FRANCIS GUIBERT

L’APPRENTISSAGE DE LA NUIT

 

                                                                                                « Noire d’aspect, Noire de nom,

                                                                                                 plus noire que le noir,

                                                                                                 qui a contemplé son visage est ébloui;

                                                                                                 il demeure insensible à tout autre. »

 

                                                                                                 Râmprasâd

                                                                                                 (Chants à Kâlî)

 

 

 

le plus sûr est de n’être sûr de rien

l’inanité des desseins nous décime

le fond des choses est bien stupide

et nous le sommes

ployant sous nous-mêmes

inanité universelle comme un caillou qui tombe

clés du devenir

métamorphoses oniriques

la mort revient annoncer la liberté pour les vivants

tout se dégrade

soyez gai ou triste

soyez égal zéro ou plus que parfait

imperturbable ou affolé

changez ou stagnez comme vous voudrez

le film défile partout

sous cellophane ou en vrac

sous les bombes ou sous abri

c’est l’aveu du temps qui n’en peut plus

de l’univers fatigué de se survivre

laissons dormir les songes

asseyons-nous pour voir un peu

ce qui n’est jamais passé

ni contorsion ni confusion

ni stable ni instable

 

 

certes le décor est insolite

mais la nuit aime ses enfants

et d’un revers d’aile efface le tout

 

     C’est alors qu’il faut réapprendre à marcher sans pieds. Alors quelque chose est en marche mais ce n’est plus personne en particulier. Dans la nuit vont des êtres aux yeux grands comme des lunes. Ils ne vont d’aucun endroit à aucun autre, cela semble une marche mais n’est peut-être pas une marche. Et dans la nuit ce n’est peut-être pas la nuit. Il n’y a peut-être aucune nuit, comme il n’y a peut-être aucun rêveur derrière le rêve. La marche n’est pas un acte mais la nature même de la nuit, et ce qui regarde à travers ces yeux-plus-grands-que-la-tête c’est encore la nuit souveraine d’elle-même. En elle son royaume pérégrine en des particules sans dimension qui sont autant d’êtres ne connaissant ni ordre ni chaos, des statues de guerriers, des figures inengendrées qui semblent passer si proches lorsqu’on se risque à scruter le silence

     Dans le noir l’homme devient la vigilance même, un centre de perception tous azimuts, et son cœur devient le cœur du silence. Il sait alors que lui aussi marche dans la nuit et qu’il est cette nuit souveraine arpentant son royaume. Il sait alors que rien n’a jamais manqué à la nuit engendrant les êtres, et la lumière, et le repos après l’aventure. Car la plus grande guerre n’est pas humaine mais passe sans trace dans le silence. Car la plus grande guerre n’est pas une guerre mais seulement le signe de la victoire immuable pour ceux qui se sont vus esclaves d’une autre guerre où se jouaient des simulacres de lumières et de nuits. Personne n’a jamais mis la main sur les enfants de la nuit. Ils ne sont jamais là où on les cherche, ils sont la faillite du monde de la-lumière-qui-n’est-pas-la-lumière-de-la-nuit. On peut les appeler des guerriers mais ils ne combattent pas, leur seule présence déclenche l’écroulement des créations infidèles à l’incréé. Ils offrent la bonne nouvelle aux esclaves effarés : ton mauvais rêve, disent-ils, est sans conséquence pour la nuit dont tu es l’enfant.

 

 

Kâlî tueuse de la mort

tu fais de notre vie un mystère simple

tu coupes les têtes de chacals

qui rôdent dans nos têtes

le monde est un reflet sur la lame de ton sabre

dans l’air de ta danse

ni sacré ni profane

rien ne tient devant toi

et l’obscure lumière de ta grâce

 

 

seul importe le don à l’inaccessible

rite invisisible des sens

sans faillir les démons se prosternent et donnent leur feu

la terreur devient lumière d’aurore sur les plaines d’immortalité

 

 

          Fragile, la lumière recouvre les morts, traverse la nuit, coule au fond des mers, s’étend sur les villes les plaines les vallées, l’eau céleste, matière de l’esprit, l’esprit libre de lui-même, l’eau foudroyante emportant les morts et les vivants, crevant l’espace sans limite, là où il n’est question ni de folie ni de sagesse, où le temps est à lui même son éternité entière, pleine et insondable, libérant les êtres.

