DIDIER MANYACH

 

L’EXPÉRIENCE & SON DOUBLE (carnet d’Afrique)

 

à Dovi Yawa...

 

 

Photographie de Didier Manyach.

 

 

          Une brume nacrée flottante sur la terre noire puis soudain le ciel devient pâle comme la lune : nous sommes à la frontière du Togo et du Bénin, là où la plaine finit brutalement au pied des montagnes de l’Atakora, dans la vallée où vivent les Tambermas-Sombas.

De chaque côté de la piste devenue boueuse un voile de pluie dissimule au loin les habitations caractéristiques du pays Tamberma : plusieurs tourelles reliées par des murs en pisé, forteresses de cinq à six mètres de haut recouvertes d’une décoction de graines de néré qui leur donnent une teinte ocre. Il faut trois mois pour édifier une tékyêté : un palier entre chacun des étages sert de cuisine pendant la saison des pluies. Les Tambermas font de la terrasse le lieu des vivants, du rez de chaussée celui des morts, de ceux qui en sont proches et du bétail qui leur est avant tout destiné. Les demeures sont dressées dans l’axe Ouest-Est qui correspond à l’axe des tombes où les corps défunts sont placés, la tête dirigée vers le Levant. La moitié droite (Sud) est réservée à l’homme, la partie gauche (Nord) à la femme. À chaque angle on trouve des greniers : mâles, remplis de fonio (lorsque le chef de famille est décédé, le fils aîné, par un rituel de malédiction, attaque le grenier à coups de flèches jusqu’à le rendre inutilisable), femelles, remplis de mil. Planté au milieu de l’autel des ancêtres, près de l’entrée, un bâton porte des crânes d’animaux sacrifiés...

Les trombes d’eau ont redoublé et la voiture s’est immobilisée dans une ornière : loin, comme arrachés aux falaises, des cieux gorgés de lacs incandescents. Il nous faudra attendre la fin de l’après-midi pour que le soleil de nouveau crève l’écorce des voûtes rutilantes que des baobabs géants tentent d’atteindre. Nous sommes à environ une trentaine de kilomètres de Boukombé près de l’ancien Dahomey. Les Tambermas furent autrefois un peuple guerrier vivant à l’écart des pistes; aujourd’hui encore durant la saison des pluies l’endroit est presque inaccessible : venu ici la première fois, en compagnie d’un ami Ewé, je me souviens des femmes, portant un labret de quartz planté dans la mâchoire inférieure, afin de protéger les ouvertures du corps de dangers magiques, de tout souffle mauvais, ces femmes qui s’enfuyaient sous l’orage afin de prévenir les vieux chefs de notre arrivée.

Je suis resté quelques semaines parmi les Tambermas, allant de tékyêté en tékyêté, jusqu’au Bénin : c’est durant ce séjour que j’ai pu asister à des combats au fouet qui se déroulent, lors des rituels d’initiation, entre jeunes hommes d’une même classe d’âge afin d’acquérir, par la cruauté, la qualité de Guerrier.

