NATHANIEL HAWTHORNE
LA MARQUE DE NAISSANCE
À la fin du siècle dernier vivait un homme de science, une éminence experte dans toutes les branches de la philosophie naturelle, qui peu de temps avant que notre histoire ne s’ouvre avait fait l’expérience d’une affinité spirituelle plus attractive que nquelle expérience chimique. Il avait laissé son laboratoire aux soins d’un assistant, s’était éclairci son beau visage de la fumée du fourneau, avait lavé les taches des acides de ses doigts, et avait persuadé une belle femme à devenir son épouse. En ces jours là, quand la découverte relativement récente de l’électricité et d’autres mystères similaires de la Nature semblaient ouvrir des sentiers vers la région du miracle, cela n’était pas peu usuel de faire rivaliser l’amour pour la science avec l’amour pour la femme dans sa profondeur et dans son énergie absorbantes. Le plus haut intellect, l’imagination, l’esprit, et même le cœur pouvaient tous trouver leur aliment commun dans les poursuites qui, comme quelques uns de leurs dévoués ardents croyaient, pouvaient faire monter d’un jalon à l’autre une intelligence puissante, jusqu’à ce que le philosophe puisse mettre la main sur le secret de la force créatrice et fasse peut-être des mondes nouveaux pour lui-même. Nous ne savons pas si Aylmer possédait ce degré de foi dans le contrôle dernier de l’homme sur la Nature. Il s’était voué, toutefois, sans trop de réserve aux études scientifiques sans que jamais celles-ci ne soient dépassées par aucune autre passion. Son amour pour sa jeune femme devait prouver laquelle des deux était la plus forte; mais ce ne pouvait être qu’en s’entrelaçant avec l’amour de la science, et en unissant la force de cette dernière à la sienne propre.
De sorte qu’une telle union eut lieu, et fut suivie de conséquences vraiment remarquables et d’une morale profondément impressionnante. Un jour, peu après leur mariage, Aylmer s’assit en regardant sa femme avec une expression d’inquiétude sur le visage qui s’accentua jusqu’au moment où il parla.
« Georgiana », dit-il, « n’avez-vous jamais songé que la marque sur votre joue pouvait être enlevée ? »
« Non, pas vraiment », dit-elle, en souriant; mais en percevant le sérieux de son comportement, elle rougit profondément. « À vrai dire cela a été si souvent appelé un charme que j’ai été assez ingénue pour imaginer qu’elle l’était. »
« Ah, sur un autre visage peut-être elle aurait pu l’être », répondit son mari; « mais jamais sur le vôtre. Non, très chère Georgiana, vous êtes venue des mains de la Nature tellement près de la perfection que cet éventuel défaut léger, que tantôt nous hésitons à l’appeler un défaut tantôt une beauté, me choque, comme étant la marque visible de l’imperfection terrestre. »
« Vous choque, mon époux ! » cria Georgiana, profondément blessée; au début rougissant d’une colère momentanée, mais éclatant en larmes par la suite. « Alors pourquoi m’avez-vous enlevée des côtés de ma mère ? Vous ne pouvez pas aimer ce qui vous choque ! »
Pour expliquer cette conversation il doit être mentionné qu’au centre de la joue gauche de Georgiana il y avait une marque singulière, profondément tissée, comme elle l’était, dans la texture et la substance de son visage. Dans l’état usuel de sa constitution — une mine robuste quoique délicate — la marque comportait une teinte d’un rouge plus sombre, qui définissait imparfaitement sa forme au milieu du rose environnant. Quand elle rougissait celle-ci devenait progressivement plus indistincte, et s’évanouissait finalement au milieu du flux de sang triomphant qui baignait toute la joue dans un éclat brillant. Mais si jamais un changement d’émotion la faisait pâlir la marque était de retour, une tache rouge sur la neige, où Aylmer voyait une certitude presque effroyable. Sa forme ne comportait pas peu de similitude avec la main humaine, quoiqu’elle eût été de la taille d’un pygmée. Les amoureux de Georgiana étaient habitués à dire que quelque fée à l’heure de sa naissance posa sa minuscule main sur la joue de l’enfant, et y laissa imprimée celle-ci en signe des dons magiques qui devaient lui donner un tel pouvoir sur tous les cœurs. Plus d’un soupirant désespéré aurait pu risquer sa vie pour avoir le privilège de poser ses lèvres sur la main mystérieuse. Cela ne doit pas être caché, toutefois, que l’impression exercée par ce signe manuel et féerique variait excessivement, en accord avec la différence de tempérament de ceux qui la regardaient. Quelques personnes fastidieuses — mais elles n’étaient exclusivement que de son propre sexe — affirmaient que la main de sang, comme elles choisirent de l’appeler détruisait assez l’effet de la beauté de Georgiana, et rendait son visage même hideux. Mais ce serait tout aussi déraisonnable d’affirmer que l’une de ces petites taches bleues qui parfois se trouvent dans le plus pur des statues de marbre convertit l’Ève des Pouvoirs en un monstre. Pour les observateurs masculins, si la marque de naissance n’augmentait pas leur admiration, ils se contentaient de souhaiter sa disparition, pour que le monde puisse posséder un spécimen vivant de la beauté idéale sans le semblant d’un défaut. Après son mariage, — car auparavant il ne pensa que peu ou rien du sujet — Aylmer découvrit pour lui-même que tel était son cas.
