnifique.

          « Vous direz maintenant, bien sûr, que j’ai rêvé; mais il n’en est rien. Ce que je vis — ce que j’entendis — ce que je sentis — ce que je pensai — n’avait à son sujet rien de l’idiosyncrasie évidente du rêve. Tout était rigoureusement consistant en soi. Au début, doutant de ne pas être réellement éveillé, j’entrai dans une série d’épreuves, qui vite me convainquit que je l’étais réellement. Maintenant, lorsque quelqu’un rêve, et, dans le rêve, pressent qu’il rêve, la suspicion jamais ne manque de se confirmer, et le rêveur est réveillé presque immédiatement. Ainsi Novalis ne s’égare pas quand il dit ‘nous sommes près de l’éveil quand nous rêvons que nous rêvons.’ La vision m’était-elle arrivée à moi comme je l’ai décrite sans que je ne la suspecte d’être un rêve, donc elle a dû être absolument un rêve, mais, arrivant comme cela fut, et suspecté et mis à l’épreuve comme cela fut, je suis forcé de la classer parmi d’autres phénomènes. »

          « En ceci je ne suis pas sûr que vous vous trompiez, » observa le Dr. Templeton, « mais poursuivez. Vous vous êtes levé et vous êtes descendu dans la ville. »

          « Je me suis levé, » continua Bedloe, observant le Docteur avec un air d’étonnement profond, « je me suis levé, comme vous dites, et suis descendu dans la ville. Chemin faisant je suis tombé sur une immense populace, se bousculant à travers chaque avenue, toute dans la même direction, et démontrant dans chaque action l’excitation la plus sauvage. Très soudainement, et par quelque impulsion inconcevable, je devins intensément imbu d’un intérêt personnel par ce qui se passait. Il me sembla avoir le sentiment que j’avais une part importante à jouer sans comprendre exactement ce que c’était. Contre la foule qui m’entourait, toutefois, j’éprouvais un profond sentiment d’animosité. Je me retirai du milieu de celle-ci, et, rapidement, par un sentier périphérique, parvins à la ville et y entrai. Ici tout était du tumulte et de l’émeute les plus sauvages. Un petit groupe d’hommes, vêtus de costumes mi-indiens, mi-européens, et commandés par des gentilshommes en uniforme en partie britannique, étaient aux prises, à leur désavantage, avec la canaille grouillante des allées. Je rejoignis le groupe faible, m’emparant des armes d’un officier tombé, et luttant contre je ne sais qui avec la férocité du désespoir. Nous succombâmes bientôt sous le nombre, et fûmes conduits à chercher refuge dans une espèce de kiosque. Ici nous nous barricadâmes, et, pendant un moment, fûmes en sécurité. Par une ouverture près du toit du kiosque, j’aperçus une vaste foule, dans une agitation furieuse, encerclant et donnant l’assaut à un palais splendide qui dominait le fleuve. À présent, de l’une des fenêtres supérieures de ce palais, il en descendit une personne d’apparence efféminée, au moyen d’une corde faite des turbans de ses serviteurs. Un bateau était à portée de la main, dans lequel il s’échappa vers la rive opposée du fleuve.

          « Et maintenant un objet nouveau prit possession de mon âme. J’adressai quelques mots hâtifs mais énergiques à mes compagnons, et, ayant réussi à gagner sur quelques uns d’entre eux mon intention, fis une sortie effrénée du kiosque. Nous nous précipitâmes sur la foule qui l’entourait. Celle-ci battit en retraite, au début, devant nous. Elle se rallia, lutta enragée, et battit encore en retraite. Pendant ce temps nous nous étions éloignés du kiosque, et étions désorientés et nous nous perdîmes parmi les rues étroites aux maisons élevées et surplombantes, à l’intérieur desquelles le soleil jamais n’avait pu briller. La racaille s’empressait impétueusement sur nous, nous harcelant avec leurs lances, et nous écrasant sous des volées de flèches. Ces dernières étaient très remarquables, et ressemblaient d’une certaine manière au kriss tordu de la Malaisie. Elles étaient faites pour imiter le corps d’un serpent rampant, et étaient longues et noires, avec un hameçon empoisonné. L’une d’elles me frappa sur la tempe droite. Je vacillai et tombai. Un malaise instantané et effrayant me saisit. Je me débattis — j’agonisai — je mourus. »

          « Difficilement insisterez-vous maintenant, » dis-je, en souriant, « que votre aventure en entier n’était pas un rêve.Êtes-vous prêt à maintenir que vous êtes mort ? »

          Quand j’eus prononcé ces paroles, je m’attendais bien sûr à quelque sortie astucieuse de Bedloe en réponse; mais, à mon étonnement, il hésita, trembla, devint effroyablement pâle, et demeura silencieux. Je regardais vers Templeton. Il était assis droit et rigide sur la chaise — il claquait des dents, et les yeux lui sortaient de la tête. « Poursuivez ! » à la longue dit-il d’une voix rauque à Bedloe.

