GHEMMA QUIROGA-G.

 

NATHANIEL HAWTHORNE, LE PÈRE FONDATEUR D’UNE LITTÉRATURE DAMNÉE

 

« Dieu te donnera à boire du sang ! »

[Malédiction prononcée sur le bûcher par une sorcière de Salem à l’encontre de son persécuteur, le Juge Hathorne.]

 

 

          Le public français connaît mal l’œuvre de Nathaniel Hawthorne, mais il n’est pas le seul. Malgré la place que pourtant elle occupe dans la littérature américaine, cette œuvre est demeurée, dans le temps, hermétique au public et comme réservée uniquement à une minorité d’intellectuels et de lecteurs initiés. Déjà, de son vivant, les critiques littéraires les plus notoires, tout en rendant hommage à son génie et à sa singularité, faisaient remarquer son manque de popularité. Hawthorne était persuadé qu’il n’existait pas, qu’il n’était « qu’un rêve et non quelqu’un de vrai. » Dans son journal il notait : « Quelquefois, il me semble que je suis déjà dans la tombe, avec juste assez de vie pour avoir conscience du froid qui m’engourdit. » Sans aucun doute, Nathaniel Hawthorne était un homme d’un caractère taciturne et d’une humeur solitaire, qui se sentait persécuté par les fantômes de ses aïeux, les terribles Juges Hathorne; parenté qu’il redouta au point de modifier l’orthographe du patronyme en ajoutant un w : Hawthorne(1). Convaincu que la malédiction ancestrale d’une sorcière de Salem, prononcée pourtant deux siècles auparavant à l’encontre de l’un de ses aïeux, s’était inexorablement abattue sur lui, par le fait d’être écrivain il exorcisera la lignée Hawthorne contre cette même malédiction. Comme si le fait d’être écrivain lui avait conféré des pouvoirs magiques par le simple vœu de se constituer victime expiatrice ! On peut cependant se demander si le pessimisme qui caractérise sa vision de l’être et du social ne trouverait pas sa source dans la noirceur mystique puritaine de ses origines mêmes, et que pourtant il exécrait et condamnait. Quant au manque de popularité, certains critiques des plus lucides l’ont expliqué comme étant dû, d’une part, à la pauvreté dans laquelle il vivait, et, d’autre part, à son tempérament solitaire et mélancolique le disposant à vivre retiré du monde, car il n’était pas, dira de lui Edgar Allan Poe, de cette clique de « charlatans omniprésents »(2). Quoiqu’il en soit, aujourd’hui, il est aisé de constater que Nathaniel Hawthorne est le seul auteur de la première moitié du XIXème à avoir reçu autant de louanges de la part de ses contemporains et compatriotes les plus dotés de talent et de génie.

          Nathaniel Hawthorne naquit à Salem, le 4 juillet 1804. Il considérait cette ville comme un lieu magique avec lequel il entretenait un lien occulte dû au fait que pendant plus de deux cents ans les Hathorne étaient passés en ce lieu du berceau au tombeau, jetant de la sorte des racines profondes dans la terre de cette ville : « il y a en moi un sentiment pour ce vieux Salem, que, faute d’un meilleur terme, je dois me contenter d’appeler affection. Ce sentiment fait probablement référence aux racines profondes et de longue date que ma famille a jetées dans cette terre. Cela fait maintenant deux siècles et un quart depuis que le breton originel, le premier à émigrer de mon nom, fit son apparition dans la colonie sauvage entourée de forêts qui est depuis devenue une ville(3). »

