DANIEL GIRAUD

 

FLÂNANT SOUS LE CIEL

 

BALLADE AUTOUR D’UNE QUARANTAINE DE POÈMES CHINOIS DU TAO ET DU CH’AN

 

Traduction : Daniel Giraud / Graphie chinoise : Patrick Carré

 

Dessin de couverture par Philippe DUBOIS : BLUES IN THE RAIN ou “le poète Daniel Giraud descendant vers la vallée, sous la pluie, avec sa guitare électrique.”

 

 

 

 

PRINTEMPS

 

 

 

 

« Je ne sais pas ce qu'est la Nature : je la chante.

Je vis au sommet d’une colline

Dans une maison blanche et isolée,

Et c’est ce qui me définit. »

(Fernando “Caeiro” Pessoa)

 

« Il est des silences qui aident les arbres à pousser. »

(Roberto Juarroz)

 

 

 

 

L’herbe pousse d’elle-même disaient les anciens chinois. Vivant sans y penser, qui voudrait savoir ? Avec tous ces troupeaux de pensées à garder. Nature, corps de tentation et de délit, crime sans victime et délices du païen tandis que l’objet glisse au fil du sujet...

 

Le regard innocent                                                          la gueule érodée

l’étonnement candide                                                      l’écœurement défiant

 

Tentatives de glissade sur les pensées sans qu’elles ne vous retiennent comme si ce n’était pas nous qui bougions dans le paysage mais les décors des événements qui se déroulent autour de nous. Le monde est une pensée et bientôt les pouvoirs de tout bord inventeront des appareils à détecter les pensées. Le monde est une pensée : le corps du Sage est-il moins illusoire que le spectacle du monde ?

En chinois la pensée est un champ basé sur l’Esprit ou le Cœur. Penser revient à parcourir cette surface que l’on pourrait dire mentale bien que la Non-pensée s’étend alentour. Ainsi sans étudier (wu hsüeh), sans imiter, le “Je” perce le Cœur (wu ch’e hsin), y pénètre jusqu’au fond...

Dans un poème chinois il est dit que ce n’est pas à la cloche que l’aurore obéit. La nécessité d’une situation ne dépend pas d’une discipline mais d’une évidence, d’un vide incontournable. En poésie chinoise tout est dans la sensation et c’est en cela qu’elle exprime sans énoncer l’absolu le plus insaisissable...

Flânant sous le ciel, dans la même foulée que ma “Randonnée chinoise” je retrouve Han Shan (Montagne Froide... mais quelle chaleur dans les collines du T’ien T’ai, l’été !) et un poème tout simple où pourtant les deux derniers mêmes caractères sont ceux du “nirvâna”, extinction en sérénité quand le souffle s’éteint selon l’étymologie sanscrite ou quand se réalise la paix dans le silence et la solitude selon le sens chinois (chi)...

 

                            Han Shan

j’habite en montagne

nul ne me connaît                                                    

dans les nuages blancs

toujours seul, en paix

                                                            

Patrick m’écrit tous ces poèmes chinois en à peine plus de deux heures... Je suis sidéré par sa vitesse d’exécution aussi rapide que ses pensées. Et la beauté de cette “graphie” (non pas “calligraphie”) fuse plus dans l’instantanéité de ce journal en mouvement que dans les bêêêles calli-graphies bien trop... calées.

Dans la solitude et la nature, parfois l’immobilité (je n’ai pas dit l’immuable) est telle que je me dis “pourquoi écrire ?” — auquel s’ajoute “pourquoi ne pas écrire ?” — tout comme je ne sais si je vais rester ou partir, sortir ou me coucher. Le seul avantage de ces remises en question est alors : “pourquoi penser à ceci plutôt qu’à cela ?”... Pour en finir avec l’interrogation “pourquoi penser” avec le Rien qui vous talonne et l’absurde qui devrait sans doute prendre conscience de son origine. Oublier ce que l’on est vraiment ne revient-il pas à devenir quelqu’un ? Ce qui empêche d’être heureux de perdre ce que les autres gagnent...

Dans la nature un cœur apaisé sera d’autant plus apaisé mais un cœur déchiré sera encore plus déchiré. Par contre dans les cités, un cœur apaisé se déchirera vraisemblablement peu à peu et parfois un cœur déchiré s’apaisera... Mais tout dépendra des cas.

Je ne suis pas le seul à trouver que dans la capitale la moindre conversation tourne vite à la discussion sinon à la dispute et l’observateur a l’impression de suivre des affrontements entre “critiques” : jugements de la politique, des films et des livres etc. En province l’ignorance lourde a pourtant un avantage, c’est que le jugement et l’interprétation n’ont pas leur place puisqu’il ne se passe rien... Comment juger de la valeur de la même montagne, de la même forêt, des mêmes gens vivant suivant le temps qu’il fait puisque rien ne bouge apparemment ? Seule la terre change lentement selon les saisons et le ciel change rapidement selon son bon plaisir. Et pourquoi jugerait-on du Ciel et de la Terre ?

Les citadins de passage en montagne : « Ah ! quelle chance de vivre dans un tel endroit ! » J’aimerais les voir au quotidien sans confort ou en remontant des courses pour la semaine, sous la pluie et dans la neige vers un lieu sans voisinage et papotage avec l’isolement qui vous colle à la peau. Tandis que d’autres, affairistes ou misérabilistes, champions du libéralisme ou du prolétarisme, maugréent contre la nature et l’homme (relativement) plus naturel, jugé trop idéalisé par leur jugement trop préjugeant. Mais eux-aussi faudra bien qu’ils posent leur chique et fassent le mort. Qui parle ne se tait pas, qui se tait ne continue pas de parler mais dans tous les cas la pensée-opinion parle...

Les jours passent suivant les situations au-delà des tenants et des aboutissants. Glander dans les sensations du monde... “hun” qui veut dire “vivre au jour le jour” ou gagner sa vie sans se faire chier, signifie aussi la fusion, le Sans-Forme. Ainsi passons-nous abruptement de considérations confuses (“confus” est un autre sens de “hun”) sur la débrouillardise à une perspective métaphysique comme si le chaos (hun) était à l’image du Sans-Image !

De la montagne ou de moi, quelle est la montagne ? Le poète et ermite Tai Shang me répond qu’“en montagne pas de calendrier” (shan chung wu li jih). Ne vit-on pas sans examiner la course du soleil, de ce soleil qui mesure le temps (li jih) ? Et comment ne pas résonner avec ce chant du “jang” (instrument de percussion) poème anonyme de quinze à vingt siècles avant notre ère :

 

me levant au lever du soleil

me reposant quand il disparaît

creuser mon puits et boire

cultiver mon champ et manger...

Oh ! que m’importe le pouvoir du souverain !

                                                   Anonyme

 

« les poètes divaguent dans chaque vallée » (XXVI, 225)... Le Coran n’aime pas les poètes — Platon non plus — mais que Tzu Ku, la déesse des latrines (et patronne des médiums) puisse se soulager sur leur raison... “ration” n’est-il pas le doublet de “raison” ? Augiéras était aussi étranger à la planète que Duprey y était allergique...

Échanger des poèmes entre amis (ch’ou ch’ang) par la parole ou par l’écrit revient à répondre à un poème par un autre poème dont la structure poétique est similaire (ch’ang ch’ou), il s’agit littéralement de répondre à l’appel. L’idéogramme “ch’ou” indiquant que le maître de maison offre à boire une seconde fois, joindre ce caractère à celui qui veut dire appeler ou chanter (ch’ang) donne comme sens le fait d’échanger des poèmes entre potes. Aujourd’hui les poètes n’ont pas tous disparu du “cercle” et même si l’on échange moins de poèmes, le courant peut passer au-delà des mots si l’on rend la pareille...

Les noms ont fixé les choses et leurs existences fixent nos regards. Les avons-nous nommées ou nous ont-elles enchaînés ? La seule échappée possible n’est-elle pas hors du verbiage : le verbe muet ? Je pressens que la meilleure façon de trouver est de chercher sans savoir que l’on cherche, un peu comme si l’on allait là où l’on Est. Marcher dans le vent, la pluie et les larmes, marcher dans la vie comme l’on suit un enterrement mais en sachant pertinemment que la dépouille est son propre cadavre ! Dans la vision où rien n’est vu, tout est perdu. À mi-chemin entre Ciel et Terre, non-lieu inconnaissable... Mais du dieu du sol au génie de l’air, que la fête continue !

Laissant courir le mental, qu’il s’épuise ! Que de tombeaux sous les cyprès écrivait Han Shan sur les rochers ! Le clair de lune paraît sombrer pour ceux qui reposent sous les herbes mais la lune a l’œil clair disait Empédocle... Laisser couler en vivant plusieurs vies à travers les images car il n’est pas sûr que l’on s’assure de ne posséder qu’une seule vie et qu’il n’y ait pas une vie plus réelle qu’une autre...

Comme si mon ancêtre Jean-Baptiste Bruyère, bûcheron dans le bocage normand durant l’ancien régime, renaissait à travers mézigue sans tronçonneuse. Et quand je pars seul avec ma hache dans la forêt je songe aux environs de Flers dans l’Orne et aux alchimistes Nicolas Valois et Nicolas Grosparmy... Mais inutile de rêvasser : le dernier des Giraud n’a pas de racines.

Le Prince Shen était vraisemblablement un souverain différent des hommes de Pouvoir habituels, non seulement parce qu’il était poète et peintre mais aussi bûcheron et ivrogne à l’occasion. Il contempla plus ce que suggère la nature que les grandeurs et décadences des sociétés de ceux qui ne se rappellent plus d’où ils viennent. Ainsi écrivait-il :

 

nulle voix humaine s’entend

seul un son de hache

 

Peut-être que le voici “rencontrant par hasard un adepte taoïste ivre” (yü tsui tao shih) selon les dires de Shih Chien Wu, ce “docteur es lettres” qui vécut en ermite dans la Montagne de l’Ouest. Légèrement échauffé par quelques rasades de vin, le mental s’apaise, moins bien que s’il s’agissait de charas mais quand même... L’ennui avec l’alcool c’est que le moment d’exaltation décline en légère dépression, histoire de cuver son vin. Mais ce caractère cyclothymique de l’alcool, drogue licite, peut-être assumé : cela dépend des natures. Personne ne ressemble à personne et chacun possède, à son insu même, ses propres capacités qui n’ont rien à voir avec celles du voisin.

À la fin d’un de ses poèmes de boisson, T’ao Yüan Ming écrit : « il y a dans le vin une saveur profonde » (chiu chung yu shen wei). Tous les reflets du monde sont dans la coupe, noyés dans le vin ou dans la bière. Que toutes les idéologies sombrent dans l’alcool ! À moi Li Po ! Tu es toujours là même si je ne te vois pas, arbre des enfants des plus purs, prunier blanc... Lorsque Li Po lut le chant d’ivrogne qui suit, inscrit sur un mur, il estima que ce poète inconnu était un Immortel :

 

portant du bois de chauffage à l’aube je sors le vendre

achetant du vin, au soleil couchant, je rentre

si vous me demandez où se trouve ma maison

traversez les nuages, disparaissez vers les cimes azurées

                                                           Anonyme

 

À celui qui se permet de demander « où ? »... qu’il traverse donc les nuées et pénètre le mystère bleu-vert. Et si le monde entier était à l’image du bleu du ciel ? Impalpable consistance... En son premier chapitre Chuang Tzu n’écrit-il pas : « Le bleu du ciel, est-ce sa pure couleur ? Son éloignement extrême, infini ? »...

Des coups de feu éclatent. De vallées en vallées l’écho se répercute et nous apprend qu’il y a plus de chasseurs (têtes vides et ventres pleins) que de gibier à notre époque où l’on ne chasse plus pour manger mais pour le sport si ce n’est pour le plaisir de tuer. Je préfère le tir à l’arc pour la convivialité et marche parfois quinze ou vingt bornes pour retrouver des amis et tirer à l’arc, une bière à la main... En plein ciel quelle cible !

Le football aussi est un art. Pourquoi faudrait-il être plus respectueux envers le yoga qu’envers le foot ? Tout se joue dans l’instant de la passe ou du tir. Malgré le grand nombre de combinaisons possibles la solution découle de la situation adéquate. Tout comme le ciel n’est jamais le même, une situation n’est jamais identique à une autre et des vingt deux joueurs en mouvement se dégage le jeu du monde qui se déploie sur le terrain de l’existence, sans parler de la “baraka” comme l’on disait à Marseille. Lointains souvenirs d’Anderson à l’OM, de “mes” virages-Nord où l’on scandait le nom d’Amalfi ou de Ben Barek... Nostalgie des Kopa et Pelé que rien ne pourra me faire oublier. Et la danse “Makossa” du camerounais Milla rattrape la main de Maradonna... Dans l’enjeu du monde qui consiste à se délivrer des formes tout semble fait pour que les prisonniers du “moi” supportent leur incarcération (le grand soir est toujours pour demain jamais pour maintenant) et ceux qui sont trop près du “but” sont considérés “hors-jeu”...

 

le corps revêtu d’un habit à fleurs célestes

les pieds chaussés de souliers en poil de tortue

tenant en main l’arc en corne de lièvre

décidé à tirer sur le fantôme de l’ignorance

                                  Han Shan

 

En lisant ce poème de Han Shan où il est question de “fleur céleste” je songe au fameux traité Ch’an (Hsin Hsin Ming / Écrit d’un Cœur confiant) où il est dit :

 

« rêves, illusions, fleurs de l’air

pourquoi s’évertuer à les saisir ? »

 

Ces fleurs dans le vide céleste (k’ung hua) représentent donc le mirage du monde illusoire. Par ailleurs la Tradition nous dit que Lao Tzu était une incarnation du “Lao Kiun” céleste de couleur jaune. L’enseignement de ce Lao Tzu divinisé se répandit dans les cinq directions et à l’Est ses écrits se transformèrent en caractères pourpres dans le bosquet de K’ong-ts’ing. Ce “k’ong” (vide) joint à “ts’ing” (vert ou bleu-vert) première des cinq couleurs est en rapport avec l’Est, Élément Bois de la nature printanière. Si vous arrivez à manger les fruits des arbres de ce bosquet, votre corps se transformera en lumière d’or comme celui de Lao Kiun et si vous prenez les plumes d’un oiseau ayant mangé les feuilles de ces arbres, alors vous vous envolerez ! Vous n’êtes pas obligé de me croire sur parole...