Depuis cette expérience, dont le double là-bas, par fragments, malgré tout perdure, puisque j’y vis encore, dans mon corps et dans mes rêves, même lorsque je me retrouve et me perds dans les nuits pourries de l’autre rive, je sais qu’il est toujours des Lieux où l’Être, dans une présence immédiate au monde, vit sa relation au sacré, sans nostalgie ni illusion. Car, au flanc de ces citadelles oubliées, de terre, de banco, de paille, la source originelle ne s’est pas retirée... Selon des lois et des traditions très anciennes les Tambermas-Sombas continuent de cohabiter avec les morts. Ceux-ci influencent l’architecture des maisons de la même façon que les ancêtres s’incarnent dans le corps des enfants. Derrière la grouillance des colonnes phalliques, des cruches à offrandes, des plumes et du sang séché sur les fétiches, ces « mots enchantés », les dieux logiques Tambermas, dieux-fantômes peut-être d’avant la naissance des grandes religions de l’Écrit, marchent sur le sol comme ils logent et agissent à l’intérieur des tékyêtés misérables. Expérience, pour moi poétique, qui consiste à transborder l’intérieur vers l’extérieur, le temps d’une Présence, dans un espace donné qui s’ouvre soudain et révèle, malgré les ombres, les silences, les failles, les épreuves, l’indicible de l’Itinéraire, tout ce qui suffoque, intemporel, derrière l’Antérieur. Et les Tambermas dansent, en rondes concentriques, ou se battent, à chaque saison, pour que l’Esprit grimpe sur les terrasses avec ses cornes d’antilope (lors de la cérémonie du Dikuntiri, les jeunes femmes reconnues adultes rejoignent la terrasse de leurs époux ainsi casquées en offrant des calebasses de bière de millet. On les voit traverser les champs, longer les rivières et le ciel, marcher lentement en direction des greniers, une lance à la main, attribut masculin marquant leur nouveau statut. Plus tard elles piqueront une flèche dans ce casque de bête, symbole de leurs captures).

Plusieurs nuits durant, étendu au fond de la case, haute d’un mètre seulement, dressée au milieu du monde des vivants, au premier étage du tékyêté, alors que le vent soufflait sur les graines sacrées de fonio et de mil, il me semblait entendre les voix sourdes des régions d’en-bas se disperser dans la spirale de la brousse...

          Toutes sortes de signes devant ses ailes lisses, brunes et par endroits rougeâtres, avec des langues de feu qui lui dévorent les os. Je vois les griffes aussi, recourbées contre le sable, acérées, métalliques, dans le soleil. Les plumes sont vertes comme des roseaux au bord de l’étang, miroir du sang, du ciel. Le coffre des flancs qui palpitent, que l’on pourrait ouvrir, où l’on plongerait sa main pour y dérober l’or ou la poussière, les cendres encore tièdes. Puis, la patte de devant qui est tendue : les muscles longs, fins, figés. Le visage ne ressemble à aucune face humaine connue. L’œil est grand ouvert, les lèvres minces, dont on ne sait si elles happent ou recrachent une langue, dont le bandeau se déroule. Le nez prolonge la couronne posée sur la longue chevelure, tressée, le buste se bombe pour mieux étendre les deux ailes dans le vide.

Le sol où il marche semble aussi se dérober, entre la chute et l’équilibre. Le pelage se parsème d’étoiles comme des petites plaies, le collier autour de son cou dissimule mal les cicatrices, le sang séché sur les reins, légèrement cambrés, les signes que je voyais se craquellent, le visage se penche contre l’épaule, avec douceur, et sa bouche est là comme un vase à libation. Alors, entre les dents, les mots sont jetés; entaillés dans le relief ils s’apparentent à des roches ébréchées, silex empourprés par les herbes mauvaises, dans les fissures où suinte la source. La nuit, surtout, on les voit sortir, immobiles dans leurs transparences éblouies : la lumière darde de leurs yeux, de grands faisceaux traversent le ciel orageux, leurs membres se mettent en cercle. Leurs crinières retombent jusqu’à l’aube, lentement, avec des mouvements amples que la lune lisse, blanchissant leurs faces de pierre ronde comme si le nez, le regard, les lèvres se retournaient au fur et à mesure que le jour croît. Dès lors il ne s’agira que d’attendre : s’impatienter serait les détruire. Certes, les journées sont de plus en plus longues : ce qui les sépare n’est pas de l’ordre de la durée mais de l’Apparition. Dès que la lumière décline, les formes se recomposent. Tout cela commence d’abord à l’intérieur de certaines parties du corps : celles-ci deviennent plus souples, l’infiniment petit y résonne comme dans un sarcophage. Ce que l’on voit : le toujours même animal, dont le nom n’est pas dans la langue; animal cosmique, peut-être !

