THÉO LÉSOUALCH
LÉCRITURE-VÉRONIQUE
On voudrait
danser à blanc. Gesticuler en pleine blancheur du papier. On voudrait se fondre
anonyme au moment de signer. Naître exclu de lettres. Être en immunité le
dormeur oublié des mots. On voudrait.
L’acte funambule
d’écrire.
L’acte de dévider
son fil de ligne lente
ombilic d’un voyage
sans visibilité.
Et jouer de
méandres de cahots sursauts. Jouer de voltige.
Surplomber
des vertiges.
Acte qui demeure
solitaire.
Solitaire car personne ne me ferait adhérer
à une quelconque religion de la communication aujourd’hui. Aujourd’hui des
slogans des colloques des débats. De toutes les polémiques. De tous les séminaires.
Aujourd’hui où l’esprit se culture.
Où la parole devient dérision.
Aujourd’hui où les vocabulaires copulent
en toutes directions de leurs afféteries de séduction.
J’écris en nudité.
Et j’acte sur le fil de ma lente ligne
vers plus de solitude. En ce moment même. Au présent du moment. Au ludique
sonore du mot. Je ne désire pas savoir au nom de quelle vision s’embarque
le regard pris au dévidement de ligne d’encre noire.
Ni vers quelle autre résidence.
Écrire est acte simple qui houle et plisse
son terrain de vagues.
Et friche sa nature de blanc de page.
Geste qui s’étire et par boucles noue
et renoue comme se nouaient déjà, je l’ai entendu dire, les ficelles mayas.
Tels aussi les viscères d’une lecture-avenir.
Telles les autres mancies.
Et ce geste, muet en soi, ira toujours
plus au fond de l’informe... plus au vide
en ligne lente qui suit sans dire une trace
que rien ne précède et je sais que jamais je ne saurai ni ne pourrai savoir.
Et en cela même sera la vérité du voyage.
Témoigner ?
Dire ?
Acte sans foi. Sans loi.
Écrire quand dehors est silence
dehors est attente du jour et je m’installe.
Se mettre à table c’est s’apprêter à
révéler et surtout pénétrer de plain-pied dans la neutralité. Avouer mais
en même temps contester. Batifoler. Écrire comme Aventure.
Il y a jeu dans le seul désir d’écouter
tinter le mot. De le sonoriser. Comme enjeu déjà de mort la naissance du cri.
J’écris.
Dehors la nuit. Dehors la pluie.
Il m’avait été donné de marcher. De me
tenir dressé. De me déplacer. J’aurais appris à parler alors qu’une seule
syllabe m’aurait suffi pour chanter. À voir et je m’écorche au regard de regarder.
À flotter tandis que j’aimerais nager ou mieux plonger me laisser embarquer
par la vague et vaguer. Je vole.
Mais aussi je pille. Mais aussi je dérobe.
J’écris.
J’écris. Agis de tous mes engrenages.
Rouages. Les icônes de ma sorcellerie. Les grimoires ont cela qu’ils font
apparaître où personne ne s’attendrait des terres océans déserts. Mes continents
du dedans... et mon geste sera alors de forer le
passage à ma plus-que-réalité. Illicite et prisonnière
du secret. Souviens-toi des alignements de bâtons inclinés qu’on t’imposait
de mettre au pas. Souviens-toi du grincement d’acier de la plume aux becs
aptes à déchirer. Faire gicler le papier... et répandre l’encre dont l’odeur
était... souviens-toi, violette d’acidité.
Écrire allait devoir s’ébrouer. Se dévider
nerfs.
Écrire serait ligne de haute trahison.
Et pour défier les rails de la page je traînerai... lambinerai... Mon écriture
pourrait devenir une sorte de fumigation... non ?...
Mes ancêtres, m’assure-t-on, me condamnaient
par contumace pour le seul fait d’épeler mon nom. Et pourtant de but en blanc
m’enlangèrent aux ÉCRITURES déclarées saintes...
droit descendues d’un Sinaï de catéchisme.
Alors comment prendre rang ?