Avec le corps comme fleur de vide ou fleur de ciel... marcher, avancer tout en visant le démon de l’ignorance, de l’avidya (l’ignorance en sanscrit qui nous fait prendre l’hallucination du monde pour du Réel). Irrémédiablement “fleur” évoque pour moi les pétales de la femme, leur velouté humide, fleur d’or du lotus blanc... Dans l’ancienne Chine les courtisanes étaient appelées “fleurs”. Elles écrivaient des poèmes, jouaient de la musique et connaissaient même un peu de philosophie en véritables “péripatéticiennes”... Allez donc dire ça aux inspecteurs de la mondaine ! Mais inutile de jouer du luth devant des bœufs... Les français ne sont-ils pas des “veaux” ? Et la bave des crapauds coule sur les uni-formes...

Dans son “chant sur le fleuve” Li Po “suit ses penchants au gré des flots” sur le bateau qui transporte des courtisanes... Ah ! Le plongeon dans le vertige aquatique. Du nubien au pubien en voici venu le temps de la quête du râle, face obscure du voyage vers l’Étoile du soir...

Issu de gouttes de sperme et de gouttes de sueur à tous les saints du paradis je préfère ceux de la femme. Avec le vent qui trousse et retrousse, avec le vent qui vole et détrousse... Bises sous la brise brisant la bise. Les étoiles dansent, les atomes dansent mais les pisse-froid n’aiment pas la danse... C’est pourquoi à travers chaque œil, chaque fenêtre du corps, il y a de quoi claquer la lourde !

Que les rondes tournent ! Que les robes tombent ! Que les râles tremblent ! Beauté du diable ! Bonté divine ! Filles du Ciel et génies de la terre aux cheveux de vent ! Hors des quatre directions et au-delà de toute expression... À tout le moins. Oui, le seul drapeau qui vaille serait celui qui pourrait flotter à la hampe qui besogne yin tao, le “chemin ombragé”... Voie femelline.

 

Quant la poincte d’un chandelier

Faisait mount grant joie,

Ma très douce dame, tétins sans chemise

Par votre odeur conquis m’avez

Tuer Dieu en paradis !

 

Yeux de gazelle effarouchée fausse pudeur œillade oblique croupe ondulante roulement de seins arrondis tétons dressés de l’index l’ongle coupé darde le bouton de la fleur ouverte langue humide et cœur battant lèvres brûlantes s’écartant longue chevelure déroulée des jouvencelles douces cuisses alanguies contenant les prémices de liqueur en soupirs et gémissements... À boire !

Il me revient un poème de Li Po “devant le vin” où tout va se jouer entre le poète et la pucelle... « Sous les rideaux en fleurs de nénuphars, comment ? ...Princesse... Où ?... » (c’est alors qu’Etiemble débouchait une bouteille et que j’allume un pétard). Li Po et sa nymphette ont bu du vin de vigne... N’est-elle pas rouge d’ardeur juvénile ? Délicate beauté qui chantonne dans les bras du poète... Délicieux, oui, mais “comment faire ?” (nai) Comme si des scrupules s’insinuaient après la griserie et avant l’irréparable plaisir. Sous les rideaux où sont peints des nénuphars ou des lotus, la demoiselle est renversée... Avant de compter les pétales de son nénuphar, Li Po se demande “pourquoi”, “comment”, “où” ? (he) De quelle manière (nai) prendre cette jeune fille de Wu ? Comment ? Telle est bien la question... Mais nous faisons confiance à “l’immortel banni sur terre” pour résoudre cette interrogation pratique en ce poème inachevé... par l’acte même !

Le vent se lève, des arbres se penchent et se redressent. Le soleil glisse entre les nuages et ses rayons font chanter les oiseaux... Des yeux bridés qui clignent de l’œil entre les herbes, les genêts et les œillets de poète. Comme celles de la femme, les courbures de la terre se dérobent ou s’offrent pour se dérober — de l’embrassement à l’embrasement ! Que le voile de l’ignorance puisse se lever comme la jupe que l’on soulève ! Et s’éteindre dans l’étreinte...

L’amour est incurable. Fusion d’essence d’amour abolissant amant et aimée dans l’unité originelle retrouvée. L’union à l’aimée est union à ce qui aime chez l’aimée. Aimer au point d’être amour... Extase permanente de la joie et du jouir !

En chinois “nature”, “sexe” et “vie” se disent hsing (idéogramme composé de sheng : naissance et de la “clef” hsin : cœur). C’est pourquoi hsing kan (sexe-émotion) indique la sensualité, le charme ou “sentiment” du “sexe” et hsing yü (sexe-désir) la passion sexuelle...

Les sens sont la drogue de l’espèce et quand Elle n’est pas là, je tourne en rond comme un somnambule. Il me manque cette légèreté d’être et cette activité non seulement du sexe mais aussi de l’esprit qui permet d’exprimer la joie de sa présence à travers toute création. Comme si la présence féminine était support d’expression dans la mesure où elle s’infiltre dans la chair même du cœur de l’être aimé — sans d’ailleurs que le support physique en soit toujours conscient. La “femelle obscure” du sixième chapitre de Lao Tzu est l’incarnation du Mystère de la vie. Alors les phéromones même de l’Éternel Féminin s’infusent dans mon âme en érection...

Deux bouches (ku) l’une à côté de l’autre signifie “crier” (plus il y a de bouches plus il y a de clameurs). Par contre deux bouches l’une au-dessus de l’autre, , indique les notes de tubes sonores en musique chinoise. Mais on peut y voir un sens caché... En effet, il s’agit aussi de deux lèvres supérieures et inférieures, donc de la Femme. Le son musical de la femelle obscure, quoi de plus érotique !

 

fleur sans fleur

brume sans brume

venant à minuit

partant à l’aube

arrivant comme un songe de printemps hors des saisons

s’en allant comme un nuage du matin sans chercher à se fixer

                                               Po Chu I

 

Ce poème de Po Chu I lance un titre percutant : “fleur sans fleur”, hua fei hua car la fleur n’est pas la fleur tout comme le chemin n’est pas la Voie... “Koan” ultime ! D’autres traduisent : “Fleur. Est-ce une fleur ?” Fleur contraire à la fleur (mais tous les contraires se relativisent et s’attirent comme entre les hommes-de-peine et les filles-de-joie...) ou encore fleur moins que fleur. Avec cette fleur tendue par l’Éveillé, la fleur qui est plus qu’une fleur mais qui ne l’est pas moins ! Il n’y a pas plus de raison à la fleur que dans la venue de Boddhidharma, “la rose est sans pourquoi” disait Angelus Silésius. Comme si la perception de la fleur “pensée” ouvrait sur la pensée sans pensée. Voici les paroles le plus au-delà des mots chez Po Chu I. Les aurait-il oubliées comme le recommande Chuang Tzu ?

La nuée du matin ne cherche pas à s’arrêter... Pourquoi l’homme chercherait-il à s’établir ? Ne serait-ce pas une agression... la “clef” de chercher (mi) est la griffe (chao) et celle de fixer, s’installer (ch’u) est un tigre (hu) ! À l’aise dans la fosse d’aisance sociale... Rien à foutre que le déficit de l’État français se rapproche des cent milliards ! Avoir de l’ascendant, c’est avoir le signe zodiacal de son Ascendant assez fort pour dominer autrui... Quand l’accumulation du savoir aggrave l’ignorance — qui amasse se ramasse — l’humain est comme un pivert qui prendrait un poteau métallique pour un arbre... Le “travail” est pourtant “souffrance” et “être travaillé” veut dire “être tourmenté”... “le mot me manque” comme le pas me manque... et patatras ! V’là la langue qui se tire — inutile d’accompagner le convoi. Comme si ces bandes de rapaces justifiaient l’impôt par la mainmise sur les ressources naturelles de la terre... Les proies consentantes renforcent la pseudo réalité des apparences mais ceux qui battent la campagne ont-ils battu les routes civiques ? L’ennemi public n’est pas l’ennemi du public mais celui de l’État — ruine des Empires et des États — Laissons les passages cloutés aux passants dont les clous du cercueil sont prêts. Amère con-clusion. Avec les requins de l’ordre moral acharné à nuire par les ligues de moralité publique d’une société gangrénée par l’hypocrisie.

À l’écart de tous les Systèmes le petit-bonheur-la-chance peut-être s’ouvrira au grand-bonheur-la-baraka — les naufragés des “deux poids deux mesures” s’élèveront contre toute attente, contre ceux qui se débattent sans débattre car les verrous n’ont pas sauté, il n’y a pas de terre d’asile et chaque pas est un risque à courir, personne n’étant à l’abri. Réduits en miettes (apparemment) nombreux sont ceux sur table d’écoute... « Des oreilles ennemies vous écoutent » comme l’on disait pendant “l’occupation” qui se prolonge aujourd’hui à travers les mêmes lois en application. Pourquoi interdire le cannabis si les diabétiques n’interdisent pas le sucre ? (à l’époque du Mao Shan s’inhalaient des fumées hallucinogènes) mais en s’inspirant des camps français sous Vichy pourquoi pas des camps de concentration à l’ombre des vallées ariégeoises ?

Quand, sur terre, le moindre votard ou faire-valoir d’élus locaux, nationaux, peut, de sa vie machinale, d’avec les machines, vous imposer de Blum à Pétain la formule de pseudo-vie “travail-famille-patrie” alors il y aurait lieu de douter vraiment de l’existence d’un tel monde...

Quand, dans le ciel, le moindre satellite peut, à de très grandes distances, espionner le moindre fait et geste de chaque habitant du monde (facile à l’heure de l’informatique) alors il y aurait lieu de douter réellement de l’existence même d’un tel monde...

Il y a des “populations-cibles”. Mais les oiseaux peuvent se révéler de bons chiens de garde si l’on sait les écouter... Deux taches bleues souillent la colline verte. La souillure des sbires peuvent contaminer terre et végétation. Le principe d’autorité, gangrène dévorant les inquisiteurs projetés par la société, nous donne la contre-indication : l’esprit de liberté qui bat en brèche tous les nivellements par le bas ne nous inféode à aucun système de pensée — malgré les opérations de ratissage pour les coupables de différence (Est-ce que “tout prévenu est supposé innocent” ou bien tout gratte-cul est supposé indécent ?). Impoli, impolicié, impolitisé, je rouspète et pète contre la rousse car tout ce qui est touché est tâché (mais allez donc dire ça aux “uniformes” c’est-à-dire aux formes nivelées, étalées et uniformisées). Le mouton qui se prend pour un loup bave comme un crapaud !

L’infaillibilité de la raison remplace celle du pape et la morale des esclaves celle des maîtres et contremaîtres. Certains parfois se donnent mais la plupart se vendent, faux-semblants, vrais paraîtres et tout le bataclan... Partout résonne le chant des sirènes qui n’ont pas de queues de poissons mais des écailles bleuâtres, de celles qui tachent la verdure des montagnes de Jade — à la poursuite des derniers indiens rescapés des années quatre-vingts. Mais le ciel reste pur quand les nuages le cachent. Je ne sais si le vent d’Autan rend fou mais les cœurs battent vite et les coups pleuvent quand il souffle trop fort...

Parfois se glissent de profonds silences avant les tempêtes, un peu comme le silence précédant la neige. Et pourquoi l’ermite ne monterait-il pas au créneau quand la liberté est menacée ? Son origine n’est-elle pas celle de la Libération ? Malgré ceux qui se taisent et se terrent. Mais le pipi de Jean-Pierre Duprey éteignant la flamme du soldat inconnu... quel triomphe sous l’Arc ! Avant la prison et l’asile...

 

cassés, brisés, les poids de la balance

écartées, renversées, les proclamations

soudain jaillit la pro-pulsion

la corneille noire vole sans règle

                                      Hui Yüan

 

Ce terrible mais éblouissant poème remonte au XIIème siècle : Hui Yüan, moine Ch’an. Ça vaut le coup de s’y attarder... Tout d’abord éclaircissons “lu pu” qui était une proclamation de victoire afin que tous en prenne connaissance, écriteau ou lettre non cachetée, mais dans une perspective Ch’an c’est aussi un discours trop rhétorique. Du bavardage en somme... Auquel échappe la corneille noire, le corbeau qui est dans le Soleil tout comme le lapin est dans la Lune — en une sorte de voleur de Feu céleste (même en Occident il était consacré à des divinités solaires Lug, Phœbus ou Mithra — nom de Dieu n’oubliez pas les mythes ou alors oubliez tout ! car le mythe, oui oui, c’est vous et moi). La corneille noire s’élance hors de toute mesure. Plus de Balance ! Méfi les gens de pouvoirs ! La noirceur du corbeau est à l’image même du fanion des anars et des pirates. Mais pour que la corneille noire lance son cri d’abordage en rompant avec les lois de la raison raisonnante, provoquant éventuellement l’Éveil pour qui est prêt à ce que le fruit tombe, ne faudrait-il pas qu’elle soit littéralement “propulsée” du moteur (immobile ?) de nos Anciens ? Du pri-mordial...

En revenant au ras des pâquerettes (qui se situe comme tout le monde le sait sans se le dire : oversky — avec l’underground) je cale. Cette sorte de moteur antérieur (chi hsien) m’échappe dès que je l’approche : ce “principe dynamique de l’être humain” comme le traduit Yves Raguin semble un “ressort caché”, une force motrice (chi) subtile et antérieure sinon originelle (hsien)... C’est “le préexistant” pour Paul Demiéville qui ne se pose pas trop de questions puisque « la mort nous y ramène » (Poèmes chinois d’avant la mort, p.82, à l’Asiathèque). Aussi j’écris à Yves Raguin, à Taïwan... Qui me répond avec justesse et perplexité. J’adhère à son “dynamisme en attente” (lettre du 21 Avril 1990) — il est bon de lire sa “Terminologie raisonnée du Bouddhisme chinois” de l’Institut Ricci.

Bien qu’il ne faille pas prendre au pied de la lettre les décompositions d’idéogrammes, les montagnes ariégeoises et ce qui y pousse m’y incite. Et les journées s’avèrent trop courtes. Si (Wieger. Leçon 71 N) l’on peut observer des “hommes armés de lances gardant les frontières” (limité par l’arbre, la “clef”, mu, du caractère chi) “attentifs au moindre mouvement” (Wieger. Leçon 90 D) ces valeurs d’une métaphysique buddhiste auraient sans doute du mal à être saisies par un esprit taoïste... Mais le Bois, 5ème Élément, c’est aussi le son d’un instrument de musique en bois, comme il se doit. Comme si pour comprendre ce “moteur antérieur” (en rapport avec leurs histoires d’existences antérieures ?) il fallait connaître la musique... de la Vie.