Il se trouvait près d’une pierre, éclairée, tout en bas de l’édifice où s’accumulaient les ruines, demeures boueuses d’un autre empire de fastes, laissant cette simple pierre encore intacte, où l’on pouvait lire certaines inscriptions, lorsqu’il ne se couchait pas sur elles. Étendu contre ses flancs, il écoutait son cœur battre entre les aspérités rugueuses où le sang filtrait, le rythme de ses entrailles lui faisant cogner la tête sur la roche sacrificielle. Je m’étais approché : au ciel volaient les animaux ailés dans leurs constellations. Sous l’arbre à palabres, qu’il faut craindre, le Devin m’indiqua les différentes racines des ancêtres, plongeant dans la terre du pays mythique... L’ombre de ses deux mains dessina sur le sable une empreinte : la géographie du Nom inconnu apparaissait sous ses doigts. À quelques mètres le sang des animaux sacrifiés brillait sous un ciel pur, se mélangeant à la terre orangée, mêlant son énergie divinisée à l’esprit de la matière.

Lorsque la langue se retire il n’y a pas d’autre mort possible et la gorge rend à l’éternité son rouleau d’inscriptions. Il ne reste plus qu’à compter les signes et les marques du temps, les cercles concentriques, les scarifications. Mais pour l’instant il demeurait au bord, entre les sens. Comme taillé dans un bloc de quartzite, sous lequel rampait une vipère cornue, se frayant un passage entre les hautes herbes, couleur de paille, de sécheresse. Tout était là, resserré dans les organes, l’ouïe voyait, les doigts respiraient et le paysage n’était que l’anamorphose d’une transformation intérieure aux analogies bestiales où l’on retrouvait les animaux du destin, les astres brûlants, la peau des étoiles, les fossiles. Chaque face n’était-elle pas un prisme réfléchissant une infinité de formes dont certaines se troublaient au loin comme un mirage à la limite des sables ou une ombre sur le tranchant des flammes ? La forêt n’avait pas d’images, elle était le corps dans sa totalité. On ôtait une à une les strates et à l’intérieur gisaient les formules, séparées par des barres horizontales, comme si il fallait les conjurer dans la matière même. Elle contenait un corps, le corps un espace et l’espèce se retournait, délivrée de sa contenance...

Sur la paroi du pays mythique, me dit-on, des trous comme des bouches ouvraient sur des abîmes intérieurs, un labyrinthe de voies entrelacées empêchait d’atteindre l’autre rive. C’est ainsi que le monde semblait se clore. Là-bas, au milieu, une femme portant un labret de cristal dans la lèvre, agenouillée sur une natte, regardait les danseurs qui se rapprochaient pendant que le soleil se levait au-dessus des boursouflures de la terre. Paroles lentes et noires du Devin : la mort ne pouvait franchir le corps, barrée par la Langue. Animal d’effroi sur le seuil où l’on trouvait, en offrande, du pain et du sel, animal sur chaque marche de la demeure, âmes bruissantes d’insectes que la fièvre faisait vibrer à la pointe du cœur. Mais les animaux ne sont là que pour signaler une autre origine : ils s’emparent de la face humaine et conjurent les mauvais sorts, les fluides, les bêtes défuntes ou secrètes s’enlisant dans la brousse. Ce sont les masques...

Maintenant la nuit, comme une barre de fermeture, verrouillait la maison des cultes. À travers les espaces nous revenions à l’identique Espèce, comme une secousse, un tremblement mental. Alors ce fut l’oubli, après le sommeil, puis dans les eaux claires de l’aube la lente frutescence de la Parole, détournée des fonds, jusqu’à l’advenue de l’Être qui ne pouvait se dire, s’écrire, se parler, signe de Vie... Le Matin illumina les murs ocres de la case. J’ouvris la porte...