Eût-elle été moins belle, — si l’Envie même aurait pu trouver autre chose pour se moquer, — il aurait pu sentir son affection augmenter par la grâce de cette main mimée, tantôt se dessinant vaguement, tantôt disparaissant, tantôt encore s’insinuant et brasillant de-ci de-là à chaque battement de l’émotion qui palpitait dans son cœur; mais la voyant par ailleurs si parfaite, il trouva que ce même défaut devenait de plus en plus intolérable à chaque moment de leur vie unie. C’était le défaut fatal de l’humanité avec lequel la Nature, dans une forme ou l’autre, estampe ineffaçablement toutes ses productions, pour impliquer soit qu’elles ne sont que temporaires et finies, soit que leur perfection ne peut être obtenue que par le labeur et la douleur. La main rouge exprimait la prise inévitable dans laquelle la mortalité saisit les plus hauts et les plus purs des moules terrestres, les dégradant vers le plus bas de l’espèce et même à celui des brutes, dont les carcasses visibles de ces dernières retournent à la poussière. De cette manière, il la choisit comme le symbole de l’assujettissement de sa femme au péché, à la souffrance, au déclin et à la mort. L’imagination sombre de Aylmer ne tarda pas à rendre la marque de naissance en un objet effroyable, lui causant davantage de problèmes et d’horreur que la beauté de Georgiana, de l’âme ou des sens, ne lui procura de plaisir.
À toutes les saisons qui auraient dû être leurs plus heureuses, invariablement et sans avoir l’intention, non, en dépit du résultat contraire, il retournait vers ce même sujet désastreux. Badinant comme elle avait l’air au premier abord, elle était tellement reliée à d’innombrables trains de pensée et modes de sentir qu’elle devint le point central de toutes choses. À la lueur crépusculaire Aylmer ouvrit les yeux sur le visage de sa femme et reconnut le symbole de l’imperfection; et quand il s’assirent ensemble devant le foyer du soir ses yeux dérivèrent furtivement vers sa joue, et il regarda vacillant à la flamme du feu de bois, la main spectrale qui y inscrivait la mort alors qu’il aurait voulu l’adorer. Bientôt Georgiana apprit à frémir à son regard. Il n’avait besoin que d’un coup d’œil avec cette expression caractéristique que portait souvent son visage pour changer les roses de ses joues dans une pâleur de mort, au milieu de laquelle la main rouge était soulignée, tel un bas-relief de rubis sur le plus blanc des marbres.
Tard un soir quand la lueur s’assombrissait, de manière à trahir difficilement la tache sur la joue de la pauvre épouse, elle-même, pour la première fois, souleva le sujet volontairement.
« Vous souvenez-vous, mon cher Aylmer », dit-elle, avec une faible tentative de sourire, « n’avez-vous aucun souvenir d’un rêve de cette nuit concernant cette odieuse main ? »
« Aucun ! du tout ! » répliqua Aylmer, réagissant; mais ensuite ajouta-t-il, avec un ton sec et froid, affecté par la nécesité de dissimuler la véritable profondeur de son émotion, « j’ai pu tout à fait rêver d’elle; car avant de m’endormir elle avait pris une bonne emprise dans mon imagination. »
« Et avez-vous rêvé d’elle ? » poursuivit Georgiana, hâtivement; car elle craignit qu’un éclat de sanglots n’interrompe ce qu’elle avait à dire. « Un rêve terrible ! Je m’étonne que vous puissiez l’oublier. Est-il possible d’oublier cette même expression ? — ‹ Elle est dans son cœur maintenant; nous devons l’enlever ! › Réfléchissez, mon époux; car de toute manière je vous obligerai à vous rappeler ce rêve là. »
L’esprit est dans un triste état quand il est endormi, le tout enveloppant, ne peut confiner ses spectres à l’intérieur des sombres régions de ses oscillations, mais leur permet d’éclater, effrayant cette vie actuelle avec des secrets qui par chance n’appartiennent qu’à une vie plus profonde. Aylmer maintenant se souvint de son rêve. Il s’était vu lui-même avec son serviteur Aminadab, tentant une opération pour l’enlèvement de la marque de naissance; mais plus profondément allait le couteau, plus profondément s’enfonçait la main, jusqu’à ce qu’à la longue sa petite prise sembla s’être saisie du cœur de Georgiana; d’où, de toute manière, son époux s’était résolu inexorablement à la couper ou à l’arracher.
Quand le rêve se fut reconstitué parfaitement dans sa mémoire, Aylmer s’assit en présence de son épouse avec un sentiment de culpabilité. La vérité souvent trouve son chemin vers la conscience emmitouflée dans des robes de sommeil, et ainsi parle ouvertement sans compromis de questions au sujet desquelles nous réagissons par une auto-déception inconsciente pendant nos moments d’éveil. Jusqu’à présent il ne s’était pas rendu compte de l’influence tyrannique qu’une idée pouvait exercer sur son esprit, et les distances à parcourir dans son cœur afin de retrouver la paix.