Et ce symbole de l’Est ne nous renvoie t-il pas à l’origine quand on observe l’autre caractère “chi” (n° 380 Ricci) composant cet idéogramme “secret” ? En effet cet autre chi (radical 52 : petit) me semble un indice métaphysique pour ne pas dire anté-physique... D’ailleurs Couvreur n’indique t-il pas “le commencement d’une chose” ? À quoi répond le dico Ricci : “amorce d’un changement”. Premier indice. Ce sens de l’origine est renforcé évidemment par le second idéogramme “hsien” (antérieur, autrefois) comme si « avant » toute chose était un « ressort » comme dit Raguin « enfoui au fond de nous-mêmes », manifestation d’une origine perdue, cette occulte et imperceptible « combinaison » selon Wieger, sorte de vaste trame (“chi” est aussi un métier à tisser) dans laquelle nous sommes empétrés ou pré-destinés... Ce “dynamisme en attente” est sans doute à l’origine de nos destinées — et pré-destinées : telle est cette antériorité pro-pulsive... À signaler que Marie-Ina Bergeron traduit ce chi par “hiatus” dans son “Wang pi” (p.194 chez Ricci).

Et si ce moteur antérieur était un mécanisme de conditionnement et plus exactement une horrible “machination” ! L’antérieur serait le nerf moteur de cette force motrice, premier moteur d’avant toute chose... L’avant-tout. Si l’on apparente “pro” à “pré”... Propulsion n’est peut-être guère adéquat — sans doute. Pourtant la pulsion est ce qui “pousse” à agir... Mais quel est ce pré-mobile (du crime : celui d’exister sans Être) ou ce qui se meut “avant” (“promouvoir” diraient aujourd’hui les pro-moteurs du “règne de la quantité” !) ? De “procédé”, “préalable”, “préambule” se dégage toujours l’idée d’aller devant mais aussi... avant la manifestation. D’ailleurs le mécanisme à détente nommé “ressort” vient de “sortir” mais aussi de “sort” autrement dit : sortilège ! Tout comme la machine est machination (ce qui ne pré-sage rien de bon). Telle est notre condition, notre sort à tous... Ou presque car “chi” (petit) signifie aussi “peu s’en faut”.

Le ressort fait agir mais sans qu’on le sache. Comme dit Littré le “petit” : « les ressorts sont cachés, et les machines paraissent » (sacré mec !) — « Les Dix-Mille-êtres sortent du Moteur et y rentrent tous » disait Chuang Tzu en son dix-huitième chapitre... Dans un tel “métier cosmique”, dans un tel tissage, que se “trame” t-il ? Et si c’était le pré-texte (tisser en avant) d’un tissu de mensonges mis en avant ? Mais aussi la cause supposée dont le motif nous échappe... (c’est pourquoi les idéogrammes chinois nous “propulsent” vers la métaphysique). Oui, ca entre, ça sort, ca fait ressort (en métaphysique comme dans le “physique”)... Ou comme chantait le bluesman de Chicago Jimmy Johnson au bar “le griot” à Toulouse, (en improvisant sur “you got me running”) « I’m goin’ in, I’m goin’out... » où toutes les allusions sont permises — comme celle, par exemple, de prendre conscience que l’origine des origines est sans origines !

Mais il y a trop de génériques aux histoires... Ah ! la belle situation que celle de ne pas en avoir ! — de situation, bien sûr. S’engager dans le désengagement revenant à se dégager de l’encagement — et de l’erreur admise sitôt le temps passé !

Allongé en oubli, par un long soupir, appuyé sur sa verge de pélerin, écrire sans objet — pas même celui d’en avoir ! Blanc de barbe et pourtant vert de cœur, je ne vois que les vers luisants tandis que mon ombre se demande d’où elle vient (et la brume sort des narines...) Descendant un p’tit r’montant avant que le pendu ne me tire la langue, je me dis que le corps est porté sans être porté. Il n’y a pas de digue pour arrêter le flot des pensées — ni d’arrêt pour un cœur brisé. D’un seul élan, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, mon cœur dans le regard disait : l’étonnement est la vertu de la candeur (chaque instant ne devrait-il pas surprendre et interroger ?). Seul l’hors d’usage (moral-social) sait désamorcer sans vergogne car le piège fonctionne même s’il semble rangé au rayon des accessoires — et des refuges (tout n’est-il pas pré-texte à refuge ?). Que s’éloigne le chemin des nouvelles inversement proportionnel au chemin vers Soi-même (les ratiocinations des tièdes n’apportent que “tremblement et sueur” disait-on dans “le concile de Lhassa”)...

J’écoute en stéréo les oiseaux se répondre sous le soleil... Dans le clair-obscur de la conscience, quelle est la lumière qui ne fait pas d’ombre ? Et nous tournons avec les astres sans savoir comment le monde peut-être à la fois réel et irréel, à la fois permanent et impermanent... Se dit le poète ivre entre l’eau et le ciel : plus de séparation entre le lac et le “fleuve d’étoiles” (hsing he). Ainsi le poète T’ang Wen Ju :

 

la barque pleine de rêves clairs serre de près la Voie Lactée

 

Inutile d’aller au bout du monde pour découvrir des vérités, mais inutile de se dire ça pour ne pas y aller. Par confort, ou par peur des barbacanes des barbaresques... Dans le monde des corps composés comment inciter à la déroute de la pensée ? Et si ce qui était avant les choses ne cessait de revenir ? Plus le haut et le bas s’éloignent l’un de l’autre moins l’être trouve sa place, celle du sans-place... Rien à atteindre : ce que l’on voudrait atteindre est très proche, trop, au point qu’il n’y a pas même de distance à franchir... Et je songe à mon pote Li Po, à son marchand qui voyage :

 

                              

                                                                      Li Po

le voyageur de la mer par les vents du ciel

embarquera vers des expéditions lointaines

comme un oiseau dans les nuages

sans plus laisser de traces

 

 

 

 

ÉTÉ

 

 

 

 

depuis qu’ils calomnient, leur fonction est de blâmer

ils mettent le feu au ciel, en vain ils s’épuisent

j’entends précisément et c’est comme boire une rosée bienfaisante

soudain liquéfié, disparaître dans l’impensable

                                           Hsüan Chüeh

 

Ce “témoignage du bonheur éternel” (Chant de la Voie. 4) de Hsüan Chüeh se termine dans “l’impensable” (littéralement : non-pensée-concept, pu szu i). Boire et pourquoi pas nager dans une goutte de rosée ? La poussière du monde ne peut recouvrir la rosée qui sait disparaître plus rapidement que l’éclair — malgré ceux qui perdent le mandat du Ciel en blâmant et massacrant. Patrons pompe-la-sueur, bosseurs pue-la-sueur, sociétaires de la comédie humaine... Qu’ils s’épuisent ! Coquetterie de la montée au ciel ou inéluctable tombée dans la tombe... Qui veut embrasser la mer n’en saisira que l’écume ! Mieux vaut mourir en faisant l’amour qu’en faisant la guerre... Bien élevé mais mal appris, je me souviens de la parole du soufi Abu Yasid Bistami : « l’impiété de ceux qui aspirent ardemment est plus saine que la foi des indolents »... La véritable qualité est sans qualité — ce qui est non monnayable. Au sein d’une nature torride, aspirant au départ hors du monde, Wang Wei finit ainsi un de ses poèmes :

(...)

le corps est-il considéré comme malheur ?

alors reconnaissez que le cœur n’est pas éveillé

soudain entrant par le seuil d’une bienfaisante rosée

tout comme une fraîche et pure joie

 

En Chine, “chüeh” c’est bien l’Éveil, le “satori” des japonais.

Souvenons-nous du Hsin Hsin Ming... Est-ce seulement parce que j’ai fait le tour des temples taoïstes ou buddhistes respectifs que j’ai préféré le “Wudang San” à “l’Emei San” ? Et mon enthousiasme à marcher seul dans les monts “Qincheng” près de Chengdu... Flash des Pyrénées. Mais aussi bouleaux et sapins de la taïga... Si dans les kiosques, en France on vend des journaux, en Chine on se repose en contemplant le paysage. En plein air, sous la Voie lactée, les poètes et fleuves chinois coulent vers l’Est, par contre les poètes et fleuves français coulent vers l’Ouest...

 

joie spontanée, voie de tous les jours

 

Ce vers d’Han Shan se réfère à la joie “yüeh” (jouir et se réjouir) mais ce caractère est aussi celui de la musique comme si la musique se conjuguait au verbe aimer... En paix, en joie, voie d’une vie apaisée. Comme si ce qui pense quand il n’y a plus de pensées où l’on s’accroche serait un “pensé” non-personnel, une sorte d’inspiration indéterminée et donc non conditionnée... Le présent est hors du temps. Présent à ce présent, cette présence découvre derrière toute question (par rapport aux objets et aux autres en tant qu’objet) le besoin d’être libéré de l’objet. Au fond le seul intérêt de l’objet c’est qu’il nous interpelle pour nous renvoyer au non-objet... Entre la cheminée et le tuyau d’eau le temps passe au fil des saisons et du rythme des loirs cachés sous le toit. Parfois une queue par terre signale la chance du chat qui a du mal à assurer... planqués qu’ils sont dans la laine de verre — les loirs. Tandis qu’au moment précis où j’écris, Mistigris s’allonge sur ma table basse sans déranger mes notes... Avec ce poème de Liu Tsung Yüan exilé dans le Sud (tiens, tiens...) :

 

je puise l’eau du puits et me lave les dents glacées

j’essuie la poussière des vêtements, purifiant mon cœur

paisible, tenant de précieux feuillets

je marche et sors de la salle de l’Est en lisant à haute voix

la source du vrai clarifie et ne choisis pas

monde, lieu où l’on court après de fausses traces

espérant pouvoir approfondir les paroles transmises

développer sa nature, comment s’y conformer, la bien connaître ?

homme du Tao dans le silence du préau

la couleur de la mousse rejoint la densité des bambous

le soleil apparaît, brume et rosée demeurent

pins verts comme fraîchement lavés

calmement, au-delà des paroles

compréhension joyeuse, complétude spontanée du cœur

                                                                           Liu Tsung Yüan

 

C’était Liu Tsung Yüan “lisant des sutras Ch’an en visite matinale au monastère Ch’ao” comme l’indique le titre de ce poème. Si ses “pas” le conduisent vers la sortie, c’est aussi sur un autre plan sa “destinée” qui “surgit” (pu ch’u). Par la salle de l’Est où le soleil se lève... La destinée se lit parfois dans la marche des astres. Au-dessus de ce monde, de ce par quoi on rivalise, et pourtant à l’occasion perceptif et réceptif — l’errant évitant erreurs et faux indices (toutes les pièces de nos appartements intérieurs n’étant pas éclairées). Nature se dévoile. Mais rien à saisir (wu ch’ü)!... Le furtif se glisse où s’ouvre la vision — alors le cœur se suffit à lui-même. Qu’y aurait-il à chercher en dehors ?

Pourtant nous vendons tous plus ou moins nos corps à la société... Pourquoi ne pas laisser le moi en prime ? « J’ai horreur de tous les métiers. Maîtres et ouvriers, tous paysans, ignobles. » écrivait Rimbaud... Prostitution du travail, aumône du salaire. Tout un lavement, tous à l’avenant — quand le choix est censure et la dérobade survie...

 

les créatures stupides font de l’argent en abondance

les gars qui reviennent à eux n’ont pas de sous

 

Que mes cheveux soulèvent mon chapeau camarguais si ce n’est pas Han Shan que l’on rencontre au coin de ce journal... Revenant à soi, sortant de l’égarement, on se retrouve sans sapèques... S’éveiller à l’essentiel ne rapporte pas ! D’ailleurs le fric rend bête disait Han Shan...

Ah ! Le sans-but délectable... La création ne se fait pas dans la répétition — sans songer au retour, le Retournement se réalise... ou devrait. Retournant d’où je viens, revenant d’où je suis... Avec la présence des écrits de T’ao Yüan Ming — ou comment façonner l’abîme (t’ao yuan) et en ressortir illuminé (ming)... Bing !

Une perdrix sautille autour de la maison. Sourire de connivence loin des tueurs (pour le sport) — mais si j’avais faim pourquoi ne pas la tuer ? Attention le chat dort... La voilà qui s’envole maladroitement. Oiseaux dans le silence du soir...

Le temps s’arrête, l’espace s’étend. Avec quels mots ? Le moins ne peut exprimer le plus...

 

construire une cabane dans le monde des hommes...

mais sans bruit de voitures et de chevaux

vous demandez, Monsieur, comment en être capable ?

retiré au lieu d’origine, le cœur est loin...

cueillant des chrysanthèmes sous la haie de l’Est

étant ainsi pensif, contemplant les monts du Sud

souffle des montagnes, charme du jour et de la nuit

les oiseaux volent, ensemble ils s’en retournent

dans tout ceci est le sens réel

sur le point de le dire, ah ! oublier les mots...

                                           T’ao Yüan Ming

 

Avec ce “buvant le vin” où la mélancolie (“yu” pensif du sixième vers) s’ouvre sur la contemplation T’ao Yüan Ming finit par “oublier les mots” (wang yen) comme disait déjà Chuang Tzu (chapitre 26). Et ce “souffle” (ch’i), principe vital de la terre correspond dans la Grande Triade au “Trois Un”, à l’esprit pour l’Homme et à l’essence pour le Ciel, en analogie avec le Feu secret de nos adeptes du Grand Œuvre. D’où les procédés pour “nourrir le souffle” — mais dans ce poème nulle référence technique, plutôt une imprégnation des exhalaisons diurnes et nocturnes de la nature qui amènera le poète au-delà des mots... Route qui mène du spontané à l’ordre de l’évidence par la force des choses.

