THÉO LESOUALC’H

                                                                                                               cendres et haubans

                                                                                                               et souffle et danse du temps

                                                                                                                j’ai appris avec retard la mort

 

                                                                                                                du danseur Hijikata Tatsumi

                                                                                                                en janvier 86

 

                                                                                                                 corps en nudité

                                                                                                                 enlevé aux novae d’un autre battement

 

TERRE ET CHAIR L’ESPACE DU JAPON

 

bambou. miaulement. l’éclat d’une lame. une voix siffle dans la transparence d’une cloison de papier.

 

ma première image japonaise a été le film Rashomon de Kurosawa. un coup de foudre. Kyo Matchiko femme au visage de craie déchire l’ombre en voix rauque de la mort. voix animale. sous le signe du théâtre tout le sens tragique du Japon.

Tandis que le théâtre occidental englué de sa comédie bourgeoise s’enveloppait de ses décors de carton Artaud dénonçait l’envoûtement hurlait crachait tentait désespérément de ressusciter le vieux culte solaire. Signe.

Japon espace du signe.

débarqué au Japon sous son signe du soleil rouge après plusieurs années de plongée à travers l’autre Asie. Asie grouillante. Asie des mosquées. turbulence des dieux des curryes. Ors du Siam et mah-jong de Hong-Kong. un Japon soudain labyrinthe d’une métropolis-décorum travestie et en permanent travestissement. reconstitution européenne aspirée déjà dans le futur. Toute odeur absente et saveurs réduites au minimum. Poser le pied sur le béton japonais dans une fadeur sans reliefs au milieu de visages neutres dépourvus de regard.

il me fallait laisser agir le temps. Nécessairement se vouloir vide. ramener les sens au néant de la naissance. en quelque sorte disparaître. entrer dans l’oubli et jour après jour sous le masque bruyant des rues de Tokyo des haut-parleurs et des musiquettes de pubs sirotées se perdre.

L’image taoiste du miroir vide d’images. un disque de bronze poli. glacé. le miroir solaire de la vision destiné à se laisser saisir. Il faut du TEMPS pour voir. Le miroir est vision du regard nocturne. une sorte de soleil noir qui réinventerait dans un passé-présent tout l’espace animiste. lieu éclaté des myriades de divinités shintoistes. lieu de la contagion.

Sans me rendre compte le théâtre japonais m’apprendrait à lire l’âme intime du Japon depuis les rizières minuscules dispersées dans les montagnes jusqu’au jeu réduit à rien. à une ponctuation. à l’essentiel du signe. du geste Nô. espace dans l’architecture sonore qui vibre la danse de l’acteur masqué sur son carré de scène ralentie. espace physique qui se prolonge jusqu’au jeu d’un danseur buto. Le geste du Nô comme celui du buto exprime la violence d’un combat entre centre et cercle tel le mandala d’où jaillit la verticale.

 

« À l’est je vous rencontrerai dans la terre pure de Kwanon

Au sud je vous rencontrerai dans la terre pure de Yakushi

À l’ouest je vous rencontrerai dans la terre pure de Mida

Au nord je vous rencontrerai dans la terre pure de Shaka

Au centre je vous rencontrerai dans la terre pure du Grand Soleil. »

(chant d’un rituel shinto)

 

dans ce geste il y a le mythe des forces obscures les plus primitives de la descente aux enfers ainsi que l’immédiat en convulsion du présent zen.

l’Européen confronté à cet autre univers qu’est l’Empire japonais serait privé de ses repères. Je me retrouvais quant à moi enfin celte et restitué au mythe.

aucun repère. Mishima quand je l’avais rencontré en 61 m’avait affirmé que la langue japonaise était faite pour couper court à la communication (cette religion falsifiée de l’informatique)

quelques années plus tard un des maîtres du buto Maro Akaji me disait : « je veux réveiller les démons qui sont dans mon ventre... tsutchi et nikou... la terre et la chair. »

un jardin de pierres sèches à Kyoto est un geste qui en appelle à la relation spatiale du cosmos avec son « spectateur ». Quel rôle aurait alors la parole humaine quand on sait que c’est dans l’instantanéité de sa danse qu’une brosse d’encre noire lâchée sur l’espace du papier blanc exprime tout ce que le mot, lui, est incapable d’exprimer ? Le mystère du vieux Japon est dans l’instant. dans l’impermanence des choses.

l’exotisme de mon premier choc avec Rashomon prenait lentement sa consistance. je commençais à sentir derrière la possession jouée par Kyo Matchiko l’esprit chamanique de ces femmes aveugles, les miko du nord du Japon que j’allais écouter quelques années plus tard à Ozoré-zan, la montagne de la Peur. un lieu dantesque. volcan de pierres chahutées parcourues ici et là de bouillonnements jaunes jaillissant de vapeurs.