          Deux jours plus tard je quittais provisoirement les Tambermas-Sombas. Au cours de mon dernier repas, fait de pâte de millet, le tout arrosé de bière de sorgho, Nda Kwagu m’offrit un fétiche de voyage : deux statuettes jumelles, l’une « blanche », l’autre « noire », serrées par des cordages. À l’intérieur de chacune des bouches, des bouchons en bois devraient retenir les paroles éventuelles que j’aurais à dicter au fétiche durant mon déplacement...

Tinumbéti et ses plus jeunes frères m’accompagnent jusqu’au bord de la route. Midi approche, l’atmosphère s’épaissit, l’horizon vibre. Je regarde les sabots, les crânes des animaux tués qui réclament d’autres sacrifices propitiatoires, enchâssés au-dessus des portes. Les devins ne sont-ils pas choisis par les défunts pour servir de liens entre eux et les vivants, ne se promènent-ils pas souvent dans leur sommeil, dans leur enfance ? Partout, ici, sur et dans la terre : les dieux logiques, les dieux ambigus, les dieux-fantômes et intermédiaires d’avant la naissance des grandes religions destructrices... Je longe la piste et le vent en soulève les poussières, m’hypnotisant : je ferme les yeux et mesure toute la distance qui me sépare de la route qui m’a fait pénétrer il y a plus de trois semaines dans la Vallée. De l’Autre je suis revenu au Même...

Tinumbéti et ses colliers rouges et blancs, désignant qu’elle a déjà enfanté, fait des gestes désespérés aux taxis surchargés qui rejoignent la capitale. Ses bracelets-serpents s’entrechoquent autour de ses poignets. Une dernière fois elle me montre les « châteaux » Tambermas éparpillés dans la brousse puis repart en courant, sans se retourner. En moi, à cet instant même, l’Expérience et son Double se séparent et je le vois marcher, dans cette lumière, ronde, en flammes, derrière un masque de chair; en moi descendre, dans les profondeurs, vers un territoire que je n’ose encore franchir — celui, peut-être, de l’Afrique intérieure... Le taxi démarre et Tinumbéti a disparu...

          Je voyais une autre forme qui se détachait des statuettes... Les dagues effilées sur la braise du soleil pansaient les blessures du sol, le firmament se prolongeait dans l’acier brûlant de leurs lames. Il s’agissait de roches mentales, de vêtements de pluie, d’un esprit ensemencé de lueurs étendant ses bras de corail du pays d’avant-naître jusqu’aux terres de l’aube que les déserts recouvraient peu à peu d’un manteau de mort. Au milieu des forêts pétrifiées, des autels vaudous, des boyaux de pierres, menant à des salles où l’écho conduisait toujours plus loin, une parole engloutie se rapprochait du lac central où naquirent les dieux qui se sont volontairement exilés, les dieux aux visages inhumains de l’au-delà, cachés dans les termitières ou dressés comme Legba, absorbant les maléfices, aux carrefours des villages. Cercles s’étendant jusqu’au rivage où des charognards plongeaient, ramenant dans leurs becs des proies pourries brandies dans la lumière. L’eau remontait dans mes poumons, des êtres verbaux grouillaient dans ma pensée : nous avions perdu la vie antérieure des paroles et la signification du Lieu où elles naissent...

Oui, ce fut l’oubli, l’enfer, l’Espace Blanc, le vide comme au sortir du monde, la chute dans la pensée mourante. Puis, ce fut cette déflagration à l’intérieur, crevant la membrane afin d’ouvrir un autre espace : celui qui, étouffant dans la matière, s’était retiré dans les fonds surgissait à présent dans le réel... Je traversais les pays Bassari, Kabyé, dans cette voiture déglinguée, buvant au hasard des haltes, des rencontres, sur les marchés, du vin de palme, mangeant la pâte d’igname dans les restaurants, décorés de peintures naïves, au bord de la route, parmi les Haoussas, les Peuls dans leurs pagnes indigos comme des astres de soie. Au fur et à mesure que je me rapprochais de Lomé le soleil déclinait : sur les marchés les bougies s’allumaient, les lampes-tempête circulaient dans la brousse et je m’enfonçais dans l’ombre, attendant, dans la dilution progressive de ma propre identité, le surgissement d’un autre Être...