Entre lettres et l’Être...
celui, l’homme aux cornes qui imprimait le sol de ses fourches.
Qui tenterait d’aller piétiner le nombril
du labyrinthe ? Le choix demeurera et, aujourd’hui plus que jamais, tranchera
des deux états. Grâce à ma distance je peux voir, en tout petit, accroupi
le scribe. Homme lapidaire.
Car je sais qu’aux origines de ma lente
ligne l’homme en image de l’homme dresse vers le ciel-néant
ses pierres.
Et il faudra louvoyer entre pièges
le geste d’écrire ne pouvant qu’être insurrection.
J’opte pour une écriture de l’apparition.
Le voile de Véronique.
Oui éjaculer au crépi d’un mur
Jouir le pavé
Écrire à sang blanc pour désaseptiser la fausse santé
pour donner à rire
pour déshumilier
élever le désir à son sur-lieu
de réalité.
Et l’écriture devra avancer par brûlures
sur ses pulsions de saltation car autrement comment pourrions-nous aller au-devant
du dieu... le dieu dansant ?... comment ?
Oui il devait bien y avoir de cela dans
l’incantation.
C’est une chose que de jouer à transfigurer.
De prendre en mains les choses et les modeler par argiles interposées
chose que d’écrire en se donnant rôle de Père...
et copier. Voler.
Dérober.
Déshabiller... et plus avant, en amant, s’enfoncer
à perte vers plus de ténèbre. Vers la totale invisibilité. Apparition-disparition.
Dans le geste de tendre son voile, l’écriture de Véronique devient drame.
Flamme.
Sur le chemin de la mort falsifiée.
Descendre au centre... jusqu’aux cendres
du foyer.
Il y aurait à savoir laisser se dépouiller
son corps aux nombres aspérités. Saigner d’encre. Se lécher. Se sucer. Se
vider plaie vivante... et de soif en soif se liquéfier.
Au fur et à mesure des craquelures qui
givrent mes lèvres je grave mes baisers. M’enivre.
Il y a aussi les entre-mots,
les interlignes. Tous les espaces ouverts vides. Sauts de plume. Acte qui
consisterait à faire jaillir les blancs du papier. Dire pour trahir la faculté
infinie qui continuera de dire l’oubli. Et de cela il serait temps de prendre
conscience malgré la Science qui nous incitant à honorer la Mémoire se fait
ennemie de l’Oubli.
De l’Oubli,
mais surtout des immenses stances de danse auxquelles il nous convie.
Vrac de tout ce qui m’obsède. Vrac et
effluves et effervescences. À quel moment la flamme se fait-elle mot ? Et
à quel degré du mot le mot «flamme» perd-il de sa transe ? Vrac de toutes
les flèches qui en permanence me traversent et fuient, se diluent immédiatement
en amnésie.
Il y a... c’est sûr, fringale de démesure.
Désir d’être désir.
Et franchir en vrac le monde écharpé
du regard.
D’un âge de plus en plus quadrillé. En
fait... Véronique ne faisait que passer sur le chemin. Peut-être était-elle
arrivée là par hasard. Seule ou bien accompagnée... ou encore était-elle venue
délibérément pour voir. On nous laisse là-dessus ignorants.
Mon geste de frapper sur les touches
d’un clavier. Dehors la pluie tombait. Chaque lettre qui se déclenchait était
un talon qui tapait. Il pleuvait sur ma toiture. Mon écriture en lieu replié
de soupente était harcelée par le déchaînement des gouttes. Le sang bat sa
mécanique de bestiole sans nom. L’aube ne saurait tarder. Et quelqu’un se
trouvera qui par métaphore parlera de mélodie pour associer entre elles les
deux sonorités de la pluie
de l’acharnement des plombs à tambouriner
les mots
mélodie mais pourquoi pas batterie ou usine
ou cacophonie ?
L’instant d’écrire
d’écrire l’instant
toujours le dilemme d’une mise-à-mot.
Rien cependant ne m’expliquera les carnets
de notes fourrés dans une poche du sac et tenus par un élastique ou enveloppés
dans un fourreau de plastique et sortis n’importe où au hasard des étapes.