          En effet, du côté paternel il est l’arrière-arrière-arrière petit-fils de l’un des premiers colons britanniques appelés les « Pères pèlerins » qui partirent en bateau d’Angleterre entre 1630 et 1633 vers la Nouvelle Angleterre. Ces « Pères pèlerins » y vinrent l’épée dans une main et la Bible dans l’autre, avec la ferme résolution de « fonder une communauté idéale selon la volonté de Dieu et les exigences de la conscience puritaine ». Quoiqu’à l’origine William Hathorne eut été élevé selon le dogme de l’Église anglicane, à l’âge de vingt-et-un ans il se convertit au puritanisme. Il fut un juge impitoyable qui extermina les indiens considérés comme des suppôts de Satan, et persécuta les quakers nouvellement arrivés à Naumkeag, ville portuaire nommée Salem ultérieurement, située dans la Colonie de la Baie de Massachusetts, où le juge despote exercera sa mission. Sa fureur le poussait jusqu’à persécuter les marins qui amenaient les membres de cette secte. Dans « The Gentle Boy »(4), Hawthorne décrit la cruauté avec laquelle John Endecott, gouverneur de Salem, et son propre ancêtre, William Hathorne, effectuèrent les persécutions contre la communauté quaker. Ces derniers étaient accusés d’être des « détenteurs de principes mystiques et pernicieux », raison pour laquelle il fallait « purger la terre de toute hérésie. » Toutefois, les puritains buteront sur certaines croyances quakers selon lesquelles être persécutés représentait pour eux un appel divin; de même que leur courage sans borne était aussi un fait inconnu et inattendu des puritains. Cette secte chrétienne choisit pour se propager la province de la Baie de Massachusetts parce qu’elle était réputée être un endroit dangereux à cause des persécutions puritaines. Les quakers y devinrent effectivement des martyrs, eux qui pourtant pratiquaient la paix envers tous les hommes; ils furent les seuls à traiter les indiens sur un pied d’égalité alors que le cas fut tout autre pour ce qui était des puritains du Massachusetts, qui, outre les persécutions et leur intolérance religieuse furent dès 1818 des vendeurs d’esclaves Noirs sur les marchés locaux.

          William Hathorne, convaincu qu’il avait été élu par Dieu pour « purger la terre de toute hérésie », accomplit cette tâche avec zèle et aveuglement. Toutefois, l’histoire de son quatrième fils, l’arrière-arrière grand-père de l’écrivain, John Hathorne, juge également, est des deux la plus colorée, car ce fut lui qui persécuta les célèbres sorcières de Salem et qui participa aux procès de sorcellerie. Parmi les faits historiques datant de cette sombre période de la colonisation, il est répertorié l’anecdote d’un homme qui, accusé de sorcellerie, à aucun moment ne consentit à avouer à ses juges sa culpabilité ni à proclamer son innocence. Il paraît qu’il résista durant trois jours aux tentatives de mise à mort du bourreau. Dans La lettre écarlate, après avoir décrit ses aïeux en mettant en relief leurs traits de cruauté et de sévérité dans l’accomplissement des persécutions contre les quakers et les sorcières de Salem, Hawthorne se constitue victime expiatoire sur un ton des plus solennels et proclame qu’en tant qu’écrivain il exorcise la lignée de la malédiction prononcée contre elle jadis par la sorcière condamnée à périr sur le bûcher : « Je ne sais pas si mes ancêtres pensèrent à se repentir, et à demander le pardon des cieux pour leurs cruautés; ou si maintenant ils ne sont pas en train de gémir à cause des lourdes conséquences de celles-ci, sous une autre forme d’existence. Dans tous les cas, Moi, le présent écrivain, en tant que leur représentant, en ce lieu, pour leur bien je prends sur ma personne la honte, et je prie pour que la malédiction prononcée à leur encontre — telle que je l’ai entendue, qui affligerait la lignée d’une condition ténébreuse et de décadence, pour de longues années à venir, et qui devait se prouver vraie — puisse être lavée dès maintenant et à tout jamais. »(3) Il est bien connu que Nathaniel Hawthorne fut un père attentif envers ses deux enfants, qu’il voulut arracher non seulement à la malédiction de la dite sorcière, mais également aux profondes racines les reliant à la terre natale et ensanglantée de Salem : « Mes enfants ont eu d’autres lieux de naissance et, tant que leurs destinées seront sous mon contrôle, ils jetteront leurs racines dans une terre inaccoutumée. »(3)

          Du côté maternel, ses aïeux, les Manning, eurent à faire également aux juges de Salem pour une histoire d’inceste entre un frère et ses deux sœurs, dont l’une d’elles allait devenir la grand-mère d’Elisabeth, mère de l’écrivain. Cette dernière allait épouser Nathaniel Hathorne qui fut tout comme son père capitaine de marine. De leur union naquirent deux filles et un garçon, Nathaniel, le futur écrivain. Mais très tôt Elisabeth resta veuve, sans fortune et seule avec ses trois jeunes enfants. Nathaniel n’avait alors que quatre ans. On dit qu’Elisabeth Clarke Manning Hathorne était une femme d’une rare beauté mais que le veuvage changea en un être taciturne et retiré du monde : deux traits de caractère que l’on retrouvera plus tard chez l’écrivain. On dit, également, que tous les soirs, elle racontait à ses enfants des histoires de sorcières brûlées vives sur le bûcher. Enfant, Nathaniel fut frappé de paralysie aux deux jambes, mais avec le temps il récupèrera leur usage, restant cependant affligé d’un pied-bot toute sa vie. Il vit dans cette infirmité la manifestation de la malédiction de la sorcière.