          « Pendant plusieurs minutes, » continua ce dernier, « mon unique sentiment — mon unique sensation — fut celle de l’obscurité et du néant, avec la conscience de la mort. À la longue il me sembla qu’un choc violent et soudain traversa mon âme, comme de l’électricité. Avec cela advint le sens d’élasticité et de la lumière. Cette dernière je la sentis — je ne la vis pas. En un instant il me parut que je me levais du sol. Mais je n’avais aucune présence corporelle, ni visible, audible, ou palpable. La foule était partie. Le tumulte avait cessé. La ville était dans un repos comparatif. Sous moi gisait mon cadavre, avec la flèche dans ma tempe, l’ensemble de la tête était fortement enflé et défiguré. Mais toutes ces choses je les sentis — je ne les vis pas. Je n’avais de l’intérêt pour rien. Même le cadavre semblait une question par laquelle je n’étais pas concerné. De la volonté je n’en avais aucune, mais il me semblait être poussé vers le mouvement, et partis en flottant loin de la ville, revenant par le sentier périphérique par lequel j’étais entré. Quand j’eus atteint le point du ravin dans les montagnes où j’avais rencontré la hyène, j’éprouvai encore une décharge comme d’une pile galvanique; le sentiment de poids, de volonté, de substance, revinrent. Je redevins mon être originel, et dirigeai mes pas ardemment vers la maison — mais le passé n’avais pas perdu la vivacité du réel — et maintenant je ne puis, même pas pendant un instant, contraindre mon entendement à considérer cela comme un rêve. »

          « Cela ne le fut pas non plus, » dit Templeton, avec un air de profonde solennité, « cependant cela pourrait être difficile de dire comment est-ce que cela devrait être nommé autrement. Supposons seulement, que l’âme de l’homme d’aujourd’hui est sur la berge de quelques découvertes psychiques extraordinaires. Contentons-nous de cette supposition. Pour le restant j’ai quelque explication à donner — Voici une aquarelle, que j’aurais dû vous montrer avant, mais un sentiment d’horreur indescriptible m’a empêché jusqu’à présent de vous la montrer. »

          Nous regardâmes le portrait qu’il nous présenta. Je ne vis rien en cela d’un caractère extraordinaire; mais son effet sur Bedloe fut prodigieux. Il s’évanouit presque quand il le regarda. Et cependant ce n’était qu’un portrait miniature — un qui était miraculeusement fidèle, pour être sûr — à ses propres traits remarquables. Au moins ce furent mes pensées quand je le vis.

          « Vous remarquerez, » dit Templeton, « la date de ce portrait — elle est ici, à peine visible, dans ce coin — 1780. Cette année là le portrait fut effectué. C’est le portrait d’un ami mort — un Mr. Oldeb — envers qui je devins très attaché à Calcutta, durant l’époque de l’administration de Warren Hastings. Je n’avais alors que vingt ans. Quand je vous rencontrai pour la première fois, Mr. Bedloe, à Saratoga, ce fut la ressemblance miraculeuse qui existait entre vous-même et la peinture qui m’induit à vous approcher, à chercher votre amitié, et à provoquer ces arrangements qui en résultèrent en convoquant votre compagnie constamment. En accomplissant ce point, j’y étais poussé en partie, et peut-être principalement, par la mémoire regrettée du décédé, mais aussi, en partie par une curiosité malsaine, et pas tout à fait dépourvue d’horreur concernant votre personne.