Ni leurs pages datées, situées. Ni leurs embardées et traversées de demi-phrases, de phrases sans verbe, de mots plantés, isolés,
tronqués. Et tachées de vins, de fièvres, de jus d’ananas, de moustiques écrasés.
De doigts maculés. Illisibles grouillées de rues marchandes tamisées et aussi
de temples quartiers mal famés trafics de foules... cahiers à jamais refermés
comme pour n’être jamais visités.
Rien ne m’expliquera le sens des mots
qui s’accrochent aux escales.
Rien. Ni fioriture, ni florilège, ni
anathème...
ne me dira ce qu’est l’écriture d’avant
la lettre.
Car Véronique emportait en trame de son
voile les traits martyrisés d’un homme. Mortel et éternel. Dieu ou héros.
Et hors du temps acculé à sa mort. L’homme saignant.
Je me souviens du trouble qui me saisit
quand pour la première fois je passai mes doigts sur les reliefs d’une poterie
Jômon au Japon. Une poterie en ongles imprimés par un potier néolithique.
Cette écriture qui n’ose le mot.
Ne cherche pas à signifier mais tout
naturellement se pose en épave flottante, le temps seulement de tricher le
temps.
De faire un peu le mur et de s’en aller
folâtrer quelque part à travers des zones buissonnières.
Qui... à l’antenne du mot écrit ?
Graffitis... qui ?
Et de ces mots qui prennent parfois en
plein sommeil. Mots qui réveillent. Mots d’urgence griffonnés de biais, les
yeux plombés, avant de replonger... et dans l’embrume d’une voix dont on saurait
que déjà elle aurait été ravalée la seconde qui suit. Comme ça de nuit en
nuit se sont imposés à moi et des villes frappées d’interdit et des quartiers
fugitifs où la chair enfumait stance sur stance et où il me fallait me plier
au sordide et m’escarper par mots de passe des emphases anonymes et comme
destinées à ne jamais me frayer de sésame.
Combien de fois ?
Et pourtant on aimerait ne jamais émerger
de ces comas.
On souhaiterait avoir droit à l’asthénie
chronique. Exclu de la raison.
On voudrait (bien que le verbe «vouloir»
soit éculé) on voudrait... On voudrait à en crever.
Et ce qu’on ne saura jamais assez c’est que c’est justement là que nous errons et errerons hors
de la pagination. Sans la frontière rassurante d’un semblant d’horizon.
Là que rien de nous n’imprime.
Cette nuit-là tandis que j’écrivais,
dehors il pleuvait.
Quand l’aube se leva, le sol, les feuilles
des arbres étaient saupoudrés rouges. Un peu plus tard quelqu’un m’expliqua
qu’il s’agissait de sable. Un sable venu d’un désert du sud et apporté par
la pluie de la nuit.
Je retrouvai le lendemain au réveil mon
texte de la veille. Un texte qui m’était totalement étranger. Un homme s’enfonçait
par les rues d’une ville qui au fil de ses pas se faisait ruines jonchée d’épaves
de voitures éventrées. Il pleuvassait un crachin de sable fin qui se densifiait.
Lentement se déposait remodelait les reliefs les aspérités. Rouge et de plus
en plus épais freinait la marche. L’homme atteignait enfin le dernier quartier
lui-même saupoudré jusqu’aux portes de la ville qui s’ouvraient sur l’espace
désertifié d’un sahara de dunes.
Et cette histoire qu’avait évacuée ma
mémoire
témoigne en faveur d’une insondable faculté du
regard.
Insoupçonnée capacité qui ruse. Muse.
Infléchit les bizarreries des hasards.
Et si Véronique ne s’était pas trouvée
là !
Si elle n’avait pas tendu son voile à
l’homme supplicié !
Ou bien encore... si elle s’était contentée
de rejeter au loin le voile roulé en boule au lieu de le défroisser !
Sixième station.
Écriture qui joue dans l’ultra-son.
Écriture infra-vision.
Écriture d’un ailleurs... ICI-présent.