Mais le mot n’est pas la chose. L’ignoble est l’art pour l’art ou l’écriture pour l’écriture des poètes de bureaux... L’appauvrissement d’une langue s’accentue lorsque l’écrit veut rendre compte de la parole. Ainsi nos codes de langages alphabétiques sont-ils moins riches que ceux des langues idéographiques car, par exemple, le caractère chinois parle avec nos yeux mêmes tandis que le mot européen ne suggère que son sens. Il n’y a rien de plus chaste que la nudité et rien de plus érotique que le strip-tease. Or mon approche du chinois est plus poétique que sinologique, ainsi en découvrant peu à peu les caractères, je les dévoile et les révèle, forme raffinée de la sensualité du sens...

 

marcher jusqu’à la fin de l’eau, s’arrêter

s’asseoir, contempler les nuages qui commencent à s’élever

 

Au milieu d’un de ses poèmes sur le lieu où il habite au mont Chung Nan, Wang Wei écrivait ces deux vers. Quand il s’agit de se reposer tandis que s’élèvent les nuages qui donnent naissance aux eaux... Là où l’eau prend sa source.

Le son de l’eau courante n’est pas un bruit. Comme si le son “aquatique” transmettait l’ensemble des sonorités de l’univers, des rythmes du rock’n roll aux résonances des trompes tibétaines... Un tel son évoque, informe, sidère... Loin d’escamoter le réel il vous branche par effluves et bouffées dans l’instant fugitif.

Mes pensées de pêcheur à la ligne tentent d’approcher ce moment insaisissable qui s’estompe dès que la pensée intervient, juge et décide. Je me souviens de mes randonnées pyrénéennes de pêcheur occasionnel à l’escalade, conseillé par l’ami Serge aujourd’hui au Yemen, grimpant à travers ravins et ronces, m’immobilisant par à-coups, écoutant, la canne à la main, guettant la truite, écoutant les sons que l’Eau courante transmet — K’an du I Ching. L’Eau coule et déborde de l’Abîme... « marcher c’est dépasser ».

Comme si des ombres apparaissaient en transparence à travers les images mêmes que le son inspire... Mais la vision auditive s’efface vite, le mental revient au galop et le pêcheur rentre chez lui, en marge des modes contemporaines. Pas si bredouille que ça... Rien n’est “hors du sujet” — vivant. Ou alors c’est la Vie qui est hors-sujet ! D’ailleurs les deux points de vue ne se contredisent pas vraiment. Porte étroite... “trouble in mind” est-il chanté à l’instant... Oui, “partir, c’est mourir un peu”, voyageons donc afin que celui qui revient ne soit jamais identique à celui qui est parti... Si l’on “cherche au torrent du Sud le taoïste Ch’ang” comme Liu Ch’ang Ch’ing. Et si “ch’ang” n’était pas le nom du taoïste recherché par le poète... si c’était plutôt l’adjectif “constant” ou “éternel” de la Voie “pérenne” ? (premier vers du Tao Te Ching)... Ce qui donnerait comme titre : Cherchant au ruisseau du Sud le taoïste éternel.

 

le long des chemins je fais route, marche et me repose

apercevant des traces de sabots sur la mousse

les nuages blancs reposent sur un îlot paisible

l’herbe parfumée obstrue et protège la porte

après la pluie, apprécier la couleur des pins

en suivant la montagne arriver à la source

la fleur du torrent s’accorde au sens du Ch’an

face à face, en vérité oublier les mots

                                  Liu Ch’ang Ch’ing

 

Et l’on retrouve “wang yen” (oublier les mots)... Le Sage, l’homme du Tao (Tao shih) connaît le sens du Ch’an. Mais il n’y a pas de réponses uniformes aux questions sans uniforme, sans forme... Image connue : assis dans un train à l’arrêt, si l’on observe un autre train qui roule parallèlement, on a l’impression que le train en marche est celui dans lequel on se trouve. N’en serait-il pas de même avec la vie ? Ne pensons-nous pas exister en regardant le vivant ? Sinon qu’en serait-il ?

Observer les nuages c’est visionner un film. Découvrir les protagonistes de l’épopée... Alors l’histoire se déroule suivant l’effilochement des nuées. Les nuages se font et se défont comme la brume qui court le long des falaises chinoises (flash-back du Lu Shan). Imiter le sans-naissance (hiue wou cheng) comme disait Wang Wei (ce qui précède la naissance, suit la mort et précède ce qui suit...). Connaître ce qui ne se produit pas (peu importe de connaître si l’on est pas ce qui connaît)... Avec le ciel comme écran où se projettent les aventures dont “je” suis l’opérateur, tournant vite la manivelle ou contemplant lentement sans rien décider. L’œil voit sans penser et j’inscris ce qui s’écrit tout seul...

Chaque soir le soleil plonge derrière les montagnes tandis que le monde entier m’apparaît comme une image rémanente... Dans laquelle nous survivons en ce “grand dortoir” qui me fait mauvais usage. À la lisière du monde, il en est un autre... Et à la lisière de l’autre il en est de même. Quand un être est pris comme un site, il perd le sacré mais quand le site se transforme en être il devient sacré autrement dit nous ne sommes pas ce que nous devenons mais nous pouvons devenir ce que nous sommes... Hélas, nous sommes à l’extérieur de nous-mêmes — à commencer par le corps.

Le chercheur cherche dans la mesure où il ne sait pas qu’il a trouvé... Je n’ai rien trouvé, je n’ai rien réalisé, et pourtant je ne cherche plus — ou plutôt si je cherche, c’est à mon insu, dans le même temps où je sais que je ne sais rien. Ainsi, quand on quête la Sagesse on trouve le Vide... Tout comme le poète Chia Tao qui « cherche un ermite sans le trouver » :

 

sous les pins j’interroge le jeune disciple,

il dit : « le Maître est parti cueillir des plantes

seulement il se trouve dans cette montagne

au plus profond des nuages, on ne sait où... »

                                       Chia Tao

Comment donc surgit l’absence de soi-même ? De lui-même à Lui-même... En lui-même ? Comme un Soleil derrière le soleil ? La porte s’ouvre dans les deux sens mais le gond ne bouge pas...

Avant la chute des fleurs, pigeon ou papillon vole... Colchiques dans les prés... À l’écoute des derniers grillons, au regard du soleil couchant, à l’odeur alléché entre bambous et framboisiers. Avec le vent à chevaucher...

Li Po aimait Maître Meng. Notre ivrogne préféré n’écrivait-il pas dans un poème dédié à Meng Hao Jan (premier / grandes eaux / ainsi) que le monde reconnaît ce “noble vagabond” (feng liu), cet errant distingué qui se meut selon le souffle du vent et le courant de l’eau... Dans le poème qui suit de Meng Hao Jan “Inscrit dans la salle de méditation de I Kung au temple de Yu le Grand” nous remarquons que l’idéogramme “ch’an” (méditation) est parfois remplacé dans certaines éditions par celui de la montagne (shan). De même, plus loin, “ch’an ch’u” (méditation / endroit) est remplacé par “ch’an chi” (méditation / quiétude). Pour la petite histoire (qui est en fait la grande) rappelons que Yu le Grand, Maître de Forges, était un Maître arpenteur et fondateur de la dynastie Hsia. Ce roi quasi mythique (21ème siècle avant notre ère) savait danser pour régler l’univers... Enfin, à propos du “soleil couchant” (littéralement : soleil du soir enchaîné aux pieds de la pluie) remarquons ce principe “Yang”, versant ensoleillé (adret) correspondant au versant à l’ombre (ubac) du vers suivant (le “Yin”) comme si le bleu-vert du ciel (du vide) descendait à l’ombre (yin) de la cour...

 

I Kung pratique en un lieu de méditation

il a bâti sa maison près d’une forêt déserte

par la porte ouverte, une crête verdoyante

devant le perron, nombre de vallées profondes

soleil couchant avec pluie abondante

le bleu du vide décline dans l’ombre de la cour

voir et recueillir la pureté du lotus

percevoir alors le cœur sans souillure

                                       Meng Hao Jan

 

 

 

 

AUTOMNE

 

 

 

 

En Chine, de tout temps — sauf aujourd’hui (mais c’est partout pareil) la poésie fut la matière principale des examens (même quand il s’agissait de poèmes rejettant les études)... Je viens de lire un merveilleux poème de Hsi K’ang (Journal Asiatique p.338. 1980) : « Je renonce à la sagesse, je rejette les études / Et je laisse errer mon cœur dans le Silence Obscur »... Du Lao Tzu tout craché. En son vingtième chapitre.

Au même moment où, sous les T’ang, s’écrivaient des poèmes d’une simplicité révélatrice (l’on dit en quelque sorte ce qui n’est pas dit) toujours “actuelle” puisqu’inactuelle, nos poètes occidentaux déclamaient des vers à présent surannés et dépassés... Pire, en Occident la poésie doit parfois se faire clandestine sous l’indifférence générale — sous les Chin le poète Tao Szu écrivait des textes si appréciés qu’en quelques heures les habitants de Lo Yang ne trouvaient plus de papiers pour recopier ses poèmes...

Souvent les poètes se rencontraient, se lisaient leurs écrits... Si l’un d’eux donnait un bon conseil particulièrement décisif (par exemple le changement d’un caractère) il était alors félicité par son compagnon et salué comme “le maître d’un mot” !

Dans le règne de l’obscurantisme — au nom de la lumière — d’un tragique burlesque social, le monde de surface craque. Quand les idéologies dominantes évincent toute particularité minoritaire et quand l’idéologie, l’idée reçue, la plus totalitaire étouffe tout souffle de libération revenant à se libérer de ce que l’on Est pas, quand les vestes se retournent, les fusils se changent d’épaules et que toutes les balles tuent... la vie est un risque à courir — sans “securitate”. D’où Kuan Hsiu :

 

des hommes anciens ont dit ces paroles :

la terre comme lit, le ciel pour couverture

que les êtres sont petits ! que les êtres sont grands !

si vraiment le cœur est satisfait, de lui-même réjoui, paisible

réputation et renommée, soyons capable de les renier !

                                       Kuan Hsiu

 

Qui est capable de les renier ? Il est grand temps ! L’emploi du temps... La conquête de l’espace... La vie courante. Et après ? Rappellant Chuang Tzu, T’ao Yüan Ming finit ainsi :

 

je charge mon corps de s’unir aux montagnes

 

Ainsi le poète se confie aux montagnes et collines où il vécut, semblable à elles... Souvent dans les poèmes chinois il est question d’avoir le ciel pour couverture et la terre pour oreiller (tout comme dans certains blues noirs américains)... « Aimez votre prochain comme vous-mêmes, mais soyez d’abord de ceux qui s’aiment eux-mêmes » disait Nietzsche dans son Zarathoustra — ce qui est en fait “l’amour du plus lointain”. Si le connu rassure, l’inconnu fait peur... Pourtant connaît-on vraiment le connu ? Au-delà du piège de la sécurité de l’ignorance établie. Le moral est atteint quand la morale déteint... “wei” qui signifie “faux”, “illégitime”, se compose du radical “homme” (jen) et de l’idéogramme agir, faire (wei) comme si effectivement l’homme qui pratique, qui gouverne (autre signification de wei / agir) n’était qu’un pseudo-homme, un trompeur, un usurpateur, un “wei” (faux) — alors que le “wu-wei” (non-agir) est l’attitude taoïste...

Laissons le bon temps rouler ! Comme en Louisiane — et dérouler ses astralités... Les siennes comme les nôtres. Souvent je plonge le regard dans les caractères chinois et c’est comme si le temps se ralentissait. Parfois je lève le regard et c’est comme si le temps s’arrêtait... Avec quels mots ?

Vivant avec ses interrogations — jusqu’à ce qu’elles se désagrègent au fil du temps... Jusqu’à ce que le monde s’évanouisse au fond de soi-même. Le temps qui passe en décennies de souvenirs (pourquoi la réalité immédiate serait-elle plus réelle que les rappels du passé ?) en successions de moments de rêves dont il faudrait se réveiller. Comment ne pas réaliser que la vie est un songe ? Contraintes que le désir et l’ambition !

 

                                      T’ao Yüan Ming

la Voie se perd depuis mille ans

chacun est avare de ses sentiments

il y a du vin, personne ne veut en boire

seulement le souci de la renommée dans le monde

ce qui fait mon corps précieux

n’est-ce pas d’être présent la vie durant ?

une vie, combien de retours possibles ?

rapide comme l’éclair le courant s’emballe

amasser cent années interminables

en observant ceci, comment espérer s’accomplir ?

 

écrivait T’ao Yüan Ming — combien de “Retours” possibles durant toute la vie ? (“fu” signifie renouveler en revenant à son état antérieur — voir l’hexagramme n° 24 du I Ching)... Face à la nature du fondement, les mots reculent (caca ! caca !) — les constructions de la pensée suscitent la tempête (qu’est-ce qui suppose un climat très doux ?)... Éminent imminent ?

Les raquettes attendent la neige d’hiver, de certains hivers. Parfois l’automne, j’enfonce pourtant jusqu’aux genoux... parmi les feuilles mortes sur la neige. Le peu de cerf et de biche qui restaient a été tué par des chasseurs qui n’avaient pas spécialement faim... Je ne reluquerai plus les jeunes biches passant devant la porte.

 

                                                 Lin Chi

si quelqu’un demande pourquoi suivre un cours d’eau sans arrêt

faites-lui savoir que c’est là tout comme l’infini

tant que n’est pas transmis le détachement des noms et des formes

le “souffle-poil” utilisé aura vite besoin d’être aiguisé

 

Dans ce poème d’avant-mort attribué au fameux Maître Ch’an, Lin Chi (Lin Tsi) l’infini illimité est littéralement le “Sans-borne” (wu pien) d’une surface sans côté. Le “souffle-poil” à affiler était une épée si bien affûtée qu’elle pouvait couper un poil... Mais comment ne pas se souvenir de l’expression “souffler sur les poils et chercher des taches” : éplucher les défauts de quelqu’un, autrement dit aussi, couper les cheveux en quatre. La Buddhi, intelligence discernante, devrait devenir plus effilée que le tranchant d’un rasoir comme le signale la Katho Upanisad à propos du parcours d’un chemin étroit revenant à marcher sur le fil du rasoir... Le veilleur de lune alerte : c’est la vision qui éclaire l’objet et non l’objet éclairé qui apparaît à la vision !

 

mon cœur comme la lune d’automne

clarté du lac de jade, pureté resplendissante

rien ne peut servir de comparaison

dites-moi comment l’exprimer...