          Dès la mort du père, la famille quitta Salem et partit s’installer à Raymond, dans le Maine. Là-bas, Nathaniel reçut son éducation d’un tuteur et ceci jusqu’à l’âge de dix-sept ans. En 1821, il poursuivit ses études au Bowdoin College, à Brunswick, dans le Maine. Quatre années plus tard, en 1825, ayant terminé ses études, il retourna s’installer à Salem, sa ville natale, où il entreprit une carrière d’écrivain : « J’eus le sentiment presque comme d’un destin que je ferai de Salem mon foyer [...] comme si Salem était pour moi le centre inévitable du monde. »(3)

          En 1828 parut anonymement son premier roman Fanshaw. Le deuxième ouvrage, un recueil de récits brefs, Seven Tales of My Native Land (sept contes de ma terre natale), eut moins de chance que le premier, car ne trouvant pas d’éditeur il paraît que, pris de rage, Hawthorne brûla le manuscrit. Peut-être que le troisième manuscrit aurait pu suivre le même sort sans la bienveillante intervention d’un ami, Horatio Bridge, qui donna à un éditeur la somme de 250 dollars comme garantie, et ceci à l’insu de l’auteur des Twice-Told Tales (contes deux fois contés), grâce à quoi en 1837 parut la première édition de l’ouvrage, et qui, d’ailleurs, allait rencontrer un grand succès auprès du public : mille exemplaires vendus dès la première année. En 1842 fut réédité ce même recueil augmenté et en deux volumes. Hawthorne semble avoir vécu de ses droits d’auteur jusqu’à l’année de son mariage avec Sophie Peabody, qui était une femme à moitié infirme, souffrant constamment de terribles migraines. Il semblerait qu’attirée par les exploits que l’on attribuait alors à Mesmer et à ses disciples nouvellement arrivés aux États-Unis, elle le consulta sans résultat cependant, ce qui fâcha son époux très méfiant à l’égard des pratiques du genre, pour qui seulement l’amour, lui avait-il dit, peut guérir. Leur mariage eut lieu en 1842 alors que Nathaniel Hawthorne était âgé de trente-huit ans et Sophie de trente et un ans. Déjà en 1844, l’année de la naissance de leur premier enfant, ils vivaient dans le plus grand dénuement. En 1846 parut le deuxième recueil de récits Mosses from an Old Manse (des mousses du vieux presbytère), mais à ce moment la famille se trouvait dans une situation économique qui allait de mal en pis. L’intervention d’un groupe d’amis auprès du parti démocrate, très influent alors, lui permit d’obtenir un poste à la douane de Salem. Le 3 avril 1846, il fut nommé : « Surveyor for the District of Salem and Beverly and Inspector of Revenue for the Port of Salem » avec un salaire annuel de 1.200 dollars. Le 8 juin 1849, il fut renvoyé lorsqu’un parti politique adverse, les Whighs, devinrent majoritaires quand Zachary Taylor gagna les élections présidentielles. Pendant le temps qu’il passa à la douane de Salem, Hawthorne écrivit son chef-d’œuvre : La lettre écarlate. Cette même année, 1849, naquit son deuxième enfant. Quand paraîtront tous ses autres ouvrages, il avait déjà acquis la notoriété en tant qu’écrivain. Ainsi en 1851 paraîtront : The House of the Seven Gables (la maison aux sept pignons), en 1852 The Blithdale Romance, en 1860 The Marble Faun (le faune de marbre), en 1872 Septimus Felton, sans oublier le recueil de contes Tanglewood Tales qui parut en 1853. Et pourtant, devant le regard d’outre-tombe de ses aïeux, Hawthorne ne pouvait que culpabiliser dans une certaine mesure sa nature idéaliste et sa pratique de l’écriture : « Qu’est-ce qu’il est ? » murmure l’une des ombres grises de mes aïeux à une autre. « Un écrivain de livres de récits ! Quelle sorte d’affaire dans la vie, — quelle manière de louer Dieu, ou d’être utile à l’humanité dans ses jours et sa génération, — puisse cela être ? Quoi, ce garçon dégénéré aurait pu être tout aussi bien un combinard ! »(3)

          La position de Nathaniel Hawthorne est certes d’ores et déjà définie. Il se tient à l’opposé de toute position conforme à l’ordre établi. Il est un dissident; un hérétique torturé et en quête d’une vérité Naturelle; cette vérité il sait d’avance ne peut être celle établie par les hommes, car dans sa vision ceux-ci sont des êtres déchus, voués à la souffrance, à la maladie et à la mort, et par conséquent ne peuvent pas, de par leur position, se tenir au centre de la création et fonder un ordre supérieur à celui instauré par les lois de la Nature. Et c’est justement ce type d’argument qu’il tient, par suggestion, dans La lettre écarlate et dans d’autres récits comme La marque de naissance, que je présente dans ce même numéro.