« Aylmer », reprit Georgiana, solennellement, « je ne sais pas ce qui pourrait nous coûter à nous deux pour me débarrasser de cette marque de naissance fatale. Peut-être son extirpation pourrait causer une difformité incurable; ou il se pourrait que la tache s’enfonce aussi profondément que la vie elle-même. Encore : savons-nous s’il y a une possibilité, par n’importe quel moyen, de relâcher la ferme prise de cette petite main que l’on déposa sur moi avant que je sois venue au monde ? »
« Très chère Georgiana, j’ai beaucoup réfléchi à ce sujet », interrompit brusquement Aylmer. « Je suis convaincu de la parfaite possibilité de l’extirpation. »
« S’il y a la plus petite possibilité », continua Georgiana, « faites que cette tentative soit menée quel que soit le risque. Le danger n’est rien pour moi; car la vie, tant que cette marque haïssable fait de moi l’objet de votre horreur et dégoût, — la vie est un poids que je pourrais laisser tomber avec joie. Ou bien extirpez cette main horrible, ou prenez ma vie maudite ! Vous possédez une science profonde. Le monde entier en porte le témoignage. Vous avez accompli de grandes merveilles. Ne pouvez vous pas extirper cette petite, petite marque, que je recouvre du bout de deux petits doigts ? Cela est-il au-delà de votre pouvoir, pour le bien-être de votre propre paix, et pour sauver votre pauvre épouse de la folie ? »
« Très noble, très chère, très tendre épouse », cria Aylmer, enthousiasmé, « ne doutez pas de mon pouvoir, j’ai déjà accordé à cette question une profonde réflexion, réflexion qui aurait presque pu m’inspirer la création d’un être moins parfait que vous —Georgiana, vous m’avez guidé encore plus profondément que jamais vers le cœur de la science. Je me sens tout à fait capable de rendre cette joue aimée aussi immaculée que l’autre; et alors, ma très aimée, quel sera mon triomphe quand j’aurai corrigé ce que la Nature laissa imparfait dans son œuvre la plus belle ! Même Pygmalion, au moment où sa femme sculptée assuma la vie, n’aurait pas eu d’extase aussi intense que celle qui sera la mienne. »
« Cela est donc décidé », dit Georgiana, en souriant légèrement. « Et Aylmer, ne m’épargnez pas, même si à la fin vous deviez trouver que la marque de naissance prend refuge dans mon cœur. »
Son époux embrassa tendrement sa joue — sa joue droite — celle qui ne portait pas l’empreinte de la main écarlate.
Le lendemain Aylmer exposait à son épouse un plan qu’il avait conçu et qui pourrait lui permettre la profonde réflexion et la constante vigilance que l’opération envisagée nécessiterait; quant à Georgiana elle aussi pourrait profiter du parfait repos essentiel à son succès. Ils devraient se retirer dans les vastes appartements occupés par Aylmer en guise de laboratoire, et où, durant les années d’une jeunesse laborieuse, il avait fait des découvertes sur les pouvoirs élémentaires de la Nature qui avaient éveillé l’admiration de toutes les sociétés savantes d’Europe. Assis calmement dans ce laboratoire, le philosophe au teint pâle avait exploré les secrets des régions nuageuses les plus hautes et des mines les plus profondes; les causes qui enflamment et conservent vivants les feux du volcan satisfirent son attente; et il avait élucidé le mystère des sources, et comment se fait-il qu’elles rejaillissent, quelques unes si claires et pures, et d’autres si riches en vertus médicinales, du sein sombre de la terre. Ici, aussi, à une époque antérieure, il avait étudié les merveilles de la charpente humaine, et avait tenté d’appréhender les procédés eux-mêmes par lesquels la Nature assimile de la terre et de l’air, et du monde spirituel toutes ses influences précieuses, pour créer et nourrir l’homme, son chef d’œuvre. Le dernier but, toutefois, Aylmer l’avait laissé de côté reconnaissant malgré lui la vérité — contre laquelle trébuchent tôt ou tard tous les chercheurs — que notre souveraine Mère créatrice, tandis qu’elle nous amuse avec du travail fait apparemment en plein jour, ne fait cependant pas moins attention pour préserver rigoureusement ses propres secrets, et, en dépit de sa prétendue ouverture, ne nous montre rien que des résultats. Elle nous permet, en vérité, de détruire, mais rarement de réparer, et, telle une patentée jalouse, ne nous permet sous aucune circonstance de faire. Maintenant, toutefois, Aylmer reprit ces investigations à moitié oubliées; non pas, évidemment, avec les mêmes espoirs ou désirs comme elles s’insinuèrent au début; mais parce qu’elles comportaient beaucoup de vérité physiologique et se trouvaient sur le sentier de son schéma visé pour le traitement de Georgiana.
En la conduisant à travers le seuil du laboratoire, Georgiana était froide et tremblante. Aylmer regarda joyeusement son visage, dans l’intention de la rassurer, mais il fut si bouleversé par l’éclat intense de la marque de naissance sur la blancheur de sa joue qu’il ne put empêcher un grand frisson convulsif. Son épouse s’évanouit.
« Aminadab ! Aminadab ! » cria Aylmer, tapant le sol violemment.
Immédiatement il sortit d’un appartement du fond un homme de petite taille, mais d’une contexture grossière, avec une chevelure hirsute tombant sur son visage, qui était sale des vapeurs du fourneau. Ce personnage avait été le subalterne de Aylmer pendant toute sa carrière scientifique, et était fait admirablement pour cette fonction à cause de sa grande disposition mécanique, et la dextérité avec laquelle, alors qu’il était incapable de comprendre un seul principe, il exécutait tous les détails des expériences de son maître. Avec sa vaste force, ses cheveux hirsutes, son aspect noir-suie, et sa contexture de terre indescriptible qui l’encroûtait, il semblait représenter la nature physique de l’homme; tandis que la silhouette fine de Aylmer, et le visage pâle et intellectuel, n’étaient pas moins propres du type de l’élément spirituel.