          L’eau coule dans les yeux, telle une lave purifiante, rejoignant le tout indifférencié, sans origine ni fin, donnant l’ivresse du feu, c’est la mémoire qui coule en gerbes de lumière, tout est faux depuis le commencement, il n’y a jamais eu de commencement, la terre s’effrite sous les pas, on tombe dans les failles du réel entre deux hallucinations, les chasses du temps hurlent au loin, des fantômes de héros glissent à l’horizon circulaire, loin de leur patrie, sous les pieds de la mer, brumes des perles de tempêtes, des vortex de la révélation, des colonnes d’eau de feu, les héros sont des hérons, fragiles dans les neiges de la nuit, dense lumière portant les tempêtes au centre rose sang, avec les chevaux du soleil dans le bleu de l’île infinie.

          L’énigme chemine sur les routes, et le chemin du destin les recoupe toutes, quels que soient tes désirs. C’est un astre double d’une dangereuse densité, soleil & lune de magique philosophie, entrant dans la matrice du ciel et sortant en plein jour avant le commencement de la vie, déroute événementielle, les amants de la démence cheminent au seul désir de leur maîtresse, inscrit en langue traduisible dans tous les univers de son rêve.

 

 

          Tout est trop vaste pour contenir ne serait-ce que l’ombre de quoi que ce soit.

 

 

          Outrepassant le passé, les idées tombent en flocons, transatomisées. C’est toute la lutte du monde qui disparaît dans les steppes de l’esprit.

 

 

          Et nous aurons pour mémoire l’apparition d’un cristal de neige sur le front du soleil.

          La clairière s’ouvre à l’improbable dans la brume, quelques rares glyphes sur la roche indiquent le passage du temps, le voyageur ne connaît bien que le rythme de ses pas, ses dogmes se réduisent à quelques cartes enluminées qui ne correspondent à aucune terre connue. Nuit ou jour c’est la même attente et le même départ, « j’y vais, j’en viens », où donc est-il passé celui qui passe ? il était là à l’instant et l’instant est parti, un jour et jadis l’ont emporté, seuls les grands arbres de la forêt du temps voyagent aussi loin, tous les bouddhas multicolores sortis du ventre des grands arbres l’ont dit : « Celui qui va reste immobile, celui qui reste immobile va. » Ainsi l’apparition des mondes se signe de quelques glyphes toujours les mêmes sur le roc de l’origine.

 

 

          Entre l’abstrait et le concret, le dialogue tourne au chaos apparent et déchaîne la tranparence.

 

 

          À force d’études, Khayyam avait opté pour l’ivresse. Les vrais savants sont drogués sans retour dans la merveilleuse inconnaissance, ce sont des oiseaux pâles, des brutes avinées, personnages de légende, les hommes magiques du vide, leur parole est d’aube, ils n’ont plus de cœur, plus d’âme, ils ont tout donné, tout reçu, et tout jeté, ils marchent dans la lenteur sous les eaux, ils sont légers, ils emportent le vent blanc, si l’un d’eux nous fait face on ne voit plus rien, ils sont le soleil.

 

 

nous avons oublié l’oubli et courons après le souvenir

mais le souvenir n’est qu’une trace en négatif de l’oubli

et l’oubli c’est décider que plus rien ne compte

 

 

c’est de croire exister qui fausse tout

mais les monstres de la conscience dévorent l’existence

et il ne reste plus rien à quoi résister

 

 

          Dix mille bouddhas se pointent, terreur dans les ménages !

          Faites hommage aux immortels pourfendeurs ! Ils viennent vous rendre à l’innocence des noces, ils sont les arcs-en-ciel toujours bandés pour vos flèches des premiers rêves que vous n’avez pas encore tirées ! Mais voilà la cible que vous cherchiez partout, c’est la cible de nulle part ! Vous êtes nulle part, comme les bouddhas n’apparaissant que dans la non-apparition !

          Alors on n’a plus à se presser, c’est comme une non-histoire, d’un coup vous avalez l’univers ! Vous êtes tout, dix-mille bouddhas, millions de couleurs, arcs dans tous les cieux ! Rien d’étrange à cela, c’est vous de A à Z ! Il n’y a même pas à s’en rendre compte, vous n’y êtes pour rien, c’est vous sans le savoir, sans le vouloir ! C’est aussi vous qui voulez, vous qui savez, et cela est non-savoir, non-vouloir, la cible invisible de vos flèches oubliées ! Nulle déduction à prendre, rien ne vous contient, rien ne peut vous contenir, pas même vous-même ! Liberté totale, liberté vide ! Noces ! Il en est des mouvements comme d’une danse commencée avant le commencement, finissant sans fin, vous êtes hors la danse, vous êtes toute la danse, chaque pas c’est vous !

          Aucune réalité, aucun songe ne peut nous contenir, nous les sommes toutes, nous les sommes tous !