Ces mikos accroupies chacune sur son bout de tapis entraient par le chant l’incantation et le jeu magique des doigts dans la transe et d’entre leurs lèvres faisaient sortir les voix des défunts qu’elles invoquaient. C’était la fête du retour des morts.

Chaque village du Japon aujourd’hui encore renoue avec les divinités de la terre par des cérémonies rituelles faites de chants de danses et aussi d’ivresses provoquées par le saké. Cela depuis les temps les plus anciens avant l’introduction du bouddhisme. J’errais plusieurs années d’un village à l’autre sous le signe de ce culte à la fertilité. culte de la vie. culte du phallus. L’alcool de riz et la musique répétitive jouée la nuit durant jusqu’à l’aube écartelant à l’infini le périmètre sacré du drame.

 

« il s’agit d’arriver à l’inconnu par le dérèglement de tous les sens. »

 

L’homme japonais n’est pas un mystique. Il est calme soumis sentimental. L’approche de ces citadins est toujours masquée. Sans l’alcool il demeure sur sa réserve. aucune exubérance inertie relationnelle et aussi frustration. Tout se replie se noue au secret de l’individu qui semble n’aspirer qu’à se fondre dans une foule impersonnelle... mais l’énergie qui couve derrière la soumission est prête à jaillir. tragique. Certains souffraient de cette obéissance consentie à l’ombre des mièvres cerisiers-en-fleurs et des fleurs de plastique du décor de Tokyo.

« ...l’Empereur... la grandeur du Japon... me disait Takéichi je m’en fous... et pourtant j’envie les kamikazés qui étaient soutenus par une foi. Quelle devrait être notre foi à nous ? » Mishima apparaît en astre rouge dans le Japon des transistors. Astre rouge mais ange d’une nostalgie impuissante. On évoque le désespoir extrême. Hijikata le fondateur du buto met sa danse sous le signe de la Saison Violente. Les membres du danseur au crâne rasé se cassent aux articulations comme des rotules de marionnettes animées par la flamme lente. Terre et Chair. Liturgie vascillante des rouleaux de l’Enfer. Peaux en emplâtres craquelés qui s’écaillent tombent par lambeaux. Tout mouvement trace la torture. « Hijikata, écrit Min Tanaka, a entamé le mouvement qui n’arriverait jamais à destination, pour contre-attaquer les vitesses contrôlées. »

Min Tanaka écrit: « J’entreprends une opération secrète pour ne pas être mangé par la société. »

et les loques de peaux jonchent une scène de sueur. les syllabes coulent des lèvres par filets de bave et le regard vire au blanc. l’œil retourné force le paysage interne comme le masque blanc du Nô percé de ses deux trous minuscules referme l’acteur sur une profondeur du dedans.

Le poème haïkaï est une goutte de rosée. le froissement d’une feuille et plus rien. la maison japonaise s’ouvre tout entière sur un jardin miniature. un simple caractère d’encre déchire l’espace. Dans le quartier Gion (Guion) de Kyoto où je vis je cherche encore la trace de ces geisha que j’avais connues il y a quinze ans. Il n’en reste que quelques unes. Pour moi un Japon a vécu. Les gratte-ciel de Shinjuku surplombent en bureaux d’ordinateurs le grouillement d’une vie chronométrée à des millions d’exemplaires. Et les geisha de Gion-machi avaient un culte particulier pour Inari la divinité du riz représentée par le Renard.

Partout aussi bien dans la campagne qu’en plein Tokyo entre les fast-foods et les patchinko de ces petits sanctuaires au renard Inari mais c’est à Fushimi-Inari près de Kyoto que j’aimais grimper la montagne parcourue de sentiers faits de portiques rouges accolés les uns aux autres et sur des kilomètres... entre les hauts pins et les bambous. conduisant d’un sanctuaire à l’autre parmi les renards mâles et les renards femelles enfumés d’encens. parmi la foule des paysans qui allaient par groupes s’arrêtant pour claquer des mains à l’appel des esprits du renard et pour déposer leurs offrandes de gâteaux de riz de fleurs de sel et pour remplir d’eau des petits vases de terre destinés à apaiser la soif de la divinité.

Fushimi-Inari un lieu sacré où tout arbre est langage. Un Japon du théâtre où le théâtre trame l’espace. où tout est masque. signe.

 

aujourd’hui

signe brûlé au temps-canulard du marketing

un tigre chevauché bêle

New-Hiroshima de l’oubli

le sage du doigt montre la lune

et l’imbécile suce le doigt

hier sur la plage les femmes dansaient à la lune

à Nagasawa.

terre et chair

une lune de masque aveugle danse aujourd’hui

terre en dénature

chair dépossédée

 

les démons du ventre sont tapis dans le futur

 

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