J’écris par contrefaçon. À contre-mémoire.
J’aime à refouler vers ma suivante apparition,
traîne-savates sans visage, toutes les litanies des encres stériles. Oui il
y a encore pour moi dans tout ça — j’entends les entre-mots, les interlignes — un effrayant mirobolant théâtre...
un miracle-opéra... un palais des transparences
et de dédales hantés.
Épicerie bouquinée sur le pouce, par
inaction... en même temps que s’effacent les mots de mes paysages. Je prendrai
encore table à d’autres terrasses. D’autres embryons de phrases circuleront
sur mon genou.
Encore il y aura rencontres. Accidents
véniels... pages effeuillées et feuilles lacérées. De pages enragées.
Instant déchiffré qui se livre.
Et livre sans la dictée d’aucune voix.
Et en méconnaissance totale d’être plus
qu’infirme, les mots dans tout ce fatras... porte-à-faux qui nous seraient
béquilles ou croix. Oui nos vieux
dieux sont bien morts et quels orphelins largués traquent encore au long des
allées de cimetières quelques paroles de marbre afin de se donner à luminer un peu en fanal illusoire ?
L’herbe rumine
l’oiseau se tisse un
nid de ciel
sur les parois
de ma nuit une ligne lente macule ses constellations à silhouettes bestiales
désordre
désorganisation
l’automne a sonné et
mot-à-mot... écorchée une phrase comme une mue abandonnée.
Chaque lâcher
de mots chaque fois nouvelle nudité.
Et nous procéderions
alors par escalades. À mille contre un. Mille empoignades. Mille sans logement.
Mille autres qui nous tendraient leurs embuscades et tout parés pour le combat
ramperaient et siffleraient et se tiendraient tapis, serrés, prêts à venir
s’emmêler... cela à la seule fin de falsifier les pistes. Jadis je me serais
fait peau de n’importe quel tatouage.
Écrire par
traquenards. Par déménagements.
Inhabiter. Être champ
d’épandage.
Dans l’unique
lettre que je reçus d’elle, Véronique écrivait :
«... Qui est ce type avec qui je parle
? Qu’est-ce qu’il veut, qu’est-ce qu’il cherche ? Qu’est-ce qui t’attend ?
Ça m’est égal, je ne le vois plus : le verre à la main, la cigarette à la
bouche, je pense au calme, à la vie ailleurs. Je pense à l’Intellectuel,
à Don Juan, à toi peut-être ?»
La vie avec le mot. La vie au pied de
la lettre.
Et toutes les interrogations que je ne
résoudrai jamais.
Sur les mots ces phrases qui naissent
de mes instants-détritus, sur la traduction immédiate,
par mots, d’un moment perçu comme moment par le regard... ou par l’ouïe...
ou par la caresse, qu’importe !
Quelle distance peut séparer l’écriture
de l’image ?
... d’un idéogramme ?
... d’un hiéroglyphe ?
Et où commence la réalité d’un mantra
?
Réalité universelle ou bien ?
Entre notre perception symbolique et
un mantra quelle profondeur de gouffre ?
Et du mantra à l’Harmonie
?
Du mantra à la litanie ?
Du mantra à l’onomatopée ?
Du mantra etc
etc... ?
Perception ou perdue ou seulement enfouie
et que quelques-uns peut-être parviendraient à coordonner, à transmettre grâce
à des techniques précises ?
Et la poésie... comment fait-elle sien
le mot ?
En quel lieu la rencontre ?
En quel lieu du «hasard» la perception
d’une de ces phrases fugitives ou rescapées d’une perception précédente ou
différente (comme dans la machinerie du rêve) mais qui ne fait que traverser
la pensée sans y laisser sa marque ?
Et faut-il voir en cette incroyable faculté
de disparaître le même processus que ce qui dans la nature peut passer pour
un gigantesque gaspillage ? Celui du spermatozoïde rescapé entre milliards
?
Autant de questions... questions questions
pourquoi le pourquoi des questions ?
Et je m’interroge : faut-il laisser tomber
la question ?