« Ouvre la porte du boudoir, Aminadab », dit Aylmer, « et brûle une pastille. »
« Oui, maître », répondit Aminadab, en regardant attentivement la forme inanimée de Georgiana; et ensuite il murmura pour lui-même, « Si elle était ma femme, jamais je ne me débarrasserais de cette marque de naissance. »
Quand Georgiana recouvra la conscience elle se retrouva respirant l’atmosphère d’un parfum pénétrant, dont le doux pouvoir l’avait rappelée d’un évanouissement semblable à la mort. La scène autour d’elle avait l’air d’un enchantement. Aylmer avait converti les chambres noir-suie, ternes et sombres, où il avait passé ses années les plus brillantes dans des poursuites absconses, en une série de beaux appartements adaptée à être la demeure pour la retraite d’une belle femme. Les murs étaient recouverts de somptueux rideaux qui conféraient un mélange de grandeur et de grâce que nulle autre sorte de décor ne peut parachever; et en tombant du plafond au plancher, et en cachant les angles et les lignes droites, les plus riches et lourds semblaient écarter la scène de l’infini de l’espace. Car l’eût-elle su, Georgiana, il se pourrait que ce soit un pavillon au milieu des nuages. Et Aylmer, en excluant la lumière du soleil, qui aurait pu interférer avec ses procédés chimiques, l’avait remplacée par des lampes parfumées, dont les flammes rayonnaient de tons divers, mais le tout s’insinuait en une douce lueur violette. Maintenant en s’agenouillant à côté de son épouse, il l’observa avec détermination, mais sans inquiétude; car il était confiant dans sa science, et sentait qu’il pouvait tracer un cercle magique autour d’elle à l’intérieur duquel aucun mal ne pourrait faire intrusion.
« Où suis-je ? Ah, je me souviens », dit Georgiana, faiblement; et elle posa sa main sur sa joue pour cacher la terrible marque du regard de son mari.
« N’ayez crainte, très chère ! » s’exclama-t-il. « Ne vous cachez pas de moi ! Croyez-moi; Georgiana, je me réjouis même de cette seule imperfection puisque cela sera un tel transport de l’enlever. »
« Oh, épargnez-moi ! » répondit son épouse tristement. « De grâce ne la regardez pas de nouveau. Jamais je ne pourrai oublier ce frisson convulsif. »
Afin de calmer Georgiana, et, comme si c’était pour libérer son esprit du poids des choses actuelles, maintenant Aylmer mit en application quelques uns des secrets légers et amusants que la science lui avait enseignés parmi des connaissances plus profondes. Des silhouettes aériennes, des idées absolument sans corps, et des formes dépourvues de toute substance se présentèrent et dansèrent devant elle, imprimant leurs pas momentanés dans des rayons de lumière. Quoiqu’elle ait eu quelque idée indistincte sur la méthode de ces phénomènes optiques, l’illusion était presque parfaite, comme pour garantir la croyance que son époux possédait un pouvoir sur le monde spirituel. À chaque fois qu’elle ressentait le désir de devancer sa retraite, immédiatement, comme en réponse à ses pensées, la procession d’existences externes traversait l’écran. La scène et les silhouettes de la vie actuelle étaient parfaitement représentées, mais avec cette différence indescriptible d’ensorcellement qui rend toujours un tableau, une image, ou une ombre tellement plus attrayant que l’original. Quand il fut alerté de ceci, Aylmer la pria de plonger ses yeux dans un vase contenant un peu de terre. Ainsi fit-elle, avec peu d’intérêt au début; mais bientôt elle fut étonnée de voir le germe d’une plante s’étirant droit tout au haut du terreau. Puis apparut la fine tige; les feuilles se déplièrent progressivement; et au milieu d’elles se trouvait une fleur parfaite et magnifique.
« C’est magique ! » cria Georgiana. « Je n’ose pas y toucher. »
« Mais, non, arrachez-la », répondit Aylmer, — « arrachez-la, et respirez son bref parfum pendant qu’il est temps. La fleur va se faner dans quelques instants et ne laissera rien à part ses vaisseaux de grains marrons; mais ainsi doit se perpétuer une race aussi éphémère qu’elle même. »
Mais Georgiana n’avait pas encore touché la fleur que l’ensemble de la plante pâtit de flétrissure, ses feuilles devinrent noir-charbon comme sous l’action du feu.
« Il y a un stimulus trop puissant », dit Aylmer, pensif.
Pour compenser cette expérience avortée, il proposa de lui tirer le portrait par un procédé scientifique qui était de sa propre invention. Il devait être effectué par des rayons de lumière venant frapper sur une plaque métallique polie. Georgiana consentit; mais, en considérant le résultat, elle fut effrayée de trouver les traits du portrait voilés et non délinés; tandis que la forme minuscule d’une main apparaissait là où devait se trouver la joue. Aylmer se saisit de la plaque métallique et la jeta dans une jarre d’acide corrosif.
Bientôt, toutefois, il oublia ces échecs mortifiants. Pendant les intervalles d’études et d’expériences chimiques il venait vers elle congestionné et fatigué, mais semblait revigoré par sa présence, et parlait des ressources de son art sur un ton enflammé. Il fit le récit de la longue dynastie des alchimistes, qui consacrèrent de nombreux siècles en quête du solvant universel par lequel le principe doré doit être soustrait de toutes choses viles et basses. Aylmer semblait croire que, par la plus simple logique scientifique, il était tout à fait dans les limites du possible de découvrir ce médium longtemps recherché; « mais », ajouta-t-il, « le philosophe qui devrait aller assez profondément pour acquérir le pouvoir atteindra une sagesse si élevée qu’il s’inclinera pour l’exercer. » Non moins singulières étaient ses opinions concernant l’élixir vitae. Il faisait plus que suggérer qu’il avait décidé de préparer un liquide qui devait prolonger la vie pendant des années, et peut-être interminablement; mais qui produirait un désaccord dans la Nature où le monde entier, et principalement les buveurs du nostrum immortel, y verraient une raison de maudire.