                                       Han Shan

 

Dans ce poème de Han Shan où l’incomparable s’unit à l’inexprimable, la clarté argentée lunaire se reflète dans les eaux profondes... Comment dire, exprimer, enseigner la Voie du Cœur ?

Humide de rosée la déesse de l’Aurore aux cheveux d’or d’où les astres naquirent... L’astre est flambeau et la “fureur” ardeur poétique tout comme l’amoureux est un “mourant”. Les astres descendent en terre et les minéraux s’élèvent au ciel... En Égypte les astres “qui ne se reposent jamais” (âkhi mou-ourdou) se distinguaient des étoiles fixes “qui jamais ne bougent” (akhimou-sekou). Chez les indiens d’Amérique du Nord, Étoile-du-Matin épouse Étoile-du-Soir et le Soleil s’unit à la Lune pour que leurs enfants peuplent la terre. Mais les frères d’Europe enlevés par Zeus partirent à sa recherche : Cadmos fonda Thèbes, Phœnix s’établit en Phénicie, Cilix peupla la Cilicie... Ce n’est pas un hasard si ces fondateurs de colonies étaient les frères d’Europe : nul autre peuple que celui de ce continent ne fut colonialiste. Poussant l’hypocrisie à calomnier l’autre. Ainsi Babylone (Bâb-ilâni) était la “porte des dieux”... “dieu” ne vient-il pas de “deum” (brillant) s’apparentant à “diem” (jour) ? Cette perspective solaire et païenne ne pouvait être guère comprise par les chrétiens crétins en mal de “prostitution”... Il y en a qui passent facilement du bordel au confessionnal — mieux vaut encore aller du confessionnal au bordel, cela évite toute contrition et donc toute pénitence...

En se déployant les cieux se déroulaient comme un vieux parchemin. Le léger s’élevait et le grossier retombait à travers les pensées... Pourtant l’indistinction première demeurait derrière les décors ou découvertes du temple, du poème, des images en mouvement et des ombres en mouvance...

Toujours la clarté de l’eau... éclat du jade... voir... percevoir... spontanément en toute situation. Dans le poème d’Han Shan qui suit au second vers apparaît la nature propre (tzu jan), le naturel spontané, ainsi même, ainsi par soi-même, tel en soi-même... Ainsi. Si le cœur ne s’excite plus il sait vraiment qu’il n’y a ni dos ni face, ni recto ni verso... Non-duel.

 

pureté de l’eau toute limpide, transparente

vu jusqu’au fond, naturellement

sans une seule affaire dans le cœur

dix-mille circonstances ne peuvent détourner

si l’esprit n’entreprend plus, en vain

il ne change plus, pour l’éternité

si l’on peut comprendre Cela

c’est connaître ni l’envers ni l’endroit

                                       Han Shan

 

Dans “comprendre” il y a la compréhension (com : avec) et son... opposé (prendre). La pensée prend mais ne relie pas, à l’image des pensées marchandes, des pensées clientes qui nous ligotent au monde. Dans le silence pétrifiant il n’est pas dit que la tête vide guidant le feutre en alerte ne soit à l’origine de cette pétrification. Comme on fait sa pensée on l’accouche... Chaque idée a son coucher habituel. S’il fallait remonter de la manifestation du client, honorant et rétribuant l’idée péripatéticienne, jusqu’à l’origine de la pensée-mère des idées, nous souhaiterions sans doute l’abolition même de la pensée en tant que dernier bastion de l’asservissement à la déesse Raison. Mais si tout n’était que songe ? Non pas intellectuellement mais foncièrement... Un grand rêve et voilà tout. Que dalle !

Hun-Tun, littéralement “trouble / obscur” mourut le septième jour selon Chuang Tzu. En ce jour du repos où le “Seigneur” est intérieur. Pourtant la terre tourne et le sang coule par tous les temps... Mondanité, banalité avec circulation de mots sans crépitement de sens. Le païen-paillard est prêt sans s’apprêter ! À demi-mot... Consent. Ce en quoi il n’y a plus de pourquoi... Rien ! No-thing ! Des fleurs de rêves... Imaginez que la nouvelle se répande sans être entendue mentalement mais vécue profon-dément et instantanément... “L’An 01” de l’être intérieur. Double zéro du monde et de l’immonde... La mobilité retournerait au “moteur immobile”. Ravissement !

 

pure, la source du torrent de jade

blanc, l’éclat de la lune sur Han Shan

reconnaissance silencieuse, esprit clair de lui-même

contemplant le vide, situation au-delà du silence

                                       Han Shan

 

Ah, la pureté de l’eau, sa clarté “bleu-vert” (turquoise ?) se retrouve à nouveau dans ce quatrain d’Han Shan comme dans le précédent. L’esprit, ouvert de lui-même médite en silence... Ce n’est pas la personne mais la “Connaissance” (chih) qui médite en silence (mo), une connaissance où a disparu le connaisseur... Spontanément évident, lumineux, dépassant toute solitude.

Ce qui effleure sous le poème... la partie cachée de l’iceberg. Silence de chanvres et de mûriers au bord du ciel — dans la colline parfumée et déserte avec les étoiles comme compagnie. Les actes agissent et quand le vent se lève il souffle comme le déplacement d’un oiseau qui vous frôle. Les pensées pensent à leur guise... Érection malgré les poils blancs.

Échappant aux effets néfastes du premier trait du second hexagramme du I Ching : « le givre piétiné se durcit en glace »... À Pékin, un calligraphe avisé, Monsieur Li, m’avait offert : “Feuilles givrées plus rouges que les fleurs de la deuxième lune” dernier vers d’un poème de Tu Mu (IXème siècle) “Marche en montagne” (shan hsing). Bien qu’un proverbe chinois dit que les fleurs ne restent pas rouges pendant cent jours, ce dernier vers signifie qu’une personne mûre peut être autant sinon plus énergique et enthousiaste que des jeunes gens, fleurs de printemps...

 

                                          Tu Mu

loin, au-dessus de la Montagne Froide, oblique un sentier pierreux

là où se forment les nuages blancs il y a une maison

j’arrête la voiture et m’assois, aimant le bois d’érable, le soir

feuilles givrées plus rouges que les fleurs de la seconde lune

 

Par contre dans le poème qui suit, de Po Chü I, l’homme au grand âge, vanné, secoué par le vent, n’est plus du tout premier printemps. Avec le temps qui passe, la vie qui fuit — chaque battement de sang sous la peau, chaque veine sur un crâne de vieil homme frappant le tempo d’un cœur ivre... “Ivre face aux feuilles rougies” :

 

quand il vente, l’arbre, en fin d’automne...

face au vin, le vieillard...

ivre, la mine comme les feuilles givrées

mais ce rouge n’est pas celui du printemps

                                     Po Chü I

Qu’importe si l’ivresse porte à la tête ! Soyons donc comme Hafez “poème en bouche et verre en main”, vivant hors-sujet en des beuveries hors-cadre.

Il n’y a pas que Li Po pour boire un verre de trop. Même Ryokan moine Zen et “grand fou” vivant en ermite à la limite des “nuages blancs”, à l’écart de la “poussière rouge” où il mendiait sa nourriture. Il écrivait des haïkaï en japonais et des poèmes en chinois. Il arrive, sans qu’on le sache vraiment, que l’ivresse fasse décrocher du mental (bruit d’un crâne félé qui tombe dans une mare) et évite d’avoir trop “le sens du vrai et du faux” (chih shih yü fei) ce qui revient parfois à être et ne pas être, à la fois... L’un de ses poèmes finit ainsi :

 

joyeux ensemble, quelque peu éméchés

sans reconnaître le vrai et le faux

 

 

 

 

HIVER

 

 

 

 

À l’écoute de la nature... Les grillons se lamentent-ils comme le trouvait Li He ? Terre inculte, terre vierge et verdoyante qui se jaunit l’hiver... Jungle des Pyrénées. Les insectes bourdonnaient sous le ciel gris — solo d’une bière bue sur le tempo de l’écoulement du tuyau d’eau. Je lis du Marcel Moreau ruant dans les entraves oppressant sa “pensée mongole” et barbare. De “La tartine” au Couserans il développe un “art viscéral” méconnu dans la mesure où l’auteur est toujours vivant. Assis dans ce fauteuil de plein air et de pleine brousse, regardant vers le Sud, je le pressens écrire et vivre son vingt septième enfant terrible d’aventurier solitaire — tandis que le Mont Vallier s’élève à portée de vue. Avant-goût de l’ivresse des cimes...

Dans le déferlement d’images qu’est la lucarne de télévision (ici en 12 volts) s’accélèrent les mouvements et se succèdent les accessoires. Le décalage entre le mobile et l’immobile pourrait nous faire percevoir non seulement la différence irrémédiable entre ce qui s’agite dans la lucarne et ce qui se situe en-dehors de ce cadre... Mais surtout devrait se pressentir la permanence invisible à travers les images projetées — comme si elles n’étaient que l’expression ludique d’un inadmissible “moteur immobile”. Tout va se jouer dans la relation proche ou distante entre ce qui voit et ce qui est vu, entre ce qui pense et ce qui est pensé... Ainsi, entre le paysage mental du collectif et les pensées de la personne, se jouent les simulacres de créations où les fantômes du mental se projettent des séances permanentes... Inutile de vouloir guetter confirmation d’intuitions insaisissables qu’aucune expérimentation ne pourra certifier. De la lucarne télévisée à l’observation d’un passant assis dans un métro s’emboîtent les séquences du mobile et de l’immobile dans lesquelles on entrevoit que tout est en mouvance mis à part l’envers du décor. Une telle approche nous déconnecte du délire démoniaque exercé par l’écran télévisé (de la manipulation dans la “guerre du Golfe” à la propagande publicitaire) mais aussi nous renvoie aux apparentes folies de Nasreddin Effendi ou de ce “fou” de “Ji Gong” (en pinyin) dont le vomis était d’or et qui faisait des pirouettes en exhibant sa panoplie choquant les “bonnes mœurs” aussi honteuses que leurs “parties”... Voyant et voyou, ivrogne invétéré que cet Éveillé !

Mais c’est de Li He (ou Li Ho) dont je voulais parler... Ou la magie à l’état brut. Ce génial et déchirant jeune poète était bien plus “surréaliste” que la plupart de ceux qui ont voulu s’affubler de ce titre... Ce qui abolit les résistances et les arrière-pensées des lécheurs de bave — Immersion dans l’absolu ? Plouf ! Le “plouf” du pêcheur de perles ? Touche pas bébé ! Et se précipitent simultanément en des flots d’éclair les images qui déparlent mot à mot comme une vision du coucher de la mariée quand se lève le soleil — et les éclats de lumière qui volent de rires en rires ! Et que se bousculent les gérants de la crise s’ingérant entre les belligérants, le soldat soudoyé seul avec sa solde, le précaire obtenu par la prière à l’épreuve de l’éprouvette, la courtoisie de la courtisane et ses ravissants ravages, la semence des séminaristes qui ruminent et se rongent le sang du Seigneur “précieux” comme il se doit, le purgatif du purgatoire pour l’égaré qui ne peut être guéri et arriver à la rive (la sainte n’y touche et le sage n’y pense)... Arh ! Crever l’abcès des mots !

Le soleil descend, je tape dehors à la machine dans le froid qui monte pendant que les cloches de Casse-tête-d’Aleu sonnent en ne sachant à quel saint se vouer... Mon “casse-tête” chinois est en l’occurence un poème de Li He, de quoi en baver se dit le “traducteur” de l’intraduisible... Li He dont les jours furent brefs mais qui buvait à la lumière :

 

ciel tout à fait hallucinant

terre tout à fait secrète

ours et cobra nous dévorent l’âme

neige et givre disloquent nos os

excités, les chiens hurlent ensemble, flairant de plus en plus

ils lècheront la paume de la main inclinée, accomodante, du voyageur à l’orchidée

l’empereur envoie ses chars pour mettre fin au désastre

étoile de jade sur l’épée, joug en or

je monte à cheval mais ne peux revenir

grands comme des montagnes les flots du lac Li Yang

des dragons venimeux s’observent en secouant leurs anneaux d’or

de jeunes lions et griffons crachent, avides, et bavent

toute sa vie Pao Chiao s’étendait sur l’herbe pour dormir

à vingt-neuf ans Yen Hui avait les poils de ses favoris grisonnants

non pas que le sang de Yen Hui s’anémiait

ni que Pao Chiao s’opposait au Ciel

le Ciel craint de subir des morsures

c’est pourquoi cela se passe ainsi

distinguez clairement, mais craignez tous ce qui n’est pas digne de foi

voyez tous ceux qui crient et écrivent au mur en interrogeant le Ciel !

                                                                   Li He

 

Dès les deux premiers vers Li He bouscule lecteurs et traducteurs. Est-il de plus en plus fou du ciel, de plus en plus caché sur terre ? Où se trouvent ce ciel tout à fait illusoire et cette terre si épaisse ? Li He est-il fasciné par le ciel ? La terre lui paraît-elle un lieu retiré ? Ciel obscur ? Terre cachée ? Entièrement...

Dans ce poème intitulé “Seigneur ne partez pas en voyage” remarquons les bêtes (serpents à tête d’ours ?) qui s’alimentent de son “âme” (“hun” désignent les trois âmes supérieures — qui se différencient des sept âmes inférieures “p’o”... L’analogie serait d’ailleurs à développer par rapport aux deux âmes selon Plotin : l’âme supérieure et divine reliant au Ciel et l’âme inférieure et animique reliant à la Terre). Quant au visiteur à l’orchidée il représente un être pur et vertueux (d’où un bon ami) comme celui qui vit dans une maison parfumée. Plus loin, dans une perspective taoïste il ne s’agirait pas seulement de “revenir” chez soi mais de s’accorder au Retour...“Li Yang” est une région inondée qui devint un lac, Pao Chiao était un ermite très ascétique, Yen Hui était un disciple de Confucius et Ch’u Yuan (IVème siècle avant notre ère) avait posé des “questions au Ciel”...