Vous serait-il un jour arrivé de pénétrer
dans un gigantesque hangar d’exposition de livres... je pense à Francfort
par exemple... et d’en parcourir le circuit, cerné jusqu’à l’asphyxie... et
de doucement vous rapprocher de la sortie, vieilli de quelques siècles, la
plume serrée entre les fesses et envie de vomir des mètres de ruban de machine
à écrire... oui je me serais volontiers jeté à travers les bas quartiers de
la ville, vers les bouges les plus analphabètes... si les murs de la ville,
en cette époque des Lumières... ne s’étaient déjà travestis en foutritudes
de mots marketing... de mots générateurs d’avenir. De toutes ces phrases à
reluire.
Alors... écrire ?
Écrire.
Et Véronique, il n’est pas besoin de
chercher, sera à son tour flagellée, élevée en bûcher et illuminée. Par des
collèges de grammairiens légistes proxénètes et détenteurs d’oracles et prêcheurs
à gages.
Il me restera à laisser pour moi se reconstituer
le tissu des nuits et bramer jusqu’à l’hérésie la vacuité du langage.
Et voguer.
Écrire à haute voix pour reconstituer
ce qui aurait depuis toujours été mon décor de mirage. J’avais bien cru entrevoir
une effigie de femme qui se glissait enjambait les voyelles en tâtonnant le
gravier de son pied.
Et ma nuit basculait.
Il est tout juste permis d’avoir peur
au moment où surgissent les premières pâleurs, quand la phrase future s’entend
avec une seconde d’avance prononcée.
Véronique, elle, était déjà distancée
et retombée dans l’anonymat du mystère qui se jouait au Golgotha.
Et écartée. Seule avec une image chiffonnée.
Du visage de la mort transpirée.
Unique lectrice d’une écriture sans rature.
Et aussi, probablement, se demandant
le pourquoi.
Combien de nuits je me suis dressé les
doigts pétris de maléfices le cœur tapant...
combien de réveils m’ont trouvé affalé
j’ai combien de nuits vécu entre les pages
d’une demeure où tout aurait été encore à inventer ?
Une ligne qui se faufile par interstices
entre les naufrages du temps
par coulisses
et froissant l’intimité des épaves par
noyades et virages happenés.
Et le voile masque
le temps d’une passe
le mufle de la bête
qui se crache feu par les naseaux
Véronique se drape dans l’image
de celui supplicié qui avait pris la place
du taureau.
L’amour saigne de ne savoir s’écrire
on se grime pour l’évasion
l’air n’a plus assez de caches
on se tient là dans le nulle part du partout
à la fois.
La lettre de Véronique avait été écrite
sur une table de café. D’un café où je ne pénètrerai jamais...
Je commençai donc ainsi ma première ligne :
« Véronique...»
quand m’interrompit une voix. Mais qui ? Mais
venue d’où ? Qui s’adressant à moi me demanda :
– Que se passe-t-il par ici ?
J’écrivis : «Rien... c’est seulement
un homme qu’on conduit à la Croix.
– Ah bon, répondit-elle, mais l’autre
? L’autre, qui est-ce ?
– Elle... eh bien, écrivis-je, l’autre,
son nom est déjà écrit en haut de la page.
J’entendis la voix qui détachait les
quatre syllabes comme quelqu’un qui n’était pas rompu à la lecture :
– Vé ro ni
que... ah... Véronique !... je connais pas.
– C’est bien pour ça, écrivis-je, que
j’écris son histoire.
La voix aurait encore continué de bavasser
mais avant qu’elle n’entamât la phrase suivante je la rayais d’un trait et
de nouveau seul retrouvai Véronique.
Je déroulais le corps de Véronique de
son drap et l’étalais nue en pleine page. La mise en scène devait venir de
moi. J’allais seul disposer chacun des accessoires... sachant qu’il me faudrait
parfois me plier aux ponctuations, m’affronter aux irrégularités, aux syntaxes,
à la sémantique. Ce que je redoutais. Et je surpris, flottant sur les lèvres
de Véronique, un sourire à peine...
