GHEMMA QUIROGA-G.

INDE JOYAU DE LA MÉMOIRE

 

    On n’aura pourtant jamais assez raconté la splendeur du voyage en Inde. Les secrets de ces captivantes terres resteront imprégnés aux confins de la mémoire. En premier ce fut un soleil éclatant, grand et rond que je vis. Il était disproportionnément sphérique, pas encore jaune et aveuglant et chaud à l’excès, mais doux, orangé et proche des limites de la terre. Lentement la boule de feu montait dans un ciel clair et brillant, dans l’absence absolue d’assombrissants nuages, au milieu d’une atmosphère éthérée. La fraîcheur était à peine altérée par la tiède brise caressante, qui soufflait amenant avec elle la fragrance forte et sucrée d’énivrants parfums, provoquant l’éveil des sens. L’aurore sur la platitude de l’étendue était muette, imperturbable. L’Inde m’est apparue d’abord silencieuse et calme, cachant dans ces périphéries initiales du voyage tout le grouillement d’une vie qui ne s’arrête jamais. Elle m’est apparue marquée par le mouvement. Un mouvement continuel, même après la mort, et même encore après... Alors la traversée commençait.

    L’Indian Gate se tenait solennellement dressée au bout d’une droite perspective imitant l’autre, celle de Bombay. Porte du mystère. Mystérieuse Inde. Terre de feu, de chaleur, et de plaies; terre de misère où l’on apprend ce que l’autre richesse comporte d’incommensurables trésors. Porte d’une entrée conduisant dans l’ailleurs de lointaines contrées de vie et de mort et de vie. Porte de cycles, Indian Gate, la porte de la terre de feu ondulait au loin, déformée par la torride perspective, flottant au-dessus d’un sol d’aquatique mirage des sens, où s’interpose d’ores et déjà entre les sens et le monde, l’ailleurs mystérieux et secret. Internités infiniment déployées à l’arrière plan de la conscience des aubes. Soudain il surgit des entrailles de la terre la construction rouge du palais du roi Açoka (devenu aujourd’hui un hôtel de luxe). Il était entouré de verts jardins aux bords jaunis et secs, rappelant que la vie n’est qu’un temps, bordé par l’infini au-delà. Le mystère dépassant l’entendement s’insinue de-ci de-là, à travers les signes épars que le coin de l’œil ne saisit qu’au vol du mouvement. Palais devant lequel le regard pétrifié a vu se réaliser pendant un moment le miracle de l’atemporel. Cassure de l’illusion. Glissement en un ailleurs, où le croassement incessant de noirs corbeaux aux têtes grises rappelle que tout est illusion dans la temporalité terrestre. Delhi, des deux, la vieille est la plus glorieuse. Elle qui grouille bruyante et s’agite au rythme des pas décharnés. De nuit le noir est étoilé. De jour un soleil de plomb illumine la magnifique ville. Rien ne permet de croire qu’un jour elle fut humiliée par la botte luisante du ver colon affamé, sale vermine rampante. Inde, terre d’hommes bruns et beaux que la décadence du cadavre mortifère du blanc putrescible n’a jamais souillé. Terre aux crachats rouge-feu, aux dilettantes accroupis regardant le passage de l’éternité, seul véritable spectacle. La nuit ses rues dortoirs effrayent par leur vision de la fin dernière. Le jour ces corps faméliques hahillés de blanches drapures paraissent attendre le temps de la crémation sacrée : rite du passage devenu réalité vivante.

    Inde purificatrice aux fêtes somptueuses. Des parures richement ornées, masques de la misère dévorante. La brillance d’une multitude de petites bougies illumine les immeubles durant toute une nuit, proclamant que les divinités sont vivantes sur la terre. Ce soir là, des affiches montrent Krishna, le dieu bleu, le joueur de flûte, l’insouciant adoré, adossé à la vache sacrée. Dieu séducteur, inspirateur de l’amour et du jeu amoureux. Ce soir là, la mariée toute de rouge vêtue, s’est parée de guirlandes dorées. Elle attend la venue du promis, repliée sur elle-même, face au feu sacré, symbole du foyer. Bientôt elle le suivra toujours derrière jusqu’à ce que le feu du bûcher les sépare. Les invités sont venus vêtus du raffinement oriental. Brasillance de couleurs, des anneaux délicatement portés aux doigts du pied, de noires tresses luisantes ornées aux rafraîchissants colliers de jasmin, des narines percées de diamants et de pierreries, des bras exagérément recouverts de bracelets en verroterie et miroirs. Le tintement de chevilles, les pendantifs pectoraux et frontaux faits d’émaux et d’or, la lourdeur de chaînes traduisant la soumission de la femme, et de bijoux à foison. Le maquillage noir et rouge, des hommes frêles aux yeux particulièrement grands soulignés de noir d’une expressive et rare beauté charnelle : c’est en Inde où le peuple est imprégné d’une profonde crainte du tremendum.