« Aylmer, êtes-vous déterminé ? » demanda Georgiana, le regardant avec étonnement et peur. « C’est terrible de posséder un tel pouvoir ou même de rêver de le posséder. »
« Oh, ne tremblez pas, mon amour », dit son époux. « Je ne nuirai ni à vous ni à moi en élaborant de tels effets inharmonieux sur nos vies; mais je vous ferai prendre en considération combien léger, en comparaison, est le savoir faire requis pour enlever cette petite main. »
À la mention de la marque de naissance, Georgiana, comme d’habitude, se rétracta comme si un fer rouge avait touché sa joue.
De nouveau Aylmer se remit à ses travaux dans la pièce distante du fourneau. Elle pouvait entendre sa voix donnant des consignes à Aminadab, dont les tons durs, rudes et distordus, plus semblables au grognement ou au grommellement d’une brute qu’à du langage humain, se laissaient entendre en réponse. Après des heures d’absence, Aylmer réapparut et lui dit qu’à présent elle devrait examiner son cabinet de produits chimiques et de trésors naturels de la terre. Parmi les premiers il lui montra un petit flacon, dans lequel, il lui fit remarquer, était contenu un parfum léger quoique des plus puissants, capable d’imprégner toutes les brises qui soufflent à travers le royaume. Ils étaient d’une valeur inestimable, les contenus de ce petit flacon; et, pendant qu’il disait cela, il répandit un peu de parfum dans l’air et remplit la chambre d’un délice pénétrant et revigorant.
« Et qu’est-ce que cela », demanda Georgiana, désignant un petit globe de cristal qui contenait un liquide de couleur doré. « C’est tellement beau à voir que je le prendrais pour de l’élixir de vie. »
« En un sens il l’est », répliqua Aylmer; « ou, plutôt de l’élixir d’immortalité. C’est le poison le plus précieux qui ne fut jamais préparé au monde. Avec son aide je pourrais démultiplier la durée de vie de n’importe quel mortel que vous désigneriez de votre doigt. La force de la dose déterminerait s’il devrait durer des années, ou tomber mort au milieu d’un soupir. Nul roi sur son trône gardé ne pourrait préserver sa vie si moi, de ma place retirée, je n’estimais pas que le bien-être de millions est une justification suffisante pour que je le prive de celle-ci. »
« Pourquoi gardez-vous une drogue si terrifiante ? » demanda Georgiana avec horreur.
« Ne vous méfiez pas de moi, ma très chère », dit son époux, en souriant; « son pouvoir vertueux est plus grand que son pouvoir maléfique. Mais regardez ! Voici un cosmétique puissant. Avec quelques gouttes de ceci dans un vase d’eau, on peut avec des lavements faire partir les taches de rousseur aussi facilement qu’on se nettoie les mains. Une infusion plus forte enlèverait le sang de la joue, et laisserait la beauté la plus rosée tel un fantôme pâle. »
« Est-ce avec cette lotion que vous avez l’intention de baigner ma joue ? » demanda Georgiana, anxieusement.
« Oh, non », répondit hâtivement son époux; « ceci n’est que simplement superficiel. Votre cas demande un remède qui doit aller plus profondément. »
Pendant ses entretiens avec Georgiana, généralement Aylmer faisait de petites enquêtes concernant ses sensations et si la réclusion des chambres et la température de l’atmosphère lui convenaient. Ces questions prenaient une direction si particulière que Georgiana commença à conjecturer qu’elle était d’ores et déjà sujette à certaines influences physiques, soient inhalées dans l’air parfumé ou prises avec sa nourriture. Elle imagina de sorte, quoique ce ne fut que de l’imagination, qu’un bouleversement se produisait dans son système — une étrange sensation indéfinie s’avançait furtivement par ses veines, et lui picotait, mi-douloureusement, mi-agréablement, le cœur. De plus, quand elle osait se regarder dans le miroir, là elle se voyait pâle comme une rose blanche avec sa marque de naissance cramoisie, estampée sur sa joue. Alors même Aylmer ne la détestait pas autant qu’elle se détestait.