Quittant Li He, je songe que les occidentaux sont si doloristes qu’ils se sont jetés avec appétence et avidité sur le Christ en croix oubliant le Christ en gloire dont la “joie” leur échappe... Bien sûr, dans les meurtrissures de l’existence l’irrépressible nous submerge... Quand donc le rêve prendra t-il fin ? Quand la voleuse de grands chemins viendra nous ravir l’existence ? En attendant à quoi bon mordre les murs en transpirant des larmes de sueur ? Je ne sais si les collines sont “mornes” mais tout comme l’auteur de “Saint Louis Blues” je n’aime pas trop voir le soleil se coucher — bile noire de l’Onde Noire (toute vallée est de larmes dans un pays de chagrin). Les ombres du soir s’allongent et le citoyen de l’univers est la proie de sentiments contraires (ce n’est pas toujours évident de faire tourner la fleur entre ses doigts...). Bien sûr je sens que la douleur est en moi mais que je ne suis pas en elle... Impressions troubles inspirées par ce poème de Chang Chi “accostant de nuit au pont des érables” :

 

la lune descend, le corbeau croasse, le givre emplit le ciel

érables de la rivière, fanaux des pêcheurs, en regard je m’endors morose

hors de la ville de Ku Su, le temple d’Han Shan

à minuit le son de la cloche parvient à la barque du voyageur

                                     Chang Chi

 

Revoilà cité mon vieux compagnon Han Shan... J’avais lu ce célèbre poème du taoïste Chang Chi au temple d’Han Shan à “Suzhou” (en pinyin) anciennement Ku Su. Fallait prendre plusieurs bus pour y accéder... À présent il “gèle blanc” comme on dit en Ariège où en ce moment j’écris. Ce jour là pleuvait-il dans les yeux du poète ? Inutile de s’essuyer les pieds, la manche, et de monter aux rideaux quand s’insinue la mélancolie... Et ce corbeau vu à vol d’oiseau... Plus tard, à Assises, Jean Klein ne m’avait-il pas répondu en prenant l’exemple du cri du corbeau déchirant le voile des apparences ?

Me revient ce vers d’Han Shan :

grande vérité : l’homme à la vieille tristesse

Ne pourrait-on traduire, d’un point de vue plus spirituel : « Tout ce qui commence, finit, pour l’homme triste » ? (yüan shih hsi ch’ou jen). Mais Han Shan, pauvre et frigorifié, n’a pas honte, de poème en poème, d’être déçu (ch’ou) ou soucieux (autre ch’ou) avec cette tristesse qui lui colle parfois à la peau, cette mélancolie de l’homme seul, accablé sous les gouttières de son toit percé, tandis que le temps blanchit sa tignasse...

Selon la “tonique” générale du poème, Han Shan éprouve ici soucis et préoccupations... Son inquiétude finit en amer constat face à cette tristesse qui a toujours été et l’on pourrait dire : « dès le commencement est l’homme à la vieille tristesse »... Mais si Han Shan tente de chasser la tristesse qui l’oppresse, pourquoi n’y aurait-il pas un sens second au dernier vers, en une sorte d’anagogie allant d’un sens “matériel” à un sens “spirituel” ? Ainsi nous pouvons tout d’abord observer dans ces cinq idéogrammes un caractère suggérant le commencement (yüan qui signifie aussi “grand”) et celui qui indique une fin (hsi qui signifie aussi “jadis”). Ne peut-on alors se libérer de cette “grande vérité” : la tristesse, en comprenant réellement que tout ce qui commence doit se terminer ? Tout ce qui est né doit mourir, d’où la nécessité de se délivrer d’une telle malédiction (« malheur à l’homme seul » lançait l’Ecclesiaste réalisant que tout est vain). Autrement dit mourir avant de mourir selon l’expression initiatique traditionnelle revient à mourir à chaque instant et... à vivre ainsi une nouvelle naissance ! Alors, pourrait-on dire, qu’“autrefois homme triste” il faudrait être originel et réaliser ce fameux visage d’avant la naissance... la Vie ne naît ni ne meurt.

 

maître Han Shan

devient ce qu’il est

demeure par lui-même

non né ni mort

                                       Han Shan

 

Devenir ce que l’on Est... littéralement “toujours ainsi est-il” (ch’ang ju shih... l’expression buddhiste “ju shih” signifiant “comme Cela” — et l’on connaît la parole advaïta-védantine : tu es Cela / tat vam asi). Mais ce “toujours” n’est pas le “ch’ang” du premier vers du Tao Te Ching : l’éternité, la pérennité de la Voie, il signale plutôt la longueur, la croissance et donc le devenir. Néammoins en se référant au “nitya” sanscrit (l’éternel ou le permanent) ne s’agit-il pas de ne faire qu’un avec ce courant constant et immuable ?

Au vers suivant si l’on peut lire “habitant tout seul” on peut saisir aussi le par-lui-même qui ouvre sur le dernier vers : sans naître ni mourir, analogue à “sans naissance ni mort” (pu sheng pu mieh). Glissant dans la mouvance de la Voie, ce sacré coquin vit à la coule dans ses montagnes froides. À quoi bon rechercher les affaires du monde ? (yu yu shih shih he hsü mi) — se dit-il. Il lit Lao Tzu, boit du vin et avale la brume... Et son rire ! Le cuisinier Shih Te pourrait vous en parler... Pourquoi chercher le Buddah à l’extérieur de soi-même ? Retourne au Cœur : aussitôt tu es Buddah (hui hsin chi shih fo)...

Pendant ce temps on peut mourir à force de vouloir vivre de sa plume se dit le scribe en agitant l’eau du ruisseau... Le sordide colle au cul des valeurs marchandes bien que l’herbe demeure verte — nourrir les huîtres pour faire des perles... organiser les rendements et les groupes de pression... arracher un poil de sa queue et souffler dessus pour la transformer... chacun vaquant à ses espoirs dans la cité — liberté de nature pour les voyageurs des terres étrangères, pour les connaissants de grands chemins au bon plaisir de leurs destinées.

Accroupi ! Effondré ! Toujours là... Perplexe avec les dix-mille fourmis qui frétillent dans l’être en soi. Fasciné par le nerf de l’idée, la pure saisie de l’être... Mais rien ne se réalise sans une nouvelle naissance. Or, comment pourrait-on renaître si l’on n’est jamais né ? Tout ce qui arrive est salué comme tout ce qui part est pleuré. Sans parler des exceptions qui détournent la règle — la naissance est réjouissance et la mort entraîne le deuil. Pourtant sans naissance il n’y aurait pas eu de lamentations — Pourquoi continuer à observer des actes ? Inutile de courir !

Réel ? Rien ! La faim ou les moyens ! Des sous ! De l’argent comptant pour les pauvres en esprit ! Trop de langues tombent à terre ! Trop d’ombres courent après leur silhouette ! Pas assez de : c’est plus fort que moi ! Les comptes sont faits : rien à escompter ! Un mort repose ? Un vivant se repose...

Retiré du monde, l’homme hors des quatre directions. Éperdu mais pas égaré, l’espace est une oreille, entends-tu ? Le mal du pays est bien pire quand il n’y a pas de pays à regretter... Mal de vivre sans vie — dans un monde d’illusions, la norme est illusoire — le déséquilibre d’ici-bas : réfléchissement de là-haut. Ainsi le désordre est la plus haute manifestation de l’ordre, l’équilibre de tous les déséquilibres... Impolitesse des fesses ou mépris du monde (méprisé avec les méprisables, nous sommes les haillons de la multiplicité dont l’impiété est une foi qui renonce à la croyance, la délivrance du doute qui doute même du doute) qui pourrait donc souiller la pureté d’intention ?

La vraie “fonction” des dix-mille-choses est de révéler le Tao... Adossé au sapin, inscrit sur le papier nostalgique de l’arbre, on n’achètera pas mon consentement. Quand il se passe ce qui ne passe pas...

 

                                         Wang Wei

au soir de ma vie, n’aimant que la paix

ne me souciant plus des dix-mille-choses

puisque je n’ambitionne aucun lointain projet

connaissant la vacuité, je retourne aux vieilles forêts

dans les pins le vent souffle, dénouant mon écharpe

la lune des montagnes brille et joue de la cithare

Monsieur demande à comprendre l’ultime vérité

le chant du pêcheur atteint la rive, au loin...

 

Voici ce que disait Wang Wei “à la fin de son âge” dans sa “Réponse au sous-préfet Chang”... J’y songe lorsque chaque matin d’hiver j’accomplis mon “yoga” quotidien, sans me délivrer du mal mais en coupant du bois. L’été mieux vaut faire la cigale et ne pas trop transpirer... L’anarque de l’ami Junger est un rebelle solitaire qui a “recours aux forêts”.

Je réécoute “France-Culture” (de plus en plus insipide ces dernières années) pour fêter le centenaire d’Henry Miller qui m’avait enthousiasmé dans les années soixante. Les écouteurs sur les oreilles, j’écris... quelques notes de “jazz”, “chüeh” qui veut dire aussi noblesse ou... coupe (de vin).

Quand T’ao Yüan Ming était ivre il jouait d’un luth sans corde ! Le vin a une profonde saveur disait-il... Tout comme il existe des “chants à penser” en Centrafrique, pourquoi n’y aurait-il pas des chants-à-ne-plus-penser ? Par-delà le jeu de mots, pourquoi des mots ne pourraient-ils pas inciter paradoxalement au sans-mot ? Bien sûr le mot ne peut tuer le mot mais pourquoi n’y aurait-il pas des mots laissant, délaissant, entre leurs sens respectifs des vides tels que la vacuité elle-même s’épanouirait sans support ?

La musique c’est le rythme et le rythme c’est l’énergie. « Take this hammer » chante Leadbilly et je relis le 221ème chorus de “Mexico city” où Kérouac parle de “Deadbilly” — panse de plomb martèle mes journées campagnardes et chaque coup de hache s’accorde au “hammer”... Et je songe aux “Tao hoboes”, vagabonds clandestins de la Voie... En route vers la source des apparences. Avec la poésie-appliquée comme voie métaphysique — de l’inquiétude à la quiétude — maille à partir avec les trompe-l’œil...

De la tombée de la nuit à la levée du jour, entre chien et loup le cri des chouettes. Attentif comme un guitariste pauvre qui conserve ses vieilles cordes usagées après les avoir enlevées d’un manche trempé de sueur... À la lampe de poche trouver le sentier dans la sombre forêt (nuit sans lune après la fête). Marchant transpirant sous l’ampli, tenant précieusement mon luth (pardon, ma vieille “gibson”). Remue-ménage dans les buissons... un sanglier ! S’agit plus d’être saoul et stoned... L’œil s’écarquille et le pas se presse (étonnante précision des gestes malgré le cœur qui bat vite) suant la bière dans le noir avec les notes qui demeurent accrochées dans la tête... Blues amer, rock acide, ballade sucrée et paroles salées : toutes les saveurs se retrouvent dans la musique ou le poème. La dégustation comme la méditation n’est pas forcément un plaisir solitaire... Arôme et saveur du son d’un mot chanté ou écrit — bouquet de fleurs de vide !

Les poètes de la forêt-de-bambous se réunissaient et dialoguaient en “purs propos” (ch’ing t’an), langage limpide, clair comme de “l’eau” (radical de ch’ing) de roche... “bleu-verte” encore, une des cinq couleurs. Joie musicale du poème... délectable ! Jouissif ! Ainsi Hsi K’ang oublie sa tristesse...

 

Cithare et poème permettent de me réjouir

 

De tout temps le réfractaire qui ne travaille pas pour la société a été dénoncé par les fonctionnaires comme artisan du désordre et menace contre l’autorité. Même si certains candides d’esprit libre rêvaient au fond d’une société harmonieuse où chacun puisse réaliser sa destinée. Sans respect pour les morales, les honneurs, les hiérarchies et les oppressions, en butte aux persécutions, le moindre prétexte est toujours saisi, et si le solitaire se mêle un tant soit peu des affaires du monde, son compte est bon...

L’exécution de Hsi K’ang montre l’exemple d’un taoïste assassiné légalement par le pouvoir confucianiste — tout comme dans notre douce France le poète Armand Robin fut éliminé par la police, il est vrai de manière moins “officielle”... Pour Hsi K’ang parler des lois lui donnerait mal aux dents et faire des révérences le rendrait bossu...

Le témoignage amical pour un ancien compagnon fut le prétexte pour sa mise à mort. Le poète dérangeait, le mystique inquiétait. En allant à son exécution Hsi K’ang jouait sur son luth “La Grande Paix”... dernière mélodie d’un homme libre. En abattant l’esprit de la liberté le Pouvoir fournissait à l’histoire la preuve de sa cruauté et de son indignité. Depuis, le monde entier (ou presque) se souvient de Hsi K’ang...

 

toujours sifflotant, toujours fredonnant

 

Les deux idéogrammes yung et ch’ang soulignant la durée donnent un aspect éternel à Hsi K’ang qui sifflotte et fredonne. Sous les lumières des étoiles filantes, cure de jouvence par le bain dans la voie lactée... Au son de la cithare écoutons “l’auberge des bambous” de Wang Wei :

 

seul, assis à l’écart, dans le bosquet de bambous

longtemps le son de la cithare répond à mes sifflotements

dans la forêt profonde nul ne me connaît

le clair de lune vient m’éclairer

                                     Wang Wei

 

Un terme du second vers fait problème... En effet lorsque je découvre le caractère “fu” je sursaute ! Voici le “Retour” que l’on retrouve dans les textes Ch’an et taoïstes, mais il est évident qu’ici, d’après le contexte, il ne s’agit pas de ce retour à l’origine, à la racine, si important dans la métaphysique chinoise. J’opterai alors pour le renouvellement en traduisant par “à nouveau”. Or, Jacques Pimpaneau — quasiment le seul traducteur francais que j’estime sans égal (non, non, je n’exagère pas...) — préfère traduire par “en outre” (qui souvent se dit erh ch’ieh).

Bien entendu la plupart des traducteurs, pressés comme il se doit, résolvent le problème facilement (comme d’habitude) en ne traduisant pas ce caractère puisque non seulement les lecteurs ne connaissent pas les méandres des chinoiseries mais n’ont généralement pas sous les yeux le texte original. Pourtant ce “fu” me travaille inconsciemment : dans la nuit qui suit je me réveille à moitié tout en remuant cette question. Pour une fois les leçons de Wieger ne m’apprennent rien et plutôt que de garder “à nouveau” (avec l’idée de “recommencer” à) surgit un doute : et si la cithare et le sifflotement se répondaient ? Par cet éclair j’entrevois... “fu” parfois signifie aussi “répondre” mais, peu satisfait, j’hésite... D’autres carrément écriraient “criant à tue-tête” (ch’ang hsiao). Ce qui est merveilleux avec le chinois c’est que rien n’est jamais définitif. Reprenez, plusieurs années après, une traduction et vous changerez tout... L’intraduisible est inassimilable et donc irrécupérable.

