PHILIPPE PISSIER

L’AXE DES DÉRAPAGES

 

Pour F.J., “abyssus abyssum invocat”.

 

 

 

 

AVANT-DIRE

 

Je déteste introduire mes textes. Ce recueil, jamais publié, reste pour moi le premier — même si d’autres le précédèrent. L’intervalle entre sa rédaction et son exhibition publique est considérable. Il a eu le temps de macérer dans des marécages de moi seul connus.

Il est évidemment amputé d’un texte, le second, réputé perdu : on n’en attendait pas moins d’un ensemble centré sur la lune noire, excellente chirurgienne & maîtresse ès disparitions inexplicables. La prothèse, élaborée ce jour à l’aide de diverses versions & de vieux fragments, est une offrande sans limites prévisibles.

Si je publie aujourd’hui “L’Axe des Dérapages”, c’est à peine pour ses qualités, mais surtout pour sa valeur de charge (certains me comprendront). Pas dans le but d’exorciser, mais bien dans celui d’évoquer, et de lâcher dans le tangible quelque chose d’assez plaisant (quoique nous soyions peu à le goûter). Il semblerait que le moment soit opportun.

Que des implications catastrophiques puissent en découler, je ne suis pas loin de le souhaiter. Mais je suppose que, dans le fond, je n’en ai strictement rien à foutre.

On ne va pas, après tout, demander au sorcier conspirant avec le Bouc sur son mont chauve s’il est inquiet pour le bon déroulement de la prochaine messe dominicale.

Et il s’agit, en un sens, d’une assez bonne plaisanterie.

Qui semblera moins drôle lorsqu’elle deviendra sanglante.

Philippe Pissier, février 1996.

 

 

 

 

LA FORÊT INACHEVÉE

 

Cimetière envahi de dérapages, froidure d’outre-ciel, renards ensevelis et talisman décroché, un simple repaire clouté aux portes de fatigue. L’âme de la forêt calcina le damier des hasards, glissades subites et hypothétiques lycanthropes rythmant le bal infectieux du malaise. Les chênes gelés doucement rugissaient la présence de la louve hivernale aux rideaux d’inquiétude, le refrain des canines scrypturales conditionnait la maladive démarche de l’Ankou; mon ventre indifférent aux souffrances de verre pilé récitait les arbres retranchés en leur carapace de verglas, ces mêmes vegétaux manipulant, virginité de l’écorce, les voults des fouleurs nocturnes. Yeux rivés aux virages, proximité de la pâleur, le visage ancien de la pleine lune tailladée par les nuages-surins surveillait les vieilles stelles qui bavaient de rire, froides et goulues.

 

 

 

 

UNE OFFRANDE SANS LIMITES PRÉVISIBLES

 

Le serpent attaché à nos pas & nos pas attachés au serpent : à caïman de combat, sœur de sang.

Nous nous épaulions, sépulcraux, enluminés au fond d’un couloir noyé d’ambre, de venin, et de toutes pierres rares comme l’extatique suicide d’un couple. Sept roses humides et noires, sept, multipliées par sept; étoiles hallucinogènes s’incrustant papesses de nos jeunes cerveaux. Validité du chaos : échardes, sucs, eaux lourdes et dénuées de charité invitant le désastre à la table suppliciée du désir. Paupières-noyades d’une lune noire à mes côtés; que le vide exhibe son territoire. Il y a rien.

Mais la roue tourne ! Des jungles de créatures rampantes dévisagent le goût âcre de la chute. Arcs livides de la pluie, molaires hérétiques déchirant le voile carné, saveur ambiguë de l’asphyxie. Et des tramways nocturnes vitriolant l’identité : au bout du rouleau le dormeur jette ses masques; éveillé mais n’étant plus personne, simple plaie vive. Instantanément, la nuit roucoule, jette au loin ses bracelets d’opium flingué, marque un but, dévale ses escaliers de rage et frappe : dernier manteau décousu avant la Fin.

Adieu, moi.

Alors il décida, envers et contre tout et tous, de laver lui-même ses chaises d’horreur, empêtré dans la ronde-ponction, nettoyant les oreilles de l’illusion; c’était un goût de mort, comme le vomi qui heurte les dents de la mémoire.

Comme le vomi qui heurte les dents de la mémoire.

L’épouvante braquant les projecteurs de la compréhension, blancheur du cri propageant l’instant fatal, combinaisons horrifiques sacrant la meurtrissure de l’aube : que de climats tropicaux pour ma pierre tombale ! Tué par la Noire. Enfin.