Pour dissiper la lassitude des heures que son époux trouvait nécessaires à consacrer au processus de combinaison et d’analyse, Georgiana feuilleta les volumes de sa bibliothèque scientifique. Dans de nombreux volumes sombres et vieux elle trouva des chapitres pleins de romanesque et de poésie. C’étaient les œuvres des philosophes du Moyen-âge, tels que Albertus Magnus, Cornelius Agrippa, Paracelse, et le bien connu moine qui créa la Tête d’Airain prophétique*. Tous ces anciens naturalistes étaient en avance sur leur siècle, cependant ils étaient quelque peu imprégnés de naïveté, et de ce fait ils croyaient et peut-être s’imaginaient-ils avoir obtenu de leurs investigations sur la Nature un pouvoir sur celle-ci, et de la physique une autorité sur le monde spirituel. À peine moins curieux et imaginatifs étaient les volumes antérieurs sur les Transactions de la Société Royale, où les membres, qui ne connaissaient que peu de choses sur les limites des possibilités naturelles, enregistraient constamment des merveilles ou proposaient des méthodes par lesquelles ces merveilles pouvaient être obtenues. (* Roger Bacon (NDLT))
Mais pour Georgiana le volume le plus important fut un grand folio écrit de la main même de son époux, où il avait enregistré chaque expérience de sa carrière scientifique, son objectif original, les méthodes adoptées pour son développement, et le succès ou l’échec final, avec les circonstances dans lesquelles chaque événement avait été attribuable. Le livre, en vérité, était en même temps l’histoire et l’emblème de sa vie passionnée, ambitieuse, imaginative, bien que pratique et laborieuse. Il avait manipulé des détails physiques comme s’il n’y avait rien eu au-dessus d’eux; cependant il les avait tous spiritualisés et s’était racheté lui-même du matérialisme par sa forte et ardente aspiration vers l’infini. Dans son poing la moindre parcelle de terre avait assumé une âme. Georgiana, en lisant, révéra Aylmer et l’aima plus profondément que jamais, mais avec une moindre dépendance sur son jugement qu’auparavant. Concernant la plupart de ce qu’il avait accompli, elle put surtout observer que les succès les plus brillants étaient invariablement à la limite de l’échec, si on les comparait à l’idéal qu’il avait visé. Ses diamants les plus brillants n’étaient que des cailloux, et demeurèrent tels à cause de lui, en comparaison aux gemmes inestimables qui gisaient cachées au-delà de sa portée. Le volume, riche en parachèvements ayant valu de la reconnaissance à son auteur, était toutefois un recueil aussi mélancolique que jamais main mortelle n’avait écrit. C’était la triste confession, avec le continuel apport d’exemples des déficiences de l’homme composite : l’esprit chargé de boue, et travaillant dans la matière; du désespoir qui assaille la plus haute nature en se trouvant si misérablement frustré par la partie terrestre. Peut-être que dans le journal de Aylmer tout homme de génie reconnaîtrait dans l’une des sphères l’image de sa propre expérience.
Ces réflexions touchèrent Georgiana si profondément qu’elle posa son visage sur le volume ouvert et éclata en sanglots. Dans cet état son époux la retrouva.
« C’est dangereux de lire le livre d’un sorcier », dit-il, avec un sourire, quoiqu’il eût l’expression crispée et mécontente. « Georgiana, il y a des pages dans ce volume que je peux à peine regarder en conservant mes sens. Ne lui accordez pas votre attention sauf s’il est prouvé que cela ne soit pas à votre détriment. »
« Il m’a permis de vous révérer plus que jamais », dit-elle.
« Ah, attendez de voir ce succès-ci », rétorqua-t-il, « alors seulement révérez-moi si vous le voulez. Je crois le mériter difficilement. Mais venez, je vous cherche pour la luxuriance de votre voix. Chantez pour moi, ma très chère. »
Ainsi déversa-t-elle la musique liquide de sa voix pour étancher la soif de son esprit. Ensuite il repartit dans une gaieté d’exubérance infantile, lui assurant que sa réclusion ne devrait plus durer que très peu de temps encore et que le résultat était désormais certain. À peine venait-il de partir que Georgiana se sentit comme poussée à le suivre. Elle avait oublié d’informer Aylmer d’un symtôme qui, depuis les deux ou trois dernières heures qui venaient de s’écouler, avait commencé à alerter son attention. C’était une sensation provenant de la marque de naissance fatale, qui n’était pas douloureuse, mais qui provoquait une agitation sur tout son système. Se pressant derrière son époux, elle s’immisça pour la première fois dans son laboratoire.
La première chose qui frappa sa vue ce fut le fourneau, ce travailleur chaud et fiévreux, avec la lueur intense de son feu, qui par la quantité de suie amoncelée sur le dessus donnait l’impression d’avoir brûlé depuis des siècles. Il y avait un appareil de distillation en plein fonctionnement. Autour de la chambre il y avait des cornues, des tuyaux, des cylindres, des creusets, et d’autres appareils de recherche scientifique. Une machine électrique se tenait prête à un emploi immédiat. L’atmosphère sentait oppressivement le renfermé, et était pénétrée d’odeurs gazeuses qui avaient été tourmentées par les procédés de la science. La simplicité austère mais domestique de l’appartement, avec ses murs nus et le sol en briques, sembla étrange à Georgiana qui s’était habituée à l’élégance fantastique de son boudoir. Mais ce qui principalement, en vérité presque uniquement, attira son attention, ce fut l’aspect de Aylmer lui-même.
Il était aussi pâle que la mort, anxieux et absorbé, et se penchait sur le fourneau comme si de son extrême vigilance dépendrait que le liquide en distillation devienne le breuvage du bonheur ou de la misère immortels. Combien plus différente que l’expression sanguine et enjouée qu’il avait assumée pour encourager Georgiana !
« Fais attention maintenant, Aminadab; fais attention, toi machine humaine; fais attention; toi homme de terre ! » murmurait Aylmer, plus pour lui même que pour son assistant. « Maintenant, s’il y a un soupçon de trop ou de moins, tout est perdu. »
« Ho ! Ho ! » grommela Aminadab, « Regardez, maître, regardez ! »
Aylmer leva vite les yeux, et il rougit en premier, puis devint plus pâle que jamais, en voyant Georgiana. Il se précipita vers elle et saisit son bras d’une poigne qui y laissa l’empreinte de ses doigts.