★★

          À l’écart de la horde d’écrivains sans talent se tient une minorité d’hommes de lettres : poètes, essayistes, romanciers ou critiques littéraires. Les premiers jugent ces derniers comme hérétiques parce qu’ils ne partagent pas avec eux les mêmes objectifs. Les premiers protègent des intérêts économico-littéraires, s’implantent sur le marché de l’édition, imposant de la sorte au grand public une littérature de quatre sous, de manière à détenir tout un monopole d’influence sur celui-ci. Rappelons leur tactique consistant à se grouper autour d’une revue et à force de magouille ils parvenaient à lancer des auteurs à la mode et sans aucun talent ni intérêt (un peu à la manière des éditeurs d’aujourd’hui qui appuyés par les médias tout puissants et leurs lamentables acolytes, les journalistes, décident, sans être dotés des qualités nécessaires, de ce que doit être la littérature de cette fin de siècle !). L’un des exemples types est celui des écrivains du journal de New York, Knikerbocker, contre lequel Poe se battra toute sa vie : « ces cliques impudentes qui sont la ruine de notre littérature et dont nous avons l’intention expresse d’exposer les prétentions à la première occasion. »(2) En effet, en ce début du XIXème siècle, la production de livres, magazines et journaux en tout genre est très abondante, mais la qualité laisse à désirer. Margaret Fuller écrit à ce sujet : « on est submergé par les productions les plus indigestes jamais concoctées par cervelle humaine. »(5) Tandis que la minorité d’hommes de lettres jugés comme hérétiques par les « cliques impudentes », s’oppose avec fermeté et détermination aux intérêts économico-littéraires revendiquant par ailleurs au nom de la littérature, des valeurs, des idéaux esthétiques et spirituels. Parmi ces hommes on comptera Edgar Allan Poe, Herman Melville, Henry David Thoreau, Henry Wadsworth Longfellow, ou encore Ralph Waldo Emerson ou Walt Whitman. Chacun de son côté dénoncera la totale dépendance de la suprématie britannique en ce qui concerne la création littéraire et la production des intellectuels américains. En ce sens Poe ou encore Melville avaient raison de considérer que tant que les intellectuels américains ne se seraient pas libérés de l’assujettissement au vieux monde, l’indépendance des États-Unis ne serait pas complète. Aux yeux de ces hérétiques, il fallait absolument qu’il se constitue une littérature foncièrement nationale, avec des valeurs esthétiques et des formes propres, et ne plus se satisfaire des romans stéréotypés promus ou produits par des écrivains à l’affût d’un succès commercial qui, selon Margaret Fuller se « mettent en devoir de trouver, géographie en main, des recoins vierges du décor sauvage où faire évoluer leurs indiens ou leurs intéressantes filles de fermier, ou bien, à l’aide de quelque précis d’histoire, se mettent en devoir de dénicher des monarques ou des héros qui n’aient pas encore servi pour en faire les sujets de leurs grossiers coloriages, l’objet de consommation ainsi produit est une triste histoire qui ‹ engorge le marché › au grand dam des acheteurs aussi bien que des badauds. »(5)