    Mais si jamais il y eut une musique des sens, cette musique là est bien celle imaginée et interprétée en Inde : ragas, compositions mathématiques du soir, ragas du matin. Unités-temps marquant avec clarté l’éveil des émotions. Notes uniques vibrantes incitant le corps, stimulant le plaisir. Notes-frémissements de l’âme, exaltée par le divin, par l’esthétique de l’amour et de la mort, par le sacré dans toute sa manifestation. Ce sont des sons de chagrin et de joie. Alternance de l’excitation et de la dépression du sentiment mélodieux. Emportée en tourbillons de notes, l’âme est d’abord aspirée par des cercles concentriques lents et répétitifs, puis de plus en plus accélérés, suivant le schéma des évolutions cycliques de la nature, modèle du beau qu’il faut encore et toujours raffiner à l’œil de l’esthète indien, à l’oreille du musicien. Musique obsédante à l’extrême et jusqu’à l’excès de l’intensité déchirée par la puissance aiguisée du son. Paroxysme de la jouissance dans l’extase de la vibration instrumentale. La musique est venue en Inde du paradis des dieux. Et pourtant, malgré le temps et l’absence, je n’oublierai jamais les temples-jardins aux divinités enjouées, aux couleurs criardes, aux encens sucrés — fine fumée parfumée pénétrant dans les propres confins des sensations — et les pieds déchaussés, rafraîchis, lavés, posés sur les magnifiques marbres blancs, me conduisent devant l’autel érotique du culte de la fascination. Je me promène dans des jardins peuplés d’hommes et de femmes, d’enfants et de vieillards, mais aussi de tortues, de singes, d’éléphants, et de touristes extasiés par le merveilleux du culte et du panthéon hindou. Avant-goût d’un paradis de bric-à-brac où les dieux dévoilés aiment et jouissent du plaisir sensuel et de la chair. Panthéon où la violence a son culte et des visages. L’amoureux bleu est séducteur et l’aimée incestueuse. Lieux où le plaisir passe avant les peurs des hommes. Lakshimi Temple, au milieu de la cité de Delhi, merveilleux jardin à prières. De-ci les offrandes et les nourritures épicées déposées sur des feuilles d’arbres, à côté des encens et des ex-voto, près des pâtisseries huileuses, au pied des divinités; de-là les colliers de fleurs orangées ou de jasmin parfumé. De vieilles servantes du temple changent les vêtements aux déesses, leur remettent des tissus de couleurs criardes, aux scintillantes étoffes et soies irisées et brodées d’or et d’argent, incrustées de pierreries et de magnifiques perles; ce sont des déesses manequins portant les suggestifs voiles de la révélation promise, révélée seulement aux initiés et aux illuminés. Dieux et Déesses aux regards maquillés. Panthéon de la promesse de jouissance, de la promesse d’un monde meilleur, sans souffrance, sans misère ni maladie ni mort ni retour. Dehors on amène à la crémation le cadavre d’un miséreux. Incinération d’un corps qui restera à peine entamé par des flammes trop chères et que l’on aura du mal à payer. Le pauvre diable reste pauvre diable en Inde comme ailleurs. Quelques hommes accompagnent la dépouille. Le sinistre cortège se faufile entre tricycles et voitures, car en Inde la mort n’est pas cachée comme elle l’est en occident. La vie — encore dans la mort — continue. Ce n’est que la fin d’un cycle, et on évite le tricycle qui empressé d’amener sa cargaison à temps a failli bousculer le mort, mais celui-ci se faufile évitant de justesse l’accident. La foule est compacte, elle est composée de marchands ambulants, d’hommes, de femmes décharnées et de beaucoup d’enfants demandant l’aumône et courant derrière les touristes et les riches indiens. Tout le trottoir est occupé par la colonie exilée de marchands tibétains, différents physiquement des indiens, mais si identiques aux indiens boliviens ! Par terre, sur des tapis tissés, quelques objets en cuivre sont vendus à côté d’autres objets et d’autres tissages. Non loin de là, le Treizième Dalaï Lama habitait l’un des hôtels les plus luxueux de la capitale, le Jampat Hotel, à quelques mètres du centre commercial, des restaurants occidentaux et des salles de cinéma à l’air conditionné. D’autres marchands indiens appellent le passant en dépliant et montrant des magnifiques brocards brodés avec des fils d’or et d’argent — comme ceux des divinités du temple. Le riche occidental pourra les acheter. À celui-là on offrira un coca-cola glacé, et on lui montrera des lainages doux et moelleux du Kashmir. Derrière le mur du temple, Kali attend son offrande, menaçant de son épée ensanglantée, portant autour du cou le collier composé des têtes des victimes. Vision effrayante. Divinité bestiale. Diaboliquement vivante. Kali crainte. Kali choyée, vénérée afin d’apaiser sa soif de sang. Avec elle le marchandage est constamment renouvelé. Le fidèle repousse sa décapitation de jour en jour, jusqu’au jour où, par mégarde, le fidèle n’a pas satisfait la terrible Kali et c’est la fin. Fin d’un cycle, début d’un autre, pour l’éternité, car jusqu’à l’épuisement de la roue du karma l’on renaît. En Inde, alors, l’on ne buvait d’alcool ni l’on ne mangeait de viande rouge.