« Pourquoi êtes-vous venue ici ? Ne faites-vous pas confiance à votre époux ? » cria-t-il, impétueusement. « Jetteriez-vous le fléau de cette marque de naissance fatale sur mes travaux ? Cela n’est pas bien agir. Allez-vous en, femme curieuse, allez-vous en ! »
« Non Aylmer », dit Georgiana avec la fermeté sans limite dont elle s’était dotée, « ce n’est pas vous qui avez le droit de vous plaindre. Vous vous méfiez de votre épouse; vous avez caché l’anxiété avec laquelle vous surveillez le déroulement de cette expérience. Ne me considérez pas si indigne, mon époux. Racontez moi tout le risque que nous courons, et ne craignez pas que je me rétracte; car mon partage de celui-ci est de loin moins que le vôtre. »
« Non, non, Georgiana ! » dit Aylmer, impatiemment; « cela ne doit pas être. »
« Je me soumets », répondit-elle calmement. « Et Aylmer, j’avalerai n’importe quel breuvage que vous m’amènerez; mais ce sera sur le même principe qui me conduirait à prendre une dose de poison si c’est votre main qui me l’offre. »
« Ma noble épouse », dit Aylmer, profondément ému, « je ne connaissais pas la hauteur ni la profondeur de votre nature jusqu’à maintenant. Rien ne sera caché. Sachez, donc, que cette main écarlate, superficielle comme elle semble, s’est saisie avec une poigne d’une telle force de votre être comme je n’en avais pas eu idée antérieurement. Je vous ai déjà administré des agents suffisamment puissants comme pour tout faire sauf changer votre système physique en entier. Il ne reste qu’une seule chose à essayer. Si cela échoue nous serons ruinés. »
« Pourquoi avez-vous hésité à me dire ceci ? » demanda-t-elle.
« Parce que, Georgiana », dit Aylmer, d’une voix basse, « il y a du danger. »
« Du danger ? Il n’y a qu’un seul danger — que cet horrible stigmate soit laissé sur ma joue ! » sanglota Georgiana. « Enlevez-le, enlevez-le, à n’importe quel prix, ou nous deviendrons fous tous les deux ! »
« Le ciel sait que vos paroles ne sont que trop vraies », dit Aylmer, tristement. « Et maintenant, ma très chère, retournez à votre boudoir. D’ici peu tout aura été essayé. »
Il la reconduisit et prit congé d’elle avec une tendresse solennelle qui exprimait, bien plus que des mots, tout ce qui était en jeu maintenant. Après son départ Georgiana se laissa aller dans ses rêveries. Elle pensa au caractère de Aylmer, et lui en fit justice plus complètement qu’à aucun moment auparavant. Son cœur se réjouit, en même temps qu’il tremblait, de son amour honorable — tellement pur et haut qu’il ne pouvait accepter rien de moins que la perfection ni se contenter misérablement d’une nature plus terrestre que celle dont il aurait rêvée. Elle sentit combien plus précieux était un tel sentiment que l’autre sorte plus vile qui aurait supporté l’imperfection pour son bien-être à elle, et qui aurait été coupable de trahison envers l’amour sacré en rabaissant son idée de la perfection au niveau de l’actuel; et de tout son esprit elle pria pour qu’elle puisse, pendant un seul instant, satisfaire la hauteur et la profondeur de ses conceptions. Pendant un long moment elle réalisa que cela n’était pas possible; car son esprit était toujours en progrès, toujours en évolution, et chaque instant nécessitait quelque chose qui était au-dessus de la vision de l’instant d’avant.
Le bruit des pas de son époux la réveilla. Il apportait un verre en cristal contenant une liqueur sans couleur comme de l’eau, mais assez brillante comme pour être le breuvage d’immortalité. Aylmer était pâle; mais cela semblait plutôt la conséquence d’un état d’esprit et d’une tension spirituelle hautement laborieux que de la peur ou du doute.
« La préparation du breuvage a été parfaite », dit-il, en réponse au regard de Georgiana. « À moins que toute ma science ne me fasse défaut, cela ne peut échouer. »
« En vous épargnant, mon très cher Aylmer », observa son épouse, « j’aurais souhaité enlever cette marque de naissance mortelle en abandonnant la mortalité elle-même à la préférence de tout autre mode. La vie n’est qu’une triste possession pour ceux qui ont atteint précisément le degré d’évolution morale dans lequel je me trouve. Aurais-je été plus faible et plus aveugle cela aurait été le bonheur. Aurais-je été plus forte, je l’aurais supporté pleine d’espoir. Mais, étant comme je me trouve, je pense que je suis parmi tous les mortels la mieux faite pour mourir. »
« Vous êtes faite pour le ciel sans goûter la mort ! » répondit son époux. « Mais pourquoi parlez-vous de mourir ? Le breuvage ne peut échouer. Voyez son effet sur cette plante. »
Sur le rebord de la fenêtre se trouvait un géranium malade avec des taches jaunes, qui s’étaient répandues sur toutes ses feuilles. Aylmer déversa un peu de liquide sur le sol où il poussait. En peu de temps, quand les racines de la plante eurent absorbé l’humidité, les taches laides commencèrent à s’effacer laissant une verdure vivante.
« Il n’y avait pas besoin de preuve », dit Georgiana, calmement. « Donnez-moi le verre. Je mise joyeusement tout sur votre parole. »
« Buvez, donc, vous haute créature ! » s’exclama Aylmer, avec une admiration fervente. « Il n’y a pas de marque d’imperfection dans votre esprit. Votre charpente sensible, aussi, sera bientôt toute parfaite. »
Elle avala le liquide et lui remit le verre dans sa main.