          Parmi cette minorité d’hommes de lettres, l’on retrouve des traits communs dans leurs démarches. Ce sont tous de grands isolés, contemplatifs ayant une vocation mystique, auprès de qui le Romantisme allemand ou anglais, ou encore le Transcendantalisme, trouveront du succès. La figure de proue dans le domaine mystique précisément est Emerson (1803-1882), fils, petit-fils et arrière petit-fils de Pasteur. Ordonné prêtre en 1829, il renonce trois ans plus tard parce qu’il ne croit plus aux dogmes qu’il est obligé de prêcher. Dissident, il s’installe à Concord, qui dans l’espace de quelques années allait devenir le principal foyer intellectuel de la Nouvelle Angleterre. Découvrant le Romantisme allemand et anglais, notamment Coleridge, il prêche une philosophie de l’homme nouveau issue d’un faisceau d’influences diverses, dont outre le Romantisme, le néo-platonisme, ou encore la pensée religieuse orientale; faisceau qui constitue le Transcendantalisme. Mais il y a également Henry David Thoreau (1817-1862) qui se définit lui-même comme un transcendantaliste. Il vécut en grand isolé au point qu’on l’appelait l’ermite de la forêt de Walden. Emerson était pour lui le prophète, et tout comme lui, il prônait l’individu et la communion avec la Nature. Il était un ami intime de Hawthorne de même que Henry Wadsworth Longfellow (1807-1882) qui fut son camarade d’études au College Bowdoin, où il enseignera ultérieurement. On aurait tort de voir dans l’œuvre de ce poète populaire un professeur d’Université doté d’une froide pensée stérile même si l’on dit de lui qu’il manquait d’imagination et d’intensité, car l’empreinte de la pensée romantique atteste d’une sensibilité particulière comme le démontrent certains de ses poèmes et en particulier Hiawatha (1855), un récit où la magie joue une part importante. À sa manière Walt Whitman (1819-1892) fut un dissident également ou dirait-on en anglais « a seeker », c’est-à-dire celui qui cherche et renonce à toute appartenance religieuse. Il n’écrivit qu’un seul livre Leaves of Grass (Feuilles d’herbe) qu’il augmenta à chaque nouvelle réédition. Il y eut en tout neuf rééditions de ce livre lors de son vivant ! Whitman voulut fonder une religion à partir de ce livre. Un autre trait commun parmi les contemporains de Hawthorne concerne leur position vis-à-vis de la réussite sociale qu’ils rejetaient tous, car elle ne va pas sans impliquer agitation vaine et frénétique avec pour seul but l’obtention du profit matériel. La plupart de ces intellectuels vécurent à un moment ou à un autre une vie communautaire dans une ferme végétarienne, Brook Farm(6), où l’on vivait selon les idées du Transcendantalisme. Poe restera une ex-ception même en le comptant parmi des exceptions comme les écrivains que je viens de citer. Poe (1809-1949), qui n’est pas un mystique au même titre qu’un Emerson ou un Thoreau ou encore un Whitman, avait horreur des sectes et des confréries ésotériques en tout genre, mais pourtant il reste difficile d’affirmer que son œuvre soit dépourvue d’une recherche métaphysique menée en solitaire(7). Pour ce qui est de Herman Melville (1819-1891), la question de son mysticisme ou plutôt de sa vision sacrée du monde se pose également mais dans des termes encore une fois tout à fait particuliers et personnels. Quant à Hawthorne, enfin, même si son meilleur ami fut Thoreau le transcendantaliste déclaré, l’ermite de Walden, et même s’il fréquenta Concord et Brook Farm, il n’adhèrera pourtant jamais au Transcendantalisme. On retrouve cependant dans sa pensée un trait qui le rapproche de ses amis et qui consiste à dire : ce que la société et ses lois condamnent, la Nature lui sourit et le bénit. En d’autres termes si comme Hester Pryne, l’héroïne de La lettre écarlate, l’on commet une faute considérée de la sorte d’après les précepts sociaux, moraux, religieux, etc., pour la Nature et ses lois il se peut que cette même « faute » ne soit qu’un mouvement intérieur en accord avec quelque loi régissant la Nature elle-même avec laquelle l’homme ne fait qu’un. Argument subversif à l’extrême, allant à l’encontre de toute tentative d’organisation sociale, telle est la thèse qui est soutenue dans La lettre écarlate. Ainsi l’on peut voir combien Hawthorne est loin des préceptes fondateurs d’une société telle que ses ancêtres l’auraient pu rêver; préceptes selon lesquels il fallait « fonder une communauté idéale selon la volonté de Dieu et les exigences de la conscience puritaine. » Hawthorne semble beaucoup plus proche de cette sensiblité commune à ces intellectuels dissidents et hérétiques qui verront en lui le père fondateur de la littérature nationale : une littérature damnée de par sa prise de position à l’encontre de la loi venant des hommes.

          En effet, dès sa parution, La lettre écarlate suscita bon nombre de critiques des plus controversées. L’ouvrage fut d’emblée considéré par ses contemporains comme le premier roman classique américain, véritable chef-d’œuvre symbolico-moraliste où la société calviniste-puritaine non seulement est dénoncée mais où elle apparaît sévèrement condamnée par un descendant direct de l’un de ses fondateurs.