Je rejoignais Lomé dans la nuit... Au large : pétroliers, navires marchands, tankers... Déferlantes sur la wharf les vagues tentent de recracher leurs coques de requins blancs. Sur la plage, les pêcheurs Minas, Ewés, ramènent à la main leurs grands filets placés la nuit précédente par les piroguiers : les embarcations sont décorées de motifs protecteurs. Sur le port les caisses en bois, venues d’ailleurs, affichent l’insolence de leurs richesses et l’illusion du contenu. Estropiés et bien portants se regardent avec indifférence... Commerces, trafics, systèmes D... Les revendeuses de pain, leurs paniers sur la tête, les marchandes d’ignames s’affairent aux portières des voitures rafistolées... Là-bas, des petits blancs ivres, revenus de leur exotisme de pacotille, traversent l’obscurité aux bras des putains... Moiteurs, touffeurs, paludisme, peur, fric et mal fin de siècle... Imperturbables, les coiffeuses ambulantes sur le trottoir tissent interminablement les tresses des femmes, discutant, riant des dernières nouvelles familiales. Dans les bars les hommes parlent de leurs multiples épouses et au coin des maisons celles-ci, inlassablement, pilent, langent ou coupent du bois. On entend le bruit sourd des heurtoirs au milieu des coups de klaxon et des insultes. Près de la station de taxis, au son du reaggea, les adolescents dansent et rêvent d’aller se broyer les ailes dans les miroirs de l’Europe. Mais en attendant ils marchent des heures durant : à quinze ans, venus de leurs villages, ils ont déjà l’expérience des bas-fonds, de la misère des grandes métropoles Africaines, entre l’arnaque et le couteau, la survie alimentaire ou la fête. Danser, danser... Alors là-bas, pourquoi pas là-bas... Quant aux jeunes filles elles regardent passer avec envie les rares Nana-Benz qui exportent leurs tissus jusqu’en Corée en passant par Barbès... Je traverse la voie ferrée, construite par les colons pour piller les matières premières, et me retrouve au milieu des pierres du tonnerre, peaux de bêtes, crocodiles, serpents, clochettes, dans le quartier de Bé, à deux pas de la forêt sacrée et interdite d’Agbodrafo, où les prêtres reçoivent leur initiation avant d’y habiter. Là se pratique toujours la divination par Afa ou géomancie de l’ancienne côte des esclaves... Tapi dans l’ombre, j’écoute les paroles de Dodziko A., peintre-féticheur...