    Le Gange aux eaux purificatrices où de séculaires urnes reposent sur un lit de lactescence. Cendres et lait, beurre et santal pour les riches, mais pour les déshérités qui à peine ont de quoi acheter quelques maigres bûches pour faire brûler leur mort, voilà qu’à présent le Gange lave les différences financières des castes. Ainsi se déploie aux yeux du spectateur une scène des plus effroyables : des carcasses mi-cramoisies mi-blanchâtres flottent décomposées sur la surface du fleuve millénaire. Liquide huileux, sous un soleil terrassant. Seule l’action généreuse des eaux pourra libérer les âmes en quête de paix de son horrible fardeau. Gange aux eaux bienfaisantes. On lit dans les journaux que des occidentaux pilleurs de tombes plongent dans les eaux abyssales et chthoniennes du Gange, et que les urnes funéraires des riches hindous, souvent en or et en argent — sont vendues « aux puces » en Europe. Mais le peuple indien est indifférent à la possession matérielle — affirme-t-on dans la rubrique. Le peuple indien, devant le spectacle de la vie, poursuit ses ablutions et ses pélerinages jusqu’aux bords du fleuve, car ces eaux sont sacrées, et il sait qu’elles ont le pouvoir de laver la souillure de l’âme — le karma de la désolation. Le Gange lave aussi des saris et des linceuls et de longs yards de tissus blancs vestimentaires. Au bord du Gange l’odeur est particulière. De-ci de-là des corps brûlent sur des bûchers, certains attendent que la place des consommations se libère et pendant ce temps ils bavardent, le mort à côté attend aussi et les heures s’égrènent. La vie continue. Une vie dans une sphère hétérogènement sacrée, car en Inde dans la connaissance de la spatialité il existe le lieu du culte, le lieu de la mort, celui de la vie et celui des limbes chaotiques d’une zone effroyable que l’âme frêle doit traverser au cours de son voyage.

 