Mais où se lisait une sorte de défi.
– Normalement, annotai-je discrètement
dans la marge, normalement elle ne saurait pas que je me trouve là.
Je m’étais isolé. J’avais fermé les portes.
Le téléphone même avait été débranché, on devait ne rien se douter. Et au
fur et à mesure que je me livrais aux touches de mon clavier je la sentais
de plus en plus présente, qui lisait par-dessus mon épaule... et parfois à
travers moi tout en continuant d’avancer dans son histoire... de plus en plus
détachée... car les personnages muets qui encombraient les autres tables du
café s’étaient tous, un peu grâce à moi, figés. On ne pouvait plus surprendre
que le crissement du feutre qui rongeait la feuille arrachée d’un cahier.
Elle arrivait tout au bas de la lettre presque achevée.
Et j’hésitai encore à la faire signer
j’hésitai parce que j’aurais aimé l’entendre me
confier quelques mots de plus...
un mot encore... je suppliais. Bientôt
le jour serait levé et plus personne n’écrirait.
Et je me sens chair craquée.
... Sous mon regard... dans la nuée des
insectes qui grouillaient de l’alphabet — une sorte d’écriture polyphonique
— je percevais les reflets d’une femme allongée. J’attendais les gémissements.
L’écriture a elle aussi ses spasmes
au présent
... et les mots cinglent
hurlent. Se cabrent.
Et tard... bien plus tard dans le sens
de l’histoire de Véronique se manifesterait encore celui du portrait-masque
choses qui se parcheminent dans l’instant en
suspens de mon ruban de machine... comme si par besoin de détourner l’insanité
on se prenait à pétrir à même la substance avec en désir souterrain une volonté
d’anticiper la fin
une ligne tranquille et d’apparence indifférente
ligne méridienne
ainsi que s’annonçait l’homme, iconoclaste
pourtant et qui, quand s’approche l’agonie, improvise sur le champ son image-voulte en se torchant la face et la confie à celle,
la première qui se trouve là... La première ? Peut-être pas ? Non, Véronique
aurait été choisie.
Je lisais griffonné en petit dans un
coin du linge : «à Véronique».
Cela comme pour annuler ce qui doit se
dérouler là-haut à quelques pas et qui était «écrit». Tout à l’heure quand
le voile du temple se déchirera, que tomberont les ténèbres... tout à l’heure...
mais non... ce ne peut être que maintenant sous mes doigts la lumière qui
nimbe la peau de Véronique
en lecture du texte
verbe en devenir chair
j’écris.
J’écris plongeant sacrilège... afin de
trépasser le choix suicidaire qui depuis le début affecte de névrose la sinistre humanité. J’écris fardé, cerné, incendiaire, usant
de tout mon pouvoir de hurler afin d’occulter les hurlements du condamné.
De celui qui évidemment obéit au règlement
en sacrifié commandité
et je t’écris toi
à corps ouvert
embrume de lune encore
de quelques fœtus de rosée
lavis empesé
il pleuvra d’autres pluies de sable
les architectures se modèleront dunes
je visiterai d’autres villes que je ne
dévoilerai pas
j’ai laissé Véronique quelque part épousée
à l’empreinte.
D’autres images. Autres visages. Naîtront.
Se déformeront. Construiront d’autres paysages. Hors de moi.
Ligne de mots.
Est-ce que jamais personne n’aura prise
sur le cadrage de mon voyage ?
Je devrais accepter ma situation de manque
une saison après l’autre
l’écriture quand elle s’interrompt soudain sur
le mutisme
je
chuterai comme le danseur sans fil
le monde est décousu... vous le ne saviez
pas ?
Des instants comme ceux-là qui me grimpent
en outrages
au moment où je ne sais plus rien de mon
lieu
où l’espace
m’efface
et je redoute l’interruption brutale
qui me lâche en bordure de piste
placardé plein dos
officié
les yeux muselés
le souffle empesé
que le drame fagote
d’oripeaux
défroques de la dernière supplique
dont l’écho sèche
ironique
ici
à la commissure du rire