Dans la conception traditionnelle de l’univers Ewé, l’âme avant d’entrer dans le monde peut choisir celui-ci mais aussi le refuser. Tout ce qui arrive ici bas prend source dans un autre univers, invisible, où toute réalité préexiste sous forme d’image ou de représentation psychique. L’âme d’abord n’existe que comme forme pure, ensuite elle est introduite en terre où elle participe à l’existence d’une cité mythique, lumineuse. Cette cité occupe l’intérieur d’une boursouflure montagneuse analogue à un ventre. Dans cette demeure l’âme se nourrit d’une exigence imaginative qui restera le fondement de la personnalité humaine. Celle-ci se développe peu à peu à travers une série d’aventures jusqu’à l’aventure suprême qu’est pour la personne, dès lors pleinement constituée, l’évasion hors des murailles de cette cité pour prendre la route du monde des vivants. Au moment de quitter la cité mythique la personne est dotée : d’une part d’un souffle subtil, d’autre part d’un esprit gardien. Puis l’âme est guidée dans le ventre de la femme pour y prendre corps par l’intermédiaire d’êtres invisibles. Cependant elle n’oubliera jamais ce qu’elle a vécu dans le monde de l’origine (Dzogbe) : les personnages de ce monde suivent l’individu d’instant en instant, sans même qu’il en ait conscience. Ils le tourmentent chaque fois qu’il néglige les engagements qu’il a souscrits à leur égard (le bien-être ou le mal-être éprouvés dans le visible dépendent du projet prénatal, du respect ou non de l’Idéal auquel est lié un conjoint appelé Dzogbemesro, c’est à dire le conjoint du lieu et du temps de l’origine. Le conjoint idéal, qui n’est pas un compagnon imposé par dieu mais un être projeté par chacun près de lui par la propre force de son activité imaginaire dans la cité mythique, accompagne la conscience de l’être durant toute la durée de son passage sur terre : il intervient même à chaque instant dans la vie conjugale réelle...). Mais en cas de rupture totale avec le monde de l’origine : c’est la souffrance ou la mort, le souffle subtil est rendu à l’espace... Ainsi pour l’Ewé la souveraineté de l’homme sur le monde et sa réussite dans l’existence ne sauraient aller sans l’établissement de relations satisfaisantes avec le noyau irréductible de sa personnalité ainsi qu’avec l’ensemble de l’Imaginaire. Ici, par les ancêtres, les vaudous, les « fétiches », quotidiennement, nous sommes en perpétuelle communication avec l’Invisible... Devins, géomanciens, initiés... sont consultés non pas pour des maladies limitées dans le temps (ce qui est le cas des thérapies dans nos sociétés) mais pour mettre en relation l’individu avec ce monde de l’origine, au sein duquel s’est constituée la psyché, afin de travailler et d’intervenir au niveau même de cette source de vie.

          Je repensais à tout cela dans le taxi de brousse qui, le lendemain matin, me conduisait vers le village où depuis quelques années, à chaque saison des pluies, j’ai pris l’habitude de revenir. Au pied du Pic Agou les Ewés se sont regroupés en plusieurs maisons de lignage. Là-bas je sais que je suis attendu : comme si je n’étais jamais parti les enfants m’accueilleront d’abord au bord de la route. « Yovo, Yovo, Yovo Yibo — voilà le blanc, voilà le blanc noir... » Demain sur les hauteurs on entendra résonner au loin le tumpani (tam-tam que l’on sort en cette période de l’année et qui s’efforce par le rythme de parvenir à la parole du monde). Les tambours se répondront avec les mots des hommes et le plus vieux tam-tam du village sera sorti de la case sacrée. Près de l’arbre à palabres les feuilles d’ignames sèchent au soleil. Même sous la zone sahélienne il pleut de moins en moins et les forêts peu à peu s’éloignent... Malgré tout, demain, débuteront les fêtes rituelles célébrant la fondation du village et son roi-fétiche : Gbagba. Les féticheuses habillées de blanc pénètreront dans l’antre du léopard qui, autrefois, venu du fond de la savane, a ravagé l’endroit. Elles simuleront l’enlèvement des enfants et captureront les esprits en rentrant en transe. À la tombée de la nuit un initié sortira du lieu où sont réunis tous les fétiches et, recouvert de la peau du mammifère, il sera poursuivi par tous les habitants. Alors commenceront les danses...

Dans le calme de la cour je regarde arriver les lampes-pétrole, je laisse pénétrer en moi toute la magie des nuits africaines : les longues cérémonies de salutation, le lent mouvement des corps drapés dans leurs pagnes, le bois que l’on rentre, la préparation des repas, les discussions infinies... Dovi m’apporte une calebasse pleine de vin de palme, signe de bienvenue, de bonne arrivée... Yovo, Yovo, Yovo Yibo, un Blanc peut-il rejoindre la cité mythique ? Dovi, Dovi Yawa, un Blanc peut-il connaître un jour Dzogbemesro ?

 

 

Photographies de Didier Manyach.

 

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