          L’intrigue du roman, que Hawthorne sous-titra A Romance, impliquant par là une dimension de légende, s’organise autour du châtiment et de la pénitence de Hester Pryne, protagoniste et héroïne de l’histoire. Celle-ci est considérée, d’après les préceptes de la société puritaine, où les personnages évoluent, comme un femme déchue et par conséquent condamnée à vivre dans la forêt, in the wilderness, en marge de la communauté, et doit porter sur ses vêtements, en signe de punition, l’emblème de son ignominie : brodée en fils d’or et coupée dans un somptueux tissu écarlate, Hester porte sur la poitrine la lettre « A ». Rappelons que selon la tradition en Nouvelle Angleterre, toute personne reconnue par ses juges coupable d’une faute était condamnée à porter sur elle l’initiale de cette même faute ainsi qu’à recevoir un certain nombre de coups de fouet si elle ne pouvait payer une amende. En sorte que les alcooliques portaient le « D » de drunkard, les couples incestueux, un « I » d’incest; tout comme l’arrière grand-mère de l’écrivain, accusée d’inceste par ses juges, dut porter la lettre « I ». Quant au « A » de Hester Pryne, le lecteur ne peut que soupçonner d’être l’initiale du mot « adultère », car à aucun moment au cours de la narration, il n’est révélé ce de quoi elle est accusée. Toutefois, l’intrigue du roman est loin de constituer l’inquiétude centrale de l’ouvrage car un bon nombre d’éléments présents dans le tissage même du récit suggère une thèse des plus intéressantes; thèse qui soufflerait comme un courant souterrain. Là dessous, un faisceau d’aspects d’une philosophie propre à Hawthorne offre un niveau de lecture beaucoup plus énigmatique de par ses suggestions que la simple lecture de l’histoire. Ce courant souterrain s’organise au moyen d’images extraites d’un registre ésotérique. Images qui par une mise en relation les unes avec les autres organisent un discours extrêmement subversif. Il s’agit là d’une particularité propre à l’écriture de Hawthorne, faisant en sorte que le contenu philosophique de chaque morceau produit ne soit accessible qu’à un nombre restreint de lecteurs initiés à un certain type de discours. Ce procédé expliquerait, par ailleurs, dans une certaine mesure, les raisons pour lesquelles cette œuvre est toujours parue comme réservée à un certain public.

          Dès la parution des Contes deux fois contés, en 1837, les plus illustres contemporains de Hawthorne en feront l’éloge. Ainsi son ami H.W. Longfellow, poète d’inspiration romantique et professeur de langues à l’Université de Harvard, lui consacre un article des plus élogieux(12). Mais il ne sera pas le seul.

          Edgar Allan Poe, journaliste et critique littéraire, poète et maître dans l’art du récit bref(8), qui sans être son ami personnel et malgré l’attitude ambivalente et ambiguë qu’il démontre à l’égard de certains de ses contemporains, que pourtant il valorise, définit l’esprit de Nathaniel Hawthorne, son aîné de cinq ans, comme étant « vraiment imaginatif, retenu et, dans une certaine mesure réprimé, par les exigences d’un goût raffiné par une mélancolie du caractère et par l’indolence(2). » Ailleurs encore, dans un article paru dans le Democratic Review de décembre 1844, Poe résume en quelques lignes les hautes qualités de Hawthorne par les très élogieux termes suivants :

M. Hawthorne est l’un des rares nouvellistes américains que le critique puisse louer avec la main sur le cœur. Il n’est pas toujours original dans l’intégralité de son thème (je ne suis même pas sûr qu’il n’ait pas emprunté une ou deux idées à un monsieur que je connais fort bien et qui s’honore de l’emprunt(9)) mais, par contre, son traitement du thème est toujours entièrement original. Bien qu’il ne soit jamais vigoureux, son style est la pureté même. Son imagination est riche. Son sens artistique est exquis et grande est son habileté d’exécution. Il a peu ou pas de variété de ton. Il traite tous les sujets sur le même mode en demi-teinte, brumeux, rêveur, par la suggestion et l’allusion et bien que je le considère, dans l’ensemble, comme le génie le plus vrai que possède notre littérature, je ne peux m’empêcher de le regarder comme le plus invétéré maniériste de son époque(10).