 

 

où y a-t-il erreur dans l’errance ?

ne pas crever

en quête de vie

et de réel

émergence de l’être introuvable

clés molles des songes vous ne me dites rien qui vaille

je ballotte ma fatigue dans des bruits d’occasion

et débouche sur la merveille de n’avoir jamais été

il paraît qu’il faut faire quelque chose

mais les choses se font très bien sans nous

mais on s’obstine aux rafistolages maniaques

que m’importe que l’humanité disparaisse

qu’elle évolue ou involue

que m’importe la vie et la mort

la beauté suprême n’est rien

et supprime tout

 

 

          Toutes les cartes du ciel et de l’enfer peuvent défiler sous nos yeux, elles ne seront jamais que le déploiement de l’imperceptible, et le sens sera toujours faux si le germe n’est pas perçu, cette graine de violence, cette explosion initiale et intacte du délire d’exister.

 

 

          Être présent, ou absent, laisser les fins fils se tisser ou se défaire, se lever dans le vent ou se dissoudre dans la terre, tenir la fin pour le commencement ou le commencement pour la fin, ce qui advient comme inconnu et l’inconnu comme déjà advenu, un jeu de la conscience sans joueur, plénitude du vide plein de formes fugaces, de rêves déliés de l’être lorsque la vie se pense souveraine des étoiles, lumineuse ténèbre de la nuit originelle où la conscience se retrouve soleil, soleil ni froid ni chaud, ni masculin ni féminin, ni être ni non-être, mais plus grand que le Tout,

     le parfum d’éternité de chaque chose, le sans-couleur où dansent les couleurs de tous les temps, où les myriades de mémoires de la vie s’enchantent dans le non-manifesté qui fait la liberté du manifesté, où ici & ailleurs n’ont pas de sens, où chaque mouvement existe sans exister,

     voler en dormant, dormir en marchant, à la fois pleine et vide la vie ne peut se faire obstacle, aucun bouddha ne s’est jamais éveillé, l’univers est son rêve, son cœur est le soleil, ici il n’y a ni départ ni arrivée, l’œil du cœur se voit sans regarder.

 

 

          Il faudrait savoir si la parole est possible lorsqu’on sait de quoi l’on parle, car la parole libère du connu ou bien ne parle pas, la parole est silence par-delà le silence, mouvement tellement infini qu’il nous libère de l’errance, aussi de quoi peut-on parler ? toutes les perceptions ne sont que non-perception et ce qui dure n’est qu’illusion d’esclavage, ce qui parle ne doit se référer à rien ou bien ne parle pas, le mot doit être plus rapide que la chose, comme une note simultanément émise et résorbée, ce qui parle est perpétuellement libérateur des goûts saveurs et fonctions.

          Passant de l’infini sous-jacent à l’infini visible, la parole ne choisit pas, elle prend en poids ce qui se présente et le jette dans l’indicible, elle fait contrepoids à tous nos choix pour les ramener à leur inconséquence.

          J’imagine que la seule ferveur est celle de ceux qui ne sont plus, car peut-on à la fois exister et en être quitte avec le mensonge ? La lutte est perdue d’avance et l’abandon serait la seule victoire, mais peut-être avons-nous déjà abandonné sans le savoir et tournons-nous dans les désastres d’une guerre terminée depuis longtemps ?

          Un chant de poussière nous creuse de nouvelles oreilles, passant jusqu’au cerveau pour en faire de la poussière. Alors nous voyons l’indicible, entendons l’invisible, goûtons l’inaudible, l’invivable vivant.

 

 

outre-mort

fluide des fuites

épreuve sans preuve

retour à tout en partant de rien

pendu par les pieds entre ciel & terre

le non-être opère à vif

la pendule sonne n’importe quelle heure

tous les héros sont morts sous la pluie

ils naviguent au gré des vents

 

 

entrer dans le zéro

fin de toute signifiance après le maëlstrom

le sens est donné sans aucun code

dans le ventre universel

 

 

          Dans le brouillage de lignes de vie une voix impose son silence, une voix de pierre ou d’éther.

 

 

bruits & fureurs de l’époque

ne sont pas autre chose que le visage du mystère

notre visage qui nous revient pour que nous abandonnions

tous les visages

 

 

le mystère ne demande aucune réponse

sinon de se révéler à lui-même

sans visage avec tous les visages

 

 

dans la mouvance il n’est lieu

ni absence de lieu

qui puisse fonder notre être

 

 

          Face à l’étendue du désert nous partions à l’aube, tels les chevaliers d’une apocalypse révolue. Il ne pouvait plus être question de retour. J’avais posé l’ultime interrogation au sphinx asiatique de la Divination. Comme le soleil, l’espoir ne pouvait être vu que de biais. Durant la nuit, des démons avaient tenté de nous asphyxier et nous avancions dans la chaleur déjà écrasante du matin, avec la nausée au ventre.