« C’est réconfortant », dit-elle avec un sourire placide. « Je pense qu’il est comme l’eau d’une fontaine céleste; car il contient je ne sais quel parfum imperceptible et délicieux. Il étanche la soif fébrile qui me brûlait depuis plusieurs jours. Maintenant, mon très cher, laissez moi dormir. Mes sens terrestres se referment sur mon esprit comme les feuilles autour du cœur de la rose au coucher du soleil. »
Elle prononça ces derniers mots avec une douce résistance, comme si cela eût nécessité presque plus d’énergie que ce qu’elle pouvait commander pour prononcer ces syllabes légères et traînantes. À peine s’étaient-elles glissées sur ses lèvres qu’elle était déjà perdue dans le sommeil. Aylmer s’assit à côté d’elle, surveillant son aspect avec les émotions propres de l’homme dont toute la valeur de l’existence était impliquée dans le processus maintenant à l’épreuve. Mêlée à cette humeur, de toute manière, est l’investigation caractéristique de l’homme de sciences. Pas le moindre symptôme ne lui échappait. Un flux plus important à la joue, une légère irrégularité du souffle, un tremblement de la paupière, un frémissement à peine perceptible à travers la charpente, — tels étaient les détails qu’il inscrivait dans son volume in-folio, pendant que les minutes s’écoulaient. Une intense réflexion avait mis son sceau sur chacune des pages précédentes de ce volume, mais les pensées de bien des années étaient toutes concentrées sur la dernière.
Pendant qu’il était ainsi occupé, il ne manqua pas de regarder fréquemment la main fatale, et non pas sans frissonner. Cependant, une fois, par une étrange impulsion inexplicable, il la pressa sous ses lèvres. Son esprit prit la retraite, toutefois, pendant l’acte même; et Georgiana, hors du milieu de son profond sommeil, remua avec difficulté et murmura comme en faisant des remontrances. De nouveau Aylmer se remit à la surveiller. Non pas en vain. La main cramoisie, qui en premier avait été nettement visible sur la pâleur de marbre de la joue de Georgiana, maintenant devenait de plus en plus indistincte. Elle ne demeura pas moins pâle que d’habitude; mais la marque de naissance, avec chaque souffle qui allait et venait, perdit quelque peu de sa netteté ordinaire. Sa présence avait été horrible; son départ fut encore plus horrible. Regardez la tache de l’arc-en-ciel s’évanouissant, et vous saurez comment ce symbole mystérieux disparut.
« Au nom du Ciel ! elle est presque partie ! » se dit Aylmer à lui-même, dans une extase presque irrépressible. « Je peux à peine la retracer maintenant. Succès ! succès ! Et maintenant elle est comme la couleur rose la plus blême. Le flux de sang le plus léger traversant sa joue l’effacerait. Mais elle est si pâle ! »
Il tira sur un côté le rideau et laissa la lumière naturelle du jour tomber dans la chambre et se déposer sur sa joue. En même temps il entendit un rire étouffé, grossier et rauque, qu’il avait longtemps connu comme l’expression de plaisir de son serviteur Aminadab.
« Ah, motte ! ah, masse terrestre ! » cria Aylmer, riant dans une sorte de frénésie, « tu m’as bien servi ! Matière et esprit — terre et ciel — ont tous les deux joué leur part en ceci ! Ris, objet des sens ! Tu as gagné le droit de rire. »
Ces exclamations brisèrent le sommeil de Georgiana. Doucement elle ouvrit les yeux et regarda dans le miroir que son mari avait disposé à ce propos. Un sourire léger s’évanouit sur ses lèvres quand elle se rendit compte combien difficilement perceptible était maintenant cette main écarlate qui une fois avait lui d’un tel éclat désastreux comme pour effrayer tout leur bonheur. Mais alors ses yeux cherchèrent le visage de Aylmer avec un trouble et une anxiété que ce dernier ne put aucunement s’expliquer.
« Mon pauvre Aylmer ! » murmura-t-elle.
« Pauvre ? Non, le plus fortuné, le plus heureux, le plus estimé ! » s’exclama-t-il. « Ma fiancée sans égale, c’est gagné ! Vous êtes parfaite ! »
« Mon pauvre Aylmer », répéta-t-elle, avec une tendresse plus qu’humaine, « vous avez visé hautement; vous avez agi noblement. Ne vous repentez pas car avec un sentiment si haut et pur, vous avez rejeté le mieux que la terre pouvait offrir. Aylmer, mon très cher Aylmer, je suis en train de mourir ! »
Hélas ! ce n’était que trop vrai ! La main fatale avait empoigné le mystère de la vie, ainsi elle était le lien par lequel un esprit angélical se préservait en union avec une charpente mortelle. Alors que la dernière teinte rouge de la marque de naissance — ce seul signe de l’imperfection humaine — s’évanouissait de sa joue, le souffle quittant la femme désormais parfaite passa dans l’atmosphère, et son âme, traînant un moment près de son époux, prit son envol vers les cieux. Alors un rire rauque et étouffé fut encore entendu ! Ainsi agit toujours la fatalité grossière de l’exultation terrestre dans son triomphe invariable sur l’essence immortelle qui, dans cette sombre sphère à moitié évoluée demande la totalité d’un état plus élevé. Cependant, si Aylmer avait atteint une connaissance plus profonde, il n’aurait pas eu besoin de gâcher son bonheur qui aurait pu tisser sa vie mortelle de la propre et même sorte de texture que la vie céleste. La circonstance du moment était trop forte pour lui; il échoua à voir au-delà de la vue sombre du temps, et, vivant une fois pour toutes dans l’éternité, à trouver le futur parfait dans le présent.