          En 1847, Poe fait paraître un compte rendu sur l’ouvrage de Hawthorne Les contes deux fois contés (Twice-Told Tales). Cette deuxième critique, qui n’est autre que le même article paru en deux livraisons, avril et mai 1842, dans le Graham’s Magazine, mais que Poe a modifié, paraît plus ambigu que le premier et porte pour titre « Tale-Writing, Nathaniel Hawthorne ». Poe y expose les critères de sa propre poétique, mais ne manque pas d’y déclarer son admiration pour Hawthorne. Toutefois, le ton assez ironique de certains passages, surtout dans l’article de 1847(2), permet de douter de la totale sincérité de ses propos. Dans l’article de 1842, Poe écrira cependant : « Nous connaissons peu d’œuvres que le critique puisse recommander avec plus de sincérité que les Contes deux fois contés. En tant qu’américains, nous sommes fiers de ce livre.(2) » Et pourtant, Poe, qui meurt en 1849, ne lira jamais La lettre écarlate, la clef de l’œuvre de Hawthorne. Cependant, ce recueil de contes contient d’ores et déjà l’essence même de l’œuvre en général.

          Herman Melville, également, lui rendra hommage et d’une manière beaucoup plus ouverte et directe. Melville est un personnage sorti d’un véritable roman d’aventures. Doté d’un tempérament instable, tour à tour marin, déserteur, renégat, aventurier par delà les mers du Pacifique ou encore chasseur de baleines, il se sentait un outcast(11). Après avoir vécu parmi des « sauvages » cannibales aux îles Marquises, puis à Tahiti, Hawaï et au Pérou, il revient aux États-Unis en 1844 et devient écrivain à l’âge de vingt-cinq ans. Bien avant de rencontrer personnellement Hawthorne, il sentait pour lui une profonde admiration, l’élevant au rang de héros, d’oracle, sinon de guide spirituel. Il fit sa connaissance alors que Hawthorne quitta Salem et s’installa à Tanglewood, près de Pittsfield, où habitait Melville. Ce fut grâce à Evert Duyckink(13), qui lui suggéra la lecture des Contes deux fois contés et de La lettre écarlate, que Melville decouvrit vraiment Hawthorne en juillet 1850. Suite à sa lecture, il lui consacrera un essai qui fut publié par le Literary World en deux livraisons, les 17 et 24 août 1850. Hawthorne lui apparut comme l’incarnation de l’Écrivain américain tant attendu, venu fonder la République indépendante des Lettres américaines, et lui, Melville, de quinze ans son cadet, se sentit son apôtre :

D’où viens-tu, Hawthorne ? De quel droit bois-tu de mon flacon de vie... je sens que le dieu est coupé comme le pain lors de la Cène, et que nous sommes les morceaux(14).

Dans son étude, Melville soulève un point essentiel de la vision de Hawthorne lorsqu’il fait remarquer que dans les tréfonds de son âme règnerait, non pas de la contradiction mais un être noir, pessimiste, ce qui serait une faculté de son esprit pour sonder l’Univers. Pour Melville, derrière la face ensoleillée il y a « l’autre face — telle la moitié obscure de la sphère terrestre — est enveloppée de ténèbres..., Hawthorne s’est-il simplement servi de cette noirceur mystique pour en tirer ses merveilleux contrastes de lumière et d’ombre; ou bien recèle-t-il en lui, peut-être à son insu, un grain de tristesse puritaine — je n’en déciderai pas. Le plus sûr est que cette grande et sombre puissance qui est la sienne procède du sentiment calviniste de la Dépravation Innée et du Péché Originel(15). » Mais, peut-être que dans le fait d’avoir dédié Moby-Dick or the White Whale à Hawthorne l’on devra lire l’expression la plus éloquente de son admiration pour le génie de son aîné. En effet, au milieu de la page qui suit la table de chapitres, le lecteur trouvera l’hommage et la dédicace suivante :

In Token

of my admiration for his genius

this book is inscribed

to

NATHANIEL HAWTHORNE(16)

          Dans ce numéro de Blockhaus, je présente à la suite d’une traduction inédite de l’un des contes extrait du recueil Contes deux fois contés, à savoir « La marque de naissance », une étude sur ce même récit. Celle-ci vise à élucider la thèse contenue dans ce « courant souterrain » du récit, afin de mettre à jour l’un des aspects de la pensée occulte de Hawthorne resté jusqu’à ce jour, j’imagine, dans ce que Melville qualifiait de la face obscure de son esprit, enveloppée de ténèbres.