          Nous avions traversé les métamorphoses des âges et à présent, sans mémoire, nous allions vers la disparition radieuse. Rien ne pouvait nous arrêter, nous avions anéanti en nous l’idée même de peur et de danger. Rois, acrobates, mendiants, nous avions été tout cela, et nous avions tout quitté. L’appel de l’inconnu est toujours plus fort. Au cœur de la nuit nous avions vu le diamant immortel. Le temps n’avait plus de sens pour nous. Nous cheminions en compagnie des fauves. Nous partagions avec eux le secret du sang. Notre maîtresse était la Sanglante-à-la-langue-pendante. Infaillible, la mort nous guidait, et nous aimions sa gloire plus que tout, elle qui fondait l’univers. Son abîme était notre vraie lumière. Plus profonde que le cœur de la Terre, plus rapide que la foudre, telle était notre aimée fatale.

          Nous voyagions comme d’autres se suicident. Nous savions que la vie est dans la mort à chaque instant. Parfois, au crépuscule, quelques immortels de l’Empire du Milieu venaient trinquer avec nous puis repartaient dans un tourbillon de rires.

          Nous savions que nous n’avions rien à chercher, rien à trouver. Allant par-delà le par-delà, c’est cela qui nous guidait, cette certitude de gratuité. En nos cœurs il n’y avait ni ciel ni terre, ni hommes ni dieux, nous étions les vrais fils de la Tueuse. Le feu qui nous portait, nous l’avions donné à Celle qui est plus noire que la nuit de l’univers. Nous traversions parfois des Cités du Désert qu’Elle inventait pour nous dans sa démence. Cela durait un instant ou une vie entière, le temps nécessaire pour que nous passions par les quelques milliers d’états transitoires que peut connaître un être humain à travers 25 réincarnations. Puis, lorsque nous en étions arrivés à oublier depuis longtemps d’où provenait toute cette folie, l’univers se résorbait d’un coup, anéanti dans tous les temps et les espaces, et un cri d’allégresse traversait le vide. Nous étions Ses fils.

 

 

          Ce qui semble être n’est que vide, ce qui semble vide est plein d’être, les choses ne sont que par leur contraire. Ainsi tourne le temps dans cette frénésie de négation, ainsi la vie n’aime que la mort et la mort le lui rend bien.

 

 

          Partant de rien, nous sommes partout égal à rien, au rire dans les décombres des songes.

 

 

je suis cet ange contemplant le monde dans une sphère d’or vierge

 

 

« Fils noble Untel » interpelle l’Éveillé

c’est la voix du vide qui résonne

transmission sans fil de personne à personne

pour endormir les soupçons d’identité

 

 

l’essentiel est saisi comme insaisissable

c’est juste ce qu’il manquait pour couronner le tout

 

 

          Chaque matin se déploie le centre introuvable du mystère, et renonçant à ne plus se faire avoir par les dieux et par les hommes, tout devient intemporel comme le vent.

          La plus belle vision est de n’en pas avoir, voler ainsi sans ailes, dans les célébrations de l’amour royale des aigles du destin.

 

 

          Tout est égal à tout, l’instant pulvérise l’instant, comme une joie trop longtemps contenue qui deviendrait enfin ce qu’elle est,

          avec tous les démons suspendus en l’air, brassant le vent de leurs gestes, avec les étoiles palpitant leurs messages.

 

 

          Kâlî-la-noire s’embrase dans mes bras et devient au ciel Fille-de-Cinabre.

 

 

          L’intangible tangente des rêves s’engouffre dans la lumière paradoxale. Tous chiens de paille, nous sommes dressés là en nos temples, effigies immortelles dans le silence des siècles.

 

 

          La joie d’inconnaissance est ce flacon d’ambroisie posé sur la table, attendant ses hôtes sous la lune verte. Le silence tout pénétrant de la nuit lui fait fête, mystère toujours présent depuis son origine.

 

 

          Celui qui rencontre le Voyageur n’a plus à se soucier de rien, sa signature est effacée à jamais du Livre des Rétributions, il devient à son tour Le-Sans-Marque dont l’arcane ne connaît pas la mention.

 

 

          Au lever du soleil la fatigue disparaît, les pensées s’endorment dans le jour. La grâce du sommeil recouvre tout et retourne au sans-forme dans un été parfumé des jardins d’Al Khidr.

 

 

Septembre 1985

 

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