Tête désormais ancrée dans l’outre-monde — parce qu’ici et là coule le lait anthracite de l’errance, parce que l’épingle nourricière de la folie est agréable conductrice de troubles électrifiés.

Nous parlâmes : ce n’était peut-être que le Grand Nord à la recherche de cordes vocales. Tout aurait pu débouler sur moi d’un seul coup. À l’orée du renaître, à l’article du monstre, comme être livré à l’Aigle de l’Autre, à l’extrême chuchotement de  dans les ténèbres.

Nous nous reconnûmes aux fractures abyssales de nos paupières.

Dès lors, je dus me quitter et apprendre à affronter la mort avec un minimum de mots — pierre cubique de mon moindre souffle, transparence de l’acte.

 

 

 

 

¡ À NOUS LA CRAIE MOUILLÉE DE LA MÉDUSE IMPÉRIALE !

 

J’ai fumé du sang.

Arcs gothiques de la respiration, le vide aux trousses de nos mâchoires malhabiles, tant de pas en faveur de l’indistinction. Poisson alcool aux nageoires d’ocre-boue, au cœur de la nuit la nuit reprend ses droits. Nappes musicales asservies au dernier café mortuaire. Muscles d’auto-destruction inféodés au regard de la souille. Dynamisme funéraire, incendie des synapses; carries stomacales tailladées veines de la mémoire le chant de l’épervier frontal outre-tombe d’énergie bottée de cils variations épidermiques du malheur écailles de globules ventres sacrifiés à la pluie qui roule ses cigarettes de jasmin massacre ontologique dédié aux pieds de nacre, la mort et son fusil de cristal. Gustav Mahler limaille des globes parfaits sourire lacrymal et ensanglanté le cheval noir de l’ivresse flaques d’eau lascives où patauge la schizophrénie déquérisée, étoffes terribles chutes rictus agoniques dévalisant les escaliers de l’indicible. Le visage entre les pavés du whisky touch me gentillesse électrifiée suspendue aux aisselles du décès. L’orage-dictionnaire dilaté de femme-oiseau pupillaire engoncée dans la surnage. Peau digitaline d’incendies délirium carambolages eau sale labyrinthique d’écrevisses en mal de mort. Esh Shah, mat au fond d’onirisme crépusculaire dégradation corrigée suicide au vitrail d’hémoglobine. Écorces cérébrales polaroïds d’acteurs-actrices carnaval funéraire le soupir pourpre du vécu. Cathédrale de torpeur naufrage des signalisations abysses massages électrochocs délyre lorsque le goût de la cigarette autodafé des papilles de la langue, guide des médicaments terrifiants sueur de scorpion dard mortel traquenard glauque aux ailes de décomposition. Canines d’humus, ruban magnétique du râle, courts-circuits dionysiaques sérums bavés de l’annihilation. Allumettes de la tentative : marcher ?! Crépitent les draps salivaires de la tourmente, cadavériques amériques aux limbes de spasmes. Métamorphose exulta la nuit noire, marécages inavoués aux stelles du cuivre. Nébuleuse de stupeurs, tournent sols et prémonitions; anges morphées, mammifères à sang chaud : Artaud agraphe nos tissus aux trottoirs de Johnnie Walker Black Label. Stigmate-nombril pourtant secousses vertébrales météorites de chair évaporation des claques artérielles; fourrures dégraphées poisons, l’attente aux apparats de douleur dentaire, trépanation kamikaze nectar d’implosions irascibles faërie indélébile des lagunes serties de plomb, trips baroques jusqu’aux zincs de l’affaissement.

 

 

 

 

CREVEZ VOS YEUX AU GARAGE DE L’INCENDIE

L’HORREUR EST TATOUÉE SUR LE BRAS DE LA DISTANCE

LA TÊTE ÉLECTROCUTÉE ENTRE LES BARREAUX DES FESTINS INFORMULÉS

&

LA FUITE HORS D’UNE BIBLE DE SERPENTS

ET LA PEUR STATIQUE À VOUS CASSER LA GUEULE

LE REFUS DE L’AUTRE LE REFUS DU MIROIR

LES MIROIRS, SE BRISENT

QUETZACOATL Y LAISSERA-T-IL DES PLUMES ?

HORS DU TEMPS,

JE PROPOSE LA LUTTE À MORT

L’ALCOOL FORT / CRÈVE DONC.