Dehors, pentes blanches à perte de vue... Dedans, le froid s’étend aux mains. Tandis que les oiseaux profitent d’une éclaircie de neige... Quels bosquets choisissent-ils ? Quels poèmes vais-je choisir ? Souriant en entendant le bredouillage de Jean-Christophe Averty présentant une vieille pièce de jazz New-Orleans, pendant qu’un poignard du fleuve Sépik me regarde... De quoi déjà grelotter — il n’y a pas qu’à Montfroid qu’il fait froid l’hiver — le “zéro” devrait tout abolir (mais il ne fait que geler l’eau).

 

dans les mille montagnes cesse le vol des oiseaux

sur les dix-mille sentiers disparaît la trace des hommes

dans la barque solitaire, un vieillard au manteau de jonc et chapeau de paille

seul à pêcher la neige sur le fleuve glacé

                                   Liu Tsung Yüan

 

Dans cette “neige sur le fleuve” de Liu Tsung Yüan se retrouve l’image du pêcheur comme dans le précédent poème de Wang Wei. J’hésite à traduire par parapluie et imperméable... Pas grave. Comment pourrais-je “apprendre à désapprendre” si je n’ai jamais rien appris ? Je n’ai jamais rien voulu apprendre car si j’apprenais ce qui m’intéresse ça ne m’intéresserait plus...

Dans l’alchimie du vivant le moins ne comprend pas le plus. Aussi prennent-ils les licornes pour des rhinocéros... Des confins de la terre et des coufins de mater, le fécal le dispute à l’anal. Camouflet au camouflage ! Qu’on se souvienne, c’était hier : invité chez quelqu’un, un notable, qui lui disait de ne pas cracher par terre mais dans des endroits appropriés, Diogène lui crache au visage en remarquant : « c’est le seul endroit sale que j’ai trouvé »...

Dans le champ des réalités les “sites” sont “nucléaires” et les indicateurs sont au service des prévaricateurs. À l’époque où des déodorants “préservent la couche d’ozone” la récupération bat son plein. Les prix montent au marché des indulgences et les ventes d’armes assurent la richesse des nations “civilisées” — pendant que les pollutions mentales sévissent au ressac des idées.

Quand on est en plein dedans, on aura beau revêtir le visage du dehors on ne sera pas dehors pour autant... Mais en plein dedans. Par contre, en étant en-dehors du plein dedans, on aura beau revêtir le visage du dedans on ne sera pas dedans pour autant... Mais tout à fait dehors. Le premier fait le bouffon quand le second fait le clown, l’un se gonfle tandis que l’autre se rit de ceux qui ne savent rire...

Pour dire “non” les chinois disent “pas oui”... Si “non” vient de “pas un” (ne unum), pourquoi “oui” ne viendrait-il pas du “pas deux” ? Du non-duel... Un, unique, unité... aucun, chacun... Si l’on dit “un seul et même” c’est que le seul est le même et non l’autre. Si l’on dit “seul et unique” c’est que le seul est un et non deux. Mais si l’un est renversé, c’est le nul qui s’unit à lui (en une union à l’image de “l’oignon” qui n’a qu’une gousse) et désunit l’un. Mieux vaut que le seul soit incom-parable, sans pair, et que l’Un soit sans second, sans forme, sans uniforme...

Alors les mots pourraient se dissoudrent. Puisque la pensée perd pied, elle est déséquilibrée... Ah ! l’impondérable... Comme si

“l’Un sans second” (lire la Maitry Upanisad) se manifestait par l’Unique sans “sa propriété”...

Pour arriver là où la pensée se bloque ou se suspend, c’est arriver là où l’eau s’arrête, s’épuise en sa fin selon l’image de Wang Wei (rapportée en ma saison d’“Été”). Han Shan aussi s’inspire d’une telle idée :

 

chercher à fond l’Eau qui n’a pas de source

la source s’épuise, l’Eau est inépuisable

 

La source n’est pas extérieure si elle est sans fin ni... commencement. L’authentique nature des choses scintille derrière le miroitement des phénomènes — quand les yeux éclairent les dix-mille choses in petto. Il y a une dizaine de siècles Nai Shih écrivait ce poème avant de mourir :

 

la vision à l’instant s’efface dans le visible

l’écoute perçoit et se dissout dans le son

le retour à la source n’a pas d’autre sens

aujourd’hui tout comme demain

                                        Nai Shih

 

Le poète-ministre Ch’ü Yüan (IVème siècle avant notre ère), exilé, s’attristait au bord de l’eau quand il rencontra un pêcheur que Li Po semblait pressentir d’inspiration Ch’an ou taoïste à travers son Retour à la Source. Dans son poème “le maître se baigne” il est question de ce pêcheur de Ts’ang Lang (vert ruisselant) un nom de la rivière Han dans le “Hupeh”... L’expression frapper ou secouer la poussière du bonnet (de mandarin) indique une prochaine promotion. Inutile de mettre en ordre chapeau et vêtement quand on se fout bien des charges officielles à remplir ! Mieux vaut cacher ses lumières, ce qui revient à conserver son rayon de Soleil... attitude typique de l’homme du Tao.

cheveux lavés et parfumés, ne secoue pas ton bonnet

corps lavé et suave, n’agite pas tes habits

le monde répressif redoute ce qui est trop pur

l’homme parfait préfère cacher son éclat

À Ts’ang Lang est un vieux pêcheur :

« Toi et moi, unis dans le Retour... »

                                                 Li Po

 

Séminaire avec Klein... Remonter la rivière sans intention ni référence, sans sélection ni conceptualisation... Vers la Source, le Retour. Coupant court aux qualifications et anticipations met la pensée à rude épreuve... Du qui-se-sent à qui-se-sait, « dans le laisser faire tout se fait » dit Jean Klein. Tout ce que l’on peut trouver ou obtenir par des systèmes ou des techniques ne sont que des objets — hors de “l’ultime sujet” toute personne est un objet. Dans la sensation, perception pure, “merveilleuse incertitude”... Dernière phrase : “pensée... corbeille à papier” ! Départ et retour à l’interrogation... La plupart des questions viennent des pensées et les réponses y puisent. Mais au-delà de cet état de chose, de dix-mille choses, trouver celui qui pose la question est sans doute la meilleure façon d’y répondre...

 

on me demande pour quelle raison j’habite la montagne verte

je ris alors sans répondre, le cœur naturellement en paix

les fleurs de pêcher s’éloignent ainsi au fil de l’eau

il est un autre Ciel, une autre Terre que parmi les hommes

                                        Li Po

 

Je songe souvent à ce poème de Li Po “question et réponse dans la montagne” et ce n’est pas un hasard si je l’avais placé à la fin de mon “Ivre de Tao : Li Po, poète buveur et voyageur” (l’éditeur avait remplacé “buveur” par “philosophe”, cela s’appelle sans doute “liberté d’expression”)...

À la fin d’un de ses poèmes en l’honneur du vin, T’ao Yüan Ming écrit :

 

je vis dans un rêve, une illusion

pourquoi s’attacher un licol de poussière ?

 

Le “licol de poussière”... un lien qui nous attache à ce bas-monde poussiéreux, à la souillure de l’existence. Oui, pourquoi prendre soin à s’attacher (shih hsieh) ? L’espèce incite à reproduire des corps plus ou moins morts et à se réjouir devant les femmes enceintes qui vont mettre bas de nouvelles chairs à société et à canon en mal de moribonds. Et l’on s’entasse, et l’on se multiplie dans le corbillard de l’existence et des balivernes, morts-vivants qui se condamnent à refuser de voir arriver leur dernière heure... refusant la tentation d’être délivré dès leur première heure.

Mais il y a des dialogueurs de carrefours qui infligent une incorrection au cadavre dans le placard, des abstracteurs de quinte-essence qui laissent au mystère la part de l’ombre, des dilettantes de l’ivresse sensibles aux changements d’états, créateurs qui ne créent pas... Égarés chez les indolents satisfaits.

Tout moine Zen aspirant, demandant admission, restait prosterné longtemps devant la porte d’un monastère (mais il n’y a pas de quoi se couper un bras — comme le second patriarche face à cette viellle baderne de Bodhidharma). En réalité, “l’abandon dans la cour” ne commence t-il pas à la naissance du corps et ne finit-il pas à sa mort ?...

 

l’illusoire naissance retourne à l’illusoire mort

la grande illusion ne va pas au-delà du corps

se retirer spontanément apaise l’esprit

cherchez un être : aucun être n’existe

                                      Che Ming

 

Che Ming était un fonctionnaire qui avait laissé tomber son poste. Avant sa décapitation il écrivit ce quatrain... Qu’il s’agisse de faire vivre (sheng) ou de faire périr (mieh), ce qui apparaît disparaît et vice versa selon le retour (huan)...

Les yeux du jour s’ouvrent et c’est le printemps. Les yeux de la nuit se ferment et c’est l’hiver. La terre respire par le vent même dans les zones d’ombre sans bec de gaz... aspirant le monde d’un seul coup, l’homme-de-la-porte-de-derrière passe un soir par la-porte-de-devant — comme dans “Rio Bravo”. Chercher ? Plutôt que le chercheur soit le trouvé !

Celui que l’on m’a dit être né puis être devenu celui que je suis sans que je sache vraiment si celui qui est né est le même que celui que je suis (en admettant bien sûr que je connaisse celui que je suis, ce qui n’est pas vraiment le cas) qui donc est-il ?

L’inconcevable s’évoque dans la pénombre et le monde se produit dans notre tête... Comme si les objets du monde n’existaient que dans la conscience que l’on en a — le sujet précédant l’objet. Or, dans la perception pure rien n’existe... Et donc pas même celui qui perçoit.

 

observant l’ombre, elle n’est pas non-existante

observant le corps, il n’est que vrai vide

ainsi cueillir la lune au fond de l’eau

c’est comme saisir le vent soufflant dans l’arbre

                                 Wang Fan Chih

 

Dans ce poème de Wang Fan Chih dès le premier vers se pose la question métaphysique de la traduction d’autant plus que les termes employés (deux négations) ne sont pas clairs. Inutile d’épiloguer sur l’Être mais plutôt sur l’existence... Considérant les images apparentes, ombres ou reflets « ne sont pas non-existants » ou encore « ne sont pas sans existence »... Pourrait-on traduire l’apparaître « n’est pas contraire à l’être » ? Des formes aux reflets la différence est mince. Mais tout s’éclaire avec les vers suivants qui témoignent de l’insaisissable dans la fluidité des illusions, des apparences — malgré le sens de cette première phrase qui pourrait faire croire à l’existence sinon à l’essence des ombres.

En fait dans ce premier vers Wang “le zélateur” n’a guère le sens métaphysique. Ce n’est d’ailleurs pas en faisant du zèle moraliste (faut faire ceci, faut pas faire cela) qu’il peut y avoir réalisation spirituelle. Wang tente de syncrétiser les trois “doctrines” de la Sagesse chinoise et parfois s’attarde dans une piété conventionnelle dont les poncifs pésent. Néanmoins j’apprécie son pragmatisme pessimiste ou même humoristico-hédoniste (comme diraient les occidentaux). Ainsi j’aime sa “vulgarité”, son corps vu comme un “sac de pus et de sang” mais aussi comme une “bulle sur l’eau”... Même s’il oublie que chacun est en visite dans le monde pareil à un vol d’oies sauvages, parfois il drop out son “zèle” et découvre la quiétude ou tout au moins son approche... Mais on a tort de comparer Wang à Han Shan.

 

je me tourne vers le torrent, reflet dans le courant turquoise

ou face aux pics, assis au bord d’un rocher stable

le cœur ressemble à un nuage isolé nulle part soutenu

les lointaines affaires du monde, à quoi bon les rechercher ?

                                    Han Shan

 

Dans ce poème de Han Shan le cœur, sans point d’appui (wu so i), n’a pas à se donner de la peine pour s’occuper des événements et contingences... Inspiration proche de ces deux vers de Wang :

 

étant couché, pieds étendus sur une pente ensoleillée

les affaires inutiles de ce bas-monde n’arrivent pas

 

Sans regarder ce qui ne nous regarde pas, plus le “yang” chauffe moins se produisent d’existences à venir... Tout se passe au présent. Paisible... Étincelles d’étoiles dans l’espace céleste, traînée de son après le passage d’un avion à réaction, les papillons en frémissent...

Les mésanges font leur nid entre les pierres du mur. Parfois je les observe me piquer la laine du fauteuil que je laisse dehors, face aux montagnes... Rien de particulier en somme. Et pourtant... Pourquoi faut-il que l’époque nous pousse à besogner ? Bouffées de vieux souvenirs ... films de science-fiction où la réalité future dépasse toutes nos craintes en une horreur inconcevable ?

 

je te rends le “moi” du père céleste

rends-moi le temps où je n’étais pas né

 

Il est peu probable que le troc de Wang puisse se réaliser, mais comme il dit par ailleurs « la vague s’élance, le vagabond se déplace »... Le courant change : l’errant se transforme comme les ondes se dispersent. Pour les chinois être fou de joie c’est être “hors de soi” en s’oubliant (wang hsing) c’est donc oublier les formes, s’abstenir des apparences... Les affaires du monde sont des situations de séparations (chien shih), le “tat vam asi” hindou (tu es Cela) y échappe... Tu Tsun Ho “offrait à l’honorable Chih” qui “flânait hors du monde de poussières” un quatrain finissant ainsi :

 

quand bien même ici-bas... homme sans affaire

 

Rappelant Wang ou Han Shan, Wang Wei, lui aussi, souhaite s’arrêter (ch’ing liu) et finir sa vie sur un rocher (pour pêcher, rien de plus). Le poète « se permet de demeurer sur un grand rocher »... Ou encore, en passant chez un Maître, il évoque cet autre posture en « désirant savoir méditer longtemps assis ». Dans les deux cas, l’idée de durée... Le passé fabrique les échafaudages de la personnalité qui échafaudent dans le futur. Non seulement “l’avoir” mais le “faire” nous éloigne de “l’être”...