    Ce jour là, à midi, le soleil brillait impitoyablement. Dehors l’intouchable sweeper pleurait au seuil de la porte, un transistor collé à l’oreille, l’on entendait une langue mélodieuse, comme seul l’hindi peut l’être, et les tristesses, plaintes et sanglots ne faisaient que continuer pendant que de la radio déferlaient de pressantes nouvelles à l’oreille du malheureux. Les larmes coulaient sans retenue par ses joues ridées et du revers de sa manche d’un geste calme il essuyait ses yeux, puis se moucha. Nous apprîmes au cours des premières heures de l’après-midi torride, par la bouche du cuisinier, qui appartenant à une autre caste pouvait s’adresser aux étrangers, qu’Il venait de mourir : – « He’s dead ! He is dead! », se lamentait-il inconsolable, et dehors toute l’Inde répétait incessamment de terribles jérémiades, se répandant en lamentations et pleurs. Ce fut un jour de deuil national. Il venait de mourir et chacun pleura sa mort. C’est vrai qu’il était comme un père pour eux, au moins c’est ainsi qu’il était considéré par les indiens. Sa dépouille fut exhibée comme celle d’un prince. Il ne l’était pas. Chacun vint jusqu’à lui pour déposer un bouton de rose ou un regard de chagrin. Il ne fut pas incinéré avant le coucher du soleil comme le veut la tradition selon laquelle les heures qui suivent le coucher de l’astre doré sont les plus terrifiantes pour une âme qui vient de quitter le corps terrestre. Il est dit que lors de sa traversée par les zones intermédiaires, habitées par des formes larvaires menaçantes, l’âme peut être effrayée et s’y perdre pour l’éternité, tandis que si l’éclat du soleil se répand à ce moment là, ses rayons guideront l’âme dans l’au-delà des bienheureux. Toute l’Inde était venue le voir et le toucher pour être sûre qu’il était vraiment mort. Il n’était pas immortel. Ce fut le premier mort que je vis à l’aube de l’adolescence. Je déposai un bouton de rose sur sa dépouille, il fallait embrasser le corps, mais je sentis de la résistance, de l’écœurement. Je n’aimais pas sa coiffe, mais en le regardant je pensai que c’était vrai qu’il avait un air doux, plein de gentillesse, car il était doux et gentil. Cette nuit là personne en Inde ne dormit. Seul lui fermait les yeux à tout jamais. On raconte que pendant la veillée nocturne des milliers d’âmes blanches se recueillirent devant sa présence. Des milliers certes, mais encore tant d’autres qui, appartenant à des castes trop basses demeurèrent dehors, à l’écart, intouchables, respectueux de leur condition. Ils pleuraient leur chagrin d’orphelins. Le lendemain un immense cortège, gigantesque, disproportionné, comme seulement il peut y en avoir en Inde, ce pays de l’excès, de l’exagération, suivait le cadavre, violacé par l’action du soleil de cette fin du mois de mai. L’autre unificateur territorial, comme Asoka au IIIème siècle avant J.C., passait désormais sous l’arc de l’Indian Gate sous un soleil de plomb, ardent astre de midi, implacable et terrassant. Toute l’lnde portait la dépouille sur ses épaules. Du palais présidentiel, droit vers le jardin public qui entoure l’Indian Gate, il descendait ainsi la longue perspective interrompue uniquement par l’arc, et en dessous de l’arc, il poursuivit lentement, solennellement, droit devant vers le bûcher parfumé au santal. Bois mystique de mort et d’érotisme. Là-bas il fut déposé et humecté au lait de vache, et il fut orné aux magnifiques fleurs orange, œillets d’Inde, fleurs des morts, avant-goût du paradis. Le crépitement de la crémation étouffa les pleurs de dolents silencieux, et tout le monde demeura immobile contemplant à longueur d’heures, avec une crainte religieuse, ce feu sacré qui désintégrait le Père de l’Inde. Le fils spirituel du Mahatma. Cette âme grandiose qui avait chassé le profanateur colon, vermine répugnante, pourriture britannique. Jusqu’à la fin, jusqu’à la fin dernière, l’Inde magnétisée par le Feu sacré ne bougea pas, ne dit mot, jusqu’au moment où ses deux petits-fils montèrent sur l’autel du père, l’autel des consommations et ramassèrent les cendres que des urnes remplies de lait de vache attendaient afin d’être immergées dans les profondes eaux sacrées du Gange. Certains racontent qu’elles ne le furent pas, et que sa fille unique vécut toute sa vie durant avec ces urnes dans l’intimité de sa chambre. Inde mystérieuse. À moins que quelque pilleur n’ait plongé dans les eaux, ou que quelque journaliste à l’affût du sensationnel n’ait profité des racontars...

 

    Le jour où je suis partie de l’Inde, de retour vers l’occident, me sembla avoir été le plus sombre de tous ceux que je connus là-bas. Ce fut la nuit que je quittais ce pays qui m’avait tant éblouie par ses parfums, par les sons de tant de langues, par la luminosité du soleil aveuglant, par tant d’éclat, par les dieux et déesses les plus extravagants et vivants, par les goûts qu’elle — l’Inde mystérieuse — m’avait fait découvrir, par les accords d’une musique qui retentiront à jamais dans ma tête comme l’écho d’une douce et prenante harmonie, par la multiplicité des visages et des vêtements chatoyants que je n’oublierai jamais. J’allais trouver de l’autre côté la morosité d’un ciel constamment gris, une humidité profuse et des températures avoisinantes de zéro degré, j’allais rencontrer l’asthme qui dès lors deviendrait ma triste compagne. J’allais vers la grisaille d’occident, vers les villes nettes et bétonnées, vers des gens pressés, nerveux, exaspérés et tendus, vers des gens perpétuellement agacés par tout, par autrui comme par eux mêmes, vers les terres du « progrès ». À l’aéroport de Delhi, un petit bâtiment gris, dans une salle d’attente éclairée aux néons, l’attente, je me souviens encore, fut pénible, l’on ressentait l’avant-goût de l’Europe à la vue de quelques britanniques, qui méprisants de leur entourage hurlaient dans leur satanée langue anglaise. Leurs chairs rougeâtres leur donnaient un air de diables. D’autres, nouvellement arrivés, les chairs blanches comme celles des noyés, me rappelaient combien ils se sont toujours sentis fiers et « supérieurs » à cause de cette horrible pâleur de mort, de cet aspect spectral et délavé de la tombe. Il faisait très froid en Europe. En Europe il a toujours fait froid. Ce devait être le mois d’octobre ou de novembre, car il pleuvait beaucoup à Paris.

 

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