 

 

 

 

L’OS LUCIDOGÈNE DE LA CONFUSION,

GRENADES DENTAIRES DÉMÊLENT

LES SINISTRES DOIGTS DU QUOTIDIEN,

FARDEAU DE TARDIVES CRÉMATIONS.

&

LA COÏNCIDENCE DES MOITEURS

D’ASCENSEUR-FRACTURE NERVALIENNE

D’ACCOLADE-GOULOT L’ÉCHAFAUD-DÉFONCE.

 

 

 

 

TUNNEL

 

Subite empoignade l’arc tendu des corps en quelques secondes s’achemine la déflagration sourde et invisible tel le trop plein d’un sexe d’air expulsant l’intensité blanchie du manque, l’unique présence du feu en la dilatation spatiale, les moindres pierres réclament la fonte acharnée de leurs dents, et le tourbillon conditionne la chute, les terres salivaires envahies par l’impériale nécessité de l’étreinte vibrent, désagrégeant l’heure.

 

 

 

 

LE VASISTAS D’INSOMNIE

 

LA NUIT BLÊME SE DRAGONNAIT DE SECOUSSES PARFUMÉES; nous fûmes reçus par les naseaux béants de l’évier détrempé. Telles une paume charriée à toutes les béatitudes capillaires, le jeu flattant l’aile du crime verdâtre, mes dents heurtèrent un viol d’armagnac, dès lors musiques et voix écarquillèrent la violence en soubresauts verticaux, un maelström dévastant l’écorce labiale de ma souffrance je ployais instinctivement mes réponses au front du golem ludique, écrivain décédé inspirant profondément les gifles de l’heure. Bouteilles explosant aux rivages du meuble que dévale le vin tracé en peintures murales, cigarettes motrices poursuivant la rareté, faciales cargaisons de coups, concert de blessures validant le message corporel de l’apparence... Épuisé, j’incitais demain au climat d’hier, aujourd’hui clamait sans cesse « le Temps est mort », horloges et montres saccagèrent le crâne de l’horaire, s’érigeant en animaux sacrifiés à nos vrillantes trajectoires. Un miroir scindé en deux roula son terne destin sur le sol, nourriture avariée qu’effrayaient nos cieux cadavériques. Un fusil de caresse-strangulation décida d’emballer le sommeil en avortant la réunion des miels. En réponse aux hypocrites tentatives d’assoupissement, le tocsin de la bave gravait des injures sur les branches éructées de la noirceur. Le plafond douché par la tendresse électrique signait des pactes avec mon désir, sang fouetté dans l’alcôve des épouvantes : je soignais bien mal mes tempes minérales. Mes organes glapissant chaque fleur dédouanée. Descendre l’escalier se ciselait de précautions alcooliques.

Confronté à l’air, libre, mordant; un extérieur parisien lamellé de provinces à chaque pavé; titubant je ramassais un talisman (pièce d’étoffe imitation panthère tachetée) puis téléphonais à St-Nicolas, goret dans l’œil retardataire des cigognes. L’urine de l’accident, soudain, l’automobile-frayeur qui catapulta en péril oculaire le choc des inconciliables, fractions de secondes qui s’accouplent, le dangereux mouvement imposant son fracas recensé définitif. Chapelet de sang qui s’égrène à la commissure de l’œil. Le bouquet prémonitoire offert par la gitane spectrale, gisant, tel quel brisé sur le trottoir; balance des aigus et des graves. Mon inquiétude devant ta probable chair d’aveugle. Non... un minimum de confiance fânait l’angoisse, le théâtre de la cruauté n’est pas un carcan de guimauve. LE JEU RÉCLAMAIT UNE PUISSANTE DENTITION.

Huile pour chaînes de tronçonneuses, tu n’es point de l’armée des eaux plates.