La différence nourrit l’identité comme l’identité démontre la différence. La qualité d’un passant sans qualité est rare, comme si elle lui échappait... Untel se croit comme ceci ou comme cela, en provenance de tel endroit vers tel autre, etc. Alors qu’en réalité son être est absolument vide à l’instant où il “passe” ainsi... C’est pour cela qu’un tel passant est plus en adéquation avec son visage originel d’avant la naissance que bien des spécialistes de questions théologiques.

Dans son dernier et fameux poème “tristesse obscure”, Hsi K’ang se souvient de sa jeunesse non-conformiste « sans suivre ni commander ». Il aima et se reposa sur Lao Tzu et Chuang Tzu :

 

confiant, enclin à Lao et Chuang

 

Le “Tao Te” (Voie / Sagesse) du livre de Lao Tzu ne doit-il pas se retourner en “Te Tao” (Réaliser la Voie) ? S’accorder au Tao est Éveil... Et ce n’est pas en cherchant à jouer des coudes, à se pousser (tsuan) dans la société, faire son trou dans le mur, que l’on est saisi par la contemplation (ch’an)...

 

j’ai le Buddah de la nature céleste

 

C’est du moins ce que dit Han Shan. Resterait à parler sans remuer la langue et considérer les Buddahs comme des lécheurs ou raclures de bidets... Il pressent en lui l’authenticité de la réalité céleste, le véritable Buddah céleste étant l’Éveil au vrai Ciel — nature propre de l’être.

Éveillés et vulgaires, extraordinaire et ordinaire : kif-kif bourricot tout ca ! Pour qui voit l’ultime realité chaque imbécile, chaque animal a en lui le Buddah de nature céleste... Tsu Yüan, moine Ch’an qui au XIIème siècle émigra au Japon, fut connu pour avoir tendu le cou au sabre d’un chef barbare. Plus tard, avant de mourir il écrivit une gâthâ dont le premier vers disait :

 

tous les Buddhas, les gens du commun, sont de même illusoires

 

Ce qui rappelle ce quatrain de Chih Yü dont le nom signifie Connaissance / Ignorance... Stupide par Sagesse le Sage sottise ! La clé du “soleil” qui soutient la Connaissance s’accorde à là clé du “cœur” qui soutient l’ignorance ou terrain de notre moi — comme si ces deux idéogrammes suggéraient l’Inconnaissance...

 

à quatre-vingt-cinq ans

buddhas et patriarches connais pas

les bras ballants, marchant simplement

les traces cessent dans le grand vide

                                       Chih Yü

 

Politique, religion, profession offrent des lots de consolation pour mieux manipuler leurs adhérents. La sainteté, perverse à force de prôner de pseudo perfections exemplaires, est comme l’envers de la médaille politicienne. Qu’elle invoque le Ciel ou la Terre, c’est cette même pièce qui, entre dieu et odieux, entretient l’escroquerie de l’existence avec tous ses cortèges de filous et de niais — les bigots pompent l’air car ils le raréfient.

Nous cotoyons l’ignoble sans écraser l’infâme, ce qui résoud bien des embarras. Mais, aux franges de la vie, s’effiloche l’imposture à la fois sociale et morale d’être ceci ou bien cela... Ignoble coquetterie qui, par fausse pudeur, cache la beauté et le bonheur !

La meilleure des situations est bien entendu celle que l’on croit la pire quand on ne la connaît pas — et vice versa. Si, au cours des séances de “mal-être” proposée dans mon livre “All to no-thing”, la personne, accablée par ces anti-exercices spirituels, est brusquement saisie d’effroi... laissez-la se glacer d’horreur et de fantasmes. Plus hagarde et pétrifiée elle sera, plus le masque, peut-être, tombera frappé par la terreur... Ceci pour les “pratiquants”, mais il n’y a aucune nécessité... Comme son nom l’indique un “contraire” n’est vraiment que par son contraire — seul étant réel ce qui est au-delà des contraires. Inutile de s’affairer à raboter les rugosités, sinon quelle tuile ! Autant lire les poèmes des anciens...

 

s’efforcer à polir une brique...

comment pourrait-on vouloir en faire un miroir ?

 

Han Shan connaissait bien l’iconoclasme Ch’an... La “nature propre” n’a pas de dimension et la voie directe passe par la porte étroite. Elle se respire sans se pratiquer, s’insuffle sans l’avoir choisi... Dépassant le choix, c’est agir comme si l’on ne pouvait faire autrement. Est-on souillé au contact des “poussières du voyage” ? Il n’y a pas de poussières à nettoyer sur le miroir du “cœur” sinon ce ne serait qu’un miroir aux alouettes et un cœur d’artichaud... D’où les deux fameux poèmes dont j’avais parlé dans ma “Randonnée chinoise” et que je ne peux résister à citer de nouveau :

 

le corps est l’arbre d’Éveil

le cœur comme le trône d’un clair miroir

appliquez-vous à l’essuyer, l’essuyer continuellement

sans permettre que la poussière adhère

                                      Shen Hsiu

À cette stance poussiéreuse de Shen Hsiu, Hui Neng répondit :

 

il n’y a pas d’arbre à la racine de l’Éveil

ni de trône au miroir du cœur

à l’origine il n’y a aucune chose

où les poussières adhèreraient-elles ?

                                      Hui Neng

 

Le Retour au Cœur, à l’Esprit — le Grand Esprit des “peaux-rouges”, émigrants jaunes de l’antiquité — est retour à la racine... Retournement de type taoïste dans l’instant même. Sur le champ même, la voie du cœur (Tao hsin) est Éveil !

 

retourne au Cœur : aussitôt tu es Buddah

 

Cette phrase de Han Shan résonne dans l’éternel présent où samsâra = nirvâna. Cheminement hors des chemins pour la sentinelle esseulée aux confins de la caverne du cœur comme si « le sommet et l’abîme sont confondus ! » — selon le Zarathoustra de Nietzsche. Unité profonde de ce qui perçoit et de ce qui est perçu... Jubile et jouis !

Dans un poème où Wang Wei offre un repas à des moines, il songe au “Retour” (kuei) et finit par dire « la vie comme le vide » ou encore, en décomposant la phrase « moi-même et le monde comme le vide du vide » (shen shih Yü k’ung hsü)... hsü, vide, désigne aussi l’espace céleste et en signifiant aussi “vain” il renvoie alors à notre propre étymologie : vacare (être vide) et vanum (vain)... Espace céleste de l’ultime réalité mais aussi “vacance” des “vanités”...

Dans l’île de Putuo, dès le petit jour de nombreux chinois attendent leur tour pour se faire prendre en photo sur le “cœur” gravé sur la roche, près des escaliers conduisant à l’hôtel pour chinois où l’on a passé une quinzaine de jours. Même sans lire le “Hsin Hsin Ming(1) ils sentent, comme tous les peuples encore paradoxalement “traditionnels”, que l’esprit est dans le cœur et non dans le cerveau comme s’imaginent nos maîtres à penser occidentaux, nos professeurs universitaires de l’enseignement conceptuel et mnémotechnique dont on nous rebat les oreilles en nous rabachant les théories plus ou moins fumeuses...

1- “Gravé au cœur de la foi” (Éditions “Révolution Intérieure”. Soulan 09320 Massat), première version (1986) remaniée plus tard en “Écrit d’un cœur confiant” (Éditions Arfuyen) puis en “Gravé au cœur du vrai” (Éditions Le Bois d’Orion).

 

pouvoir à l’intérieur être et avoir la maîtrise

vraie connaissance sans dedans ni dehors

 

Han Shan ici encore recueille en lui-même l’essentiel fondement (chu) du Maître. C’est être (faire surgir : tso) et avoir (obtenir : te) la maîtrise. C’est ainsi ne plus éprouver de séparation entre sujet et objet...

Au moment où je vais vous transcrire le second chant de la Voie retentit “Yellow gal” , “Texas Prison Songs” enregistrées par Bruce Jakson en 1965... Les coups de marteaux, de pioches ou de haches rythmant ainsi ce “Témoignage du bonheur éternel” par Hsüan Chüeh dont le nom veut dire “profond Éveil” (pour plus de détail sur cet “Éveil” lire un de mes articles, dans “Connaissance des Religions”)...

 

clair miroir du cœur... reflet sans obstacle

un tel vide brille et s’étend partout jusqu’au monde des grains de sable

les dix-mille choses s’étalent, dans la manifestation des images

un grain, illumination parfaite : ni dehors, ni dedans

                                    Hsüan Chüeh

 

Le paysage s’éclaircit de la multiplicité à l’unité — ponctué par une rasade de bière. Ce terme de “sable” (sha) se retrouve dans le Buddhisme — “sha he” correspond au “sahâ” sanscrit : le monde dans lequel on est, où l’on endure... ou encore l’exclamation finale des prières “svaha !” — et renvoie au premier idéogramme de ce vers “vide” (k’uo) signifiant aussi “désert”... D’où la perle, le pépin, en somme le grain, sorte de petite tête (ke) dont la clarté (kuang) tourne comme la voûte céleste (yüan), reflet n’ayant ni intérieur, ni extérieur (yüan-kuang est aussi l’auréole des Buddhas ou autres bodhisattva mais comme vous le savez, je ne les connais pas...). Signe de la nature, potentiellement dans l’être d’où elle est issue... Telle une pensée surgissant du non-connu, émanant du silence.

Lorsque Li Po pensait aux “transformations des dix-mille-êtres” à propos de Chuang Tzu rêvant qu’il est papillon, le génial ivrogne des T’ang finissait ainsi :

 

aller et venir, pourquoi chercher ce pourquoi ?

 

Pourquoi ? Pour qui ? Les peuples “traditionnels” n’ont pas peur de la mort et si la culture est ce qui reste après avoir tout oublié, la métaphysique est ce qui reste après avoir tout retiré... Mieux vaut un mental rapiécé à une intelligence talentueuse, le premier décrochera plus vite que la seconde... Subordonnés et insubordonnés du conventionnel convenable, laissons traîner nos queues dans la boue comme disait Chuang Tzu ! Défonceurs de portes ouvertes, la liberté passe de l’avoir à l’être ! N’Est-ce pas ?

Holà ! Capitule !

Comment devenir personne à force de néantiser le moi ? Arh ! Au fond, personne ne demeure dans le passage sauf la non-personne dans ce que l’on prend pour passage... comme si le Soi se réalisait dans l’absence de soi-même. Ouaoh ! ça sent le roussi — conscience jusqu’à ce que le non-dit se galvaude dans l’on-dit et que le désir d’être fasse oublier que l’être Est. C’est-à-dire jusqu’à ce que le “moi” prétende se payer “des” libertés en organisant et militant... Un proverbe chinois dit qu’il est inutile de se gratter la botte quand le pied vous démange (ne faudrait-il pas enlever la botte ou couper le pied ?).

Quand le “Je” (wu) universel perd (sang) le “je” (wo) individuel, le “Je Suis” efface le “moi”. Ainsi Maître Ch’i peut dire : « Je me perdais » (wu sang wo) au début du second chapitre de Chuang Tzu. Or, “sang” signifie aussi “mourir” et il s’agit bien là du deuil de l’ego : je me meurs... autrement dit faire mourir le moi (sang wo) c’est “mourir avant de mourir” comme l’indique une expression connue en spiritualité. Pour désigner une description vivante et imagée, les chinois disent « avoir le sang, avoir la chair » (yu hsueh yu jou) proche de notre « être en chair et en os ». C’est une sorte de consanguinité (hsueh) par la pulpe (jou), saveur essentielle quasi charnelle (jou). Ne dit-on pas hsueh kan pour un plaisir éprouvé (kan) comme sensuel ?

Pierre tombale de l’existence en fin d’hiver... Une pierre en sursis pour une “mort à crédit”. Les morts enterrent les morts, sans conscience de vie... Décocher la flèche du Parthe avant qu’on ne parte ? À la fin de la quatrième partie de son “retour à la vie champêtre” ce vieux pote de T’ao Yüan Ming rappelle le dicton suivant :

 

tout s’achève à l’instant du retour au Vide, au Non-Être

 

Achèvement ? Je voudrais finir sur K’o Ch’in (1063-1135), moine Ch’an de chez Lin Chi (alias Lin Tsi). Peu avant de mourir on lui demanda une “gâthâ” (il était convenu de laisser une stance avant de mourir). Il sourit, écrivit ce quatrain, retint son souffle et mourut. Le rire aux éclats brise et pulvérise mais brille comme l’éclat du soleil... Signalons au passage que dans la bouche d’un mec du Ch’an, “erh” est parfois synonyme de “jan”, être ainsi, tel quel... Toujours en ce troisième vers, remarquons que les buddhistes distinguent la cause essentielle (yin) de la cause existencielle (yüan), la première étant plus interne et la seconde plus externe. Enfin, au dernier vers, “chen chung” signifie littéralement : attacher de l’importance à l’objet précieux, « ménagez votre santé » pourrait-on dire (paroles ici redoublées)... Paul Demiéville traduit ce vers par : « Salut à vous tous ! Salut ! » — expression courante dans le style épistolaire.

L’humour (ici plutôt “noir”) est le propre (entre autres) du Ch’an (ce que n’a pas saisi le brave cinéaste ayant mis en scène un pourtant beau film : “kouan” renversé — why ? — « Pourquoi Boddhidharma est-il parti vers l’Orient ? ». Inutile de se pincer pour rire car il y a de quoi s’esclaffer. En tire-bouchonnant la pseudo réalité immédiate, le rire coupe les liens du sérieux et des croyances, des entraves à la liberté d’être... Le rire dissout tout, y compris lui-même. Il découvre le dérisoire, le ridicule d’un monde qui se croit monde. Le sens de l’inutile n’échappe t-il pas à la volonté et aux bornes des applications ? Face au solennel répond l’insolence ! N’y a t-il pas de quoi rire d’un vide que l’on croit plein ? Le rire coupe l’herbe sous les pieds comme si l’on retirait la terre de la plante des ripatons. Ne faudrait-il pas marcher sans les pieds, prendre sans les mains et comprendre sans la tête ? C’est pourquoi le sans-borne peut tout englober et que la mesure ne peut le toiser quand le rire fait voir les dents !

 

                                      K’o Ch’in

pénétrant jusqu’au fond de moi-même, sans effort

il n’est plus nécessaire de laisser une stance

étant ainsi quelque peu conforme aux causes accessoires

portez-vous bien, portez-vous bien...

 

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