 

NOTES

1. En modifiant de la sorte l’orthographe du patronyme, on peut se demander si Nathaniel Hawthorne n’avait pas l’intention de s’associer par la puissance du symbole à l’aubépine ainsi qu’à ses vertus médicinales. Le hawthorne est l’aubépine : haw, le fruit, c’est-à-dire la cenelle, qui est d’une couleur rouge foncé; le thorne est l’épine. Se voulait-il le fruit par opposition à l’épine ? Soit l’écrivain rédempteur par opposition au juge persécuteur ? Devenant le remède astringent qui empêcherait l’hémorragie de continuer à couler, hémorragie causée par l’épine, tout comme ses ancêtres, les juges Hathorne, firent couler du sang lors de leurs persécutions.

2. Poe, « Tale-Writing, Nathaniel Hawthorne », considéré comme un compte rendu de Twice-Told Tales : paru dans le Godey’s Lady’s Book, novembre 1847. Il est à noter qu’antérieurement il y eut un petit article signalé par Poe et qui parut dans le Graham’s Magazine d’avril puis de mai 1842. Cf. l’article de Poe, « L’art du conte chez Nathaniel Hawthorne », in Cahiers de l’Herne, Edgar Allan Poe, Paris, 1974. Trad. J.M. Maguin et C. Richard.

3. Cf. l’introduction de La lettre écarlate : « The Custom-House, Introductory to ‘The Scarlet Letter’ » qui comporte un passage autobiographique avoué, où Hawthorne traite de ses aïeux redoutables, les juges Hathorne; le lien qui le relie à Salem, sa ville natale; etc. Trad. G.Q.G.

4. « The Gentle Boy » fut publié pour la première fois dans The Token en 1832; réédité dans Twice-Told Tales en 1837.

5. Cf. Margaret Fuller, « Les contes de Poe », paru dans le Daily Tribune, N.Y., juillet 1845, in Cahiers de l’Herne, Edgar Allan Poe, livre cité. M. Fuller fonda avec Emerson en 1840 le célèbre Dial, revue des transcendantalistes.

6. Brook Farm fut une communauté utopique et végétarienne qui vit le jour entre 1841-47; elle était située à neuf miles de Boston. Un bon nombre de transcendantalistes y vécurent. Hawthorne fit un court séjour entre avril et novembre 1841. Cette tentative communautaire le désillusionnera, tout comme elle désillusionnera Emerson.

7. Rappelons que Hawthorne connaissait l’Antinomisme, forme d’enthousiasme religieux qui libère l’individu de tout contrôle moral ou de la loi civile (loi des hommes) puisqu’il s’est donné à la loi de Dieu.

8. Voir au sujet d’Edgar Allan Poe, Blockhaus 2 consacré en grande partie à cet auteur. Par ailleurs le lecteur trouvera dans Blockhaus 1 une étude portant sur la traduction de Baudelaire concernant Le Masque de la Mort Rouge de Poe.

9. Poe considérait que Hawthorne avait plagié deux de ses récits : The Masque of the Red Death, Le Masque de la Mort Rouge (mai 1842), et William Wilson (automne 1839) dans Howe’s Masquerade. Par ailleurs, certains critiques ont signalé le plagiat de The Artist of the Beautiful de Hawthorne dans The Oval Portrait de Poe. Pour ce qui est de l’accusation de Poe, ses exégètes ont prouvé que les dates de parution des divers récits ne donnent pas raison à Poe, pourtant les paragraphes cités par ce dernier semblent lui donner raison. Faut-il croire à une surprenante parenté créative entre les deux hommes ? Cf. « Tale-Writing, Nathaniel Hawthorne », voir références citées note 2.

10. Edgar Allan Poe, Marginalia. Trad. J.M. Maguin et C. Richard, Éd. Alinéa, Paris, 1983.

11. Le terme outcast renvoie à celui qui est l’exclu de la famille comme d’un groupe social. Il est en somme le vagabond, et renvoie au mythe du rejeté, celui qui ne possède ni amis, ni famille, ni patrie.

12. L’article de H.W. Longfellow parut dans le North American Review de juillet 1837.

13. Evert Augustus Duyckinck (1816-1878), journaliste, critique littéraire et lecteur aux éditions Wiley & Putman où il était directeur de collection, jouera un rôle de soutien auprès d’écrivains tels que Poe, Hawthorne, Melville et quelques autres.

14. Herman Melville cité par Alfred Kazin, in « Introduction », Selected Short Stories of Nathaniel Hawthorne, Fawcet Ed. Conn., 1966. Trad. G.Q.G.

15. Herman Melville cité et traduit par Pierre Frédérix, chap. « Hawthorne, ou l’illumination », in Herman Melville, Paris, 1850.

16. Cf. H. Melville, Moby-Dick or the White Whale, 1851.

 

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