          « Dans vos détails de la vision qui se présenta à vous au milieu des montagnes, vous avez décrit, avec l’exactitude la plus minutieuse, la ville indienne de Bénarés, près du Fleuve Sacré. Les émeutes, le combat, le massacre, furent les événements véritables de l’insurrection de Cheyte Sing, qui eurent lieu en 1780, quand la vie de Hastings fut mise en danger de mort éminent. L’homme s’échappant par la corde de turbans était Cheyte Sing lui-même. Le groupe du kiosque étaient des officiers cipayes et britanniques, commandés par Hastings. Je faisais partie de ce groupe, et fis tout ce que je pus pour empêcher la sortie téméraire fatale de l’officier qui tomba, dans les allées peuplées, par la flèche empoisonnée d’un Bengali. Cet officier était mon ami le plus cher. C’était Oldeb. Vous verrez par ces manuscrits, » (ici le locuteur sortit un cahier où plusieurs feuilles semblaient fraîchement écrites) « qu’au moment précis pendant que vous êtiez en train de voir ces choses au milieu des montagnes, j’étais occupé à les détailler sur papier ici à la maison. »

          Près d’une semaine après cette conversation, les paragraphes suivants parurent dans un journal de Charlottesville :

          « Nous avons la douloureuse obligation d’annoncer la mort de Mr. AUGUSTUS BEDLO, un gentilhomme dont ses manières aimables et ses nombreuses vertus l’ont longtemps fait aimer aux citoyens de Charlottesville.

          « Mr. B., pendant ces quelques années passées, a été sujet à des névralgies, qui l’ont souvent menacé d’une fin fatale; mais ceci ne peut être considéré que comme la cause seconde du décès. La cause immédiate était une d’une singularité particulière. Pendant une excursion dans les Montagnes Escarpées, il y a quelques jours, il contracta un refroidissement et une fièvre légère, suivie d’une montée de sang définitive à la tête. Afin de soulager ceci, le Dr Templeton fit recours à la saignée locale. Des sangsues furent appliquées sur les tempes. Dans une période effroyablement brève le patient mourut, quand il apparut que, dans la cruche contenant les sangsues avait été introduite, par accident, l’une des sangsues vermiculaires venimeuses que l’on trouve ici et là maintenant dans les étangs avoisinants. Cette créature se fraya un chemin vers une petite artère à la tempe droite. Sa ressemblance étroite avec la sangsue médicinale fut la cause pour que l’on ne s’aperçoive de l’erreur que trop tard.

          « N.B. — La sangsue venimeuse de Charlottesville doit toujours être distinguée de la sangsue médicinale par sa noirceur, et spécialement par ses contorsions d’un mouvement vermiculaire, qui ressemblent de très près à celles d’un serpent. »

          Je parlais avec l’éditeur du journal en question, au sujet de cet accident très remarquable, quand cela me frappa l’esprit de lui demander comment se faisait-il que le nom du décédé avait été donné comme celui de Bedlo.

          « Je suppose, » dis-je, « vous aviez été autorisé à l’orthographier ainsi, mais j’avais toujours cru que le nom devait s’écrire avec un e à la fin. »

          « Autorisé ? — non, » répliqua-t-il. « Ce n’est qu’une simple erreur typographique. Le nom est Bedlo avec un e, partout dans le monde, et jamais de la vie je n’aurais cru qu’il pouvait être orthographié autrement. »

          « Ainsi, » dis-je en murmurant, pendant que je pivotais sur mes talons, « ainsi en vérité cela se peut qu’une réalité puisse être plus étrange que toute fiction — car Bedlo, sans e, qu’est-ce si ce n’est que Oldeb inversé ! Et cet homme me dit que c’est une erreur typographique. »

 

NOTES

1. A Tale of the Ragged Mountains fut publié pour la première fois dans le Godey’s Lady’ Book, en avril 1844. Ensuite il fut repris dans le Broadway Journal, le 29 novembre 1845. Il restera intégré finalement dans l’édition posthume compilée par Griswold.

En France, il fut traduit par Charles Baudelaire sous le titre Une Aventure dans les Montagnes Rocheuses. [Les Souvenirs de M. Augustus Bedloe], paru dans L’Illustration du 11 décembre 1852, puis dans Le Pays du 25 et 26 juillet 1854. Curieusement il est à noter que ce récit, peut-être parce que Baudelaire ne l’inclut dans aucun de ses recueils des traductions de Poe (et j’ignore la raison de ceci), ne fait pas partie des Œuvres en prose de la collection de La Pléiade de 1983, qui au demeurant n’apporte qu’un aperçu sur la partie traduite par Baudelaire de l’œuvre en prose de Poe, ce qui est, en relation à l’ensemble, assez fragmentaire. Les Œuvres en prose de Poe restent à être vraiment faites. Après Baudelaire, personne — à ma connaissance — n’a repris la traduction de ce récit, depuis 1854.

2. En français dans le texte.

 

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