 

 

 

 

LE LOOK DÉCOMPOSÉ

 

Des flèches de sang exauçant la cathédrale de prémonitions, la Mort suave sanctuaire de l’insaisissable tracé en lettres de semence; au-travers des lunettes épileptiques je conjurais demain comme l’effroi même du renaître. Le malsain d’un sourire conjuguant les mégots à l’infini. Le scalpel du délire laissait béante ma mâchoire inférieure, j’abandonnais aux herbes folles l’entretien des manettes du souvenir. Un cadavre n’a ni passé ni avenir. Les rues imbibées de proscrits trahissaient le socle de la haine. Le vent nocturne, le sable ardent de la mutilation et le froid calcul qui enrubannait mes jambes; tout cela et d’autres choses encore intensifiaient l’électrification de mon regard. Je haïssais les aveugles dont le destin sceptique creuse toujours plus profondément l’incessante fosse où surnagent, ventres à l’air, les cloportes de l’avoir. Leurs yeux sont d’une flagrante inutilité, les billes de la sénilité suffiraient amplement à combler leurs orbites. D’agressifs colliers de coquillages dictaient avec ferveur la même solution : une paire de ciseaux pour crever les yeux des enfants trop sages.

En référence aux triomphes de l’instant présent, les jaguars de la transcendance énuméraient leurs griffes et leurs dents. Les boucliers osseux offraient l’aspect de cages brisées, il devenait nécessaire d’exposer nos poitrails à l’intense rayonnement de la Douve. Notre décomposition avancée fracturait avec véhémence le coffre des magies possibles.

Les menottes de sirop ne résistent pas à la porcelaine de l’Être.

 

 

 

 

Un stage dans les nappes sonores de sang séché la guérilla liquide à la portée des crânes de marbre la fatalité éructant ses désordres à l’orbe d’un sourire; flashes d’écarlate dans le feu de la ruée, lancinant labeur de l’ouvrier neptunien taraudant nos cerveaux dans la blanche déflagration des hôpitaux de l’hiver. Avance dans la Forêt Sacrilège, paumes tournées vers le vide de l’attente, jusqu’aux stupéfiantes déclarations des végétaux pétrifiés; l’heure déjà explose dans les cheveux d’Ueline; le grave jugement de l’aube attendra. Je vous salue, armoiries magiques tranchantes à l’artère des minéraux tétanisés rideaux de loups aux canines de vitriol semences d’égorgement à vous barbouiller de fantômes coudre les jours au suc de mandragore et teindre les langues du vert boueux de l’atmosphère. Soirées ludiques et radioactives me décalquent au jour de ta naissance celui où je trace de grandes gerbes de plomb sur mes cils fatigués par tant de marches à l’orée du Sanctuaire, une symphonie pour animaux nocturnes oublieux du sommeil un acier libre de ses catastrophes déprécatives, supplices à me fendre l’œil dans la chair de son ombre même si les serpents sussurent le Verbe au fronton de leurs tanières de cristal; enchanter les néons les barbituriques tout flamber avec l’esprit blanc sur les lieux de la terre sainte et regarder une dernière fois son suicide s’épancher en nourrir l’amour cramoisi qui fleurit au cœur de l’ouragan principal de nos systèmes nerveux, une littérature sans posologie attention quand même vous tombez dans le précipice, comme une cape d’orage qui imagine tout et le reste, s’éclate à sueur de peau, déploie sa prestidigitation d’oiseaux de proie enlacés dans la foudre éructant sa destruction dans le navire glacial des pendules moisies s’éternise à calcifier l’os intraitable des suaires de vapeur, l’oxygène narcisse de nos miroirs bouche à bouche dévalant ses prodiges des morts sortent de leurs tombeaux bref ça devient bizarre, je m’abonne à la frénésie et aux nuages de verre pilé qui dégueulent parfois, mélancoliques, leurs tripes damnées et s’en vont souillés de leur innocence partager le pain de l’irréel avec nos frères dans la forêt que tu sais. Porcelaine des secousses à m’avouer tes incarnations précédentes je vais préciser le malaise un brouillard d’enclumes reposant lourdement sur les épaules du dragon chinois aux milliards de rotations à délirer en cassant tout à l’attaque ça va cartonner où le mot final tombe, un peu apeuré tout de même, dans le grand moteur meurtrier de mes crises tatouées sur le visage chaleureux — chaleureux surtout — de l’Angoisse.

 

 

 

Fuel d’insolence dans les ailes membraneuses de la déesse mortifère, dépèce ma chair dans la messe sinistre et liquéfiante de l’éternel halètement. Synthétiser boue et transparence dans la suffocation androgynale, carcasses tremblent et s’érigent un empire magnétique à hauteur du cœur. Trappe convulsive de tes silences enfouis dans le ventre des montagnes paradoxales; maligne perforation des cloisons de la réalité, fonte carnassière des miroirs, astéries de fusion s’élaguant au carrefour négatif de la suée & TU MEURS.

 

Philippe Pissier, 1982-1985.

 

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