LE DOUBLE ATTAQUANT
Qui est venu le premier
Qui partira le dernier
Que je doublerai
Pour être second ?
Est-ce le reflet
D’une trop sereine
Importance
Partagée ?
Dur visage
De la tendre cruauté.
Où es-tu pour m’entailler
Sans dommage ?
Deux
on l’était
Mais la troisième créature
Avait l’œil ouvert
Sur nos deux doublures
On croirait être seul
Mais le double partageait
Une étrange unité
En marche vers mon souffle
Nous nous sommes embrassés
Nous nous sommes rétractés
Nous nous sommes croisés
Doucement en niant
Épousant ma
forme
De son intérieur
feutré
Nous étions
seuls
À nous ignorer
Par erreur
cinglante
Il nous fallait
accepter
Le double déchirement
Des cerveaux
Je me vois dans la glace
Comme si j’étais déjà
Un entier bicéphale
Vacillant
Sur ma lèvre inférieure
Un malaise fit son nid
De prédilection
Enfoncée
Magique
Fut l’attouchement
De la double
Défaite
C’est pourquoi
Je me vide
complètement
De mon ombre
Retournée
Et de nouveau
Nous nous sommes unis
Dans une étreinte
Soupçonneuse
Et de nouveau
Nous nous sommes pliés
Comme si rien
N’était encore
entamé
La chatte noire
Coula entre nos fesses
Avant de sortir
Ses griffes vénéneuses
Double était sa misère
Quand on noyait
Ses chatons
Aveugles voyants
Et pourtant
À l’orée des huées
On prêchait encore
L’absolu délinquant
Je reviens
Je regarde
Mon regard est absent
La glace a menti
C’est la deuxième fois
Qu’il eut raison
Le grand carillon
De l’église en flammes
C’est la seconde fois
Que les cendres s’élevèrent
Avec force de poussière
Jusqu’au double ouragan
Attendons
Raisonnons
Le cadavre encore frais
Montrait ses plaies solidaires
Mais comment se fait-il
Que la double meurtrissure
Eût tant de mal
À baisser les paupières ?
Deux fois deux
Font douze conjonctions
Aux masques
Redoutables
Nous marchions
Dans la maison délabrée
Comme si elle était
Construite pour nous deux
Nous grimpions
Sur le toit des ancêtres
Dont les traces
Nous mordaient
Nous nous rendions
Dans les caves balayées
Par le vent et le sang
Des trop grands suppliciés
Tous deux
Nous entrâmes
Dans la moite cuisine
Où les bouteilles
Avaient soif des gosiers
Tous deux
Nous mangeâmes
Des bigoudis de femmes
Cuits au beurre
Rance et fétide
Tous deux
Nous touchâmes
Aux assiettes fracturées
Remuant sur la table
En délire
Au secours ! On se perd
Geignaient affolées
Mes deux mains
Extrêmes
Par deux fois
On demanda grâce
Au sourire décharné
De la bouche autre
Ainsi soit-il !
S’écria l’éclat
De la grande soumission
Des genoux en colère
Par deux fois
On enfonça le coutelas
Dans les deux seins
Au lait mal tourné
On n’a jamais vu
Un tel apparat
Des ventres écrasés
Têtes en bas
Vois
Dépêchons-nous
Le temps accourt vite
Sur ses deux pieds
Accolés
Inlassable
L’absence tombait
Sur les deux corps
Mugissants
Inlassables
Les deux yeux
Se miraient
Dans la psyché
Des siècles trépassés
Inlassables
Les deux poings s’ouvraient
Haletants
Pairs impairs noyés
Et profonds
On appela
Le soupir criard
De la douce
entrée
Dans deux bouches
marouflées
Excusez les
oublis
S’il vous plaît
Déjà
Trop de poches
fouillaient
Les maldonnes
Avancer Reculer
C’était tout
pareil
Dans le calme
Suffoquant
Subitement
Il revint
Tout entier
Transsudé
Je me tenais
Entre les deux
lumières
Auxiliaires
Mais tenaces
Avec étonnement
Le dur empâtement
Tourna alors
Toute sa tête
en folie
C’était
Avant l’ère lunaire
Quand le rythme des rétines
S’arrêta
On était cependant sûr
De l’extrême connivence blanche
On était bien convaincu
Du retrait de l’avance
On était tous des squelettes
Tous debout
Et deux par deux
Face à Dieu Solitaire
On était aux aguets
Pour la fin des siècles
Quand mon livre noir
Avait pris soin de ses nuits
Sur son large refus
D’accéder au semblable
Mon double m’attaqua
De ses dents de combat
Déjà on était
À deux pas du grand pas
Quand l’inconnu glissa sur moi
Comme un rêve déterré
Les bras croisés
Avec la fente du regard
Il scruta avec force
Mon image sans envers
Les oreilles dilatées
Il palpait de son flair
Mon poème
En déroute
Habillé en rictus
Il guettait
L’impossible
Percée d’allumage
Deux fois de suite
Il tournait autour
De sa proie
En dures convulsions
Cent fois de suite
Il flairait la chair
Du semblable
Désarmé
Mille fois de suite
Nuit et jour
Contre l’aube
et le ciel
Il s’acharnait
Non chantait le coq en veau d’or
Non confiait le trigoube
acolyte
Non cliquetait le masseur en verre
Je me tenais à deux pas
Du géant tributaire
De l’escalier mental ébranlé
J’attendais une attente
Qui n’en était pas mienne
Mais qui tombait derrière elle
La langue triomphante
Était prête à céder
Son terrain enfumé
La langue était prête
À fermer la bouche
Sur son propre recul
Tout était prêt
Pour un pur constat
Du grand souhait chaud
Mais le mot
Était dit
Sans qu’il fût mûr
Pour parler
Mais la parole
Avait refusé
De prendre le mot
À la lettre
Mais le tourne-face
Épris de lui-même
S’arrêta
De tourner
À deux heures
Vingt deux pile
Mon double attaquant
Apparut
Pénétrant
Tout mon corps
Transparent à l’excès
Sans recours
Il s’écroula
Postface
L’ÉLU
DU CHAOS
« Et la
conscience de plus en plus terrible
Sévit. Elle exige un énorme
tribut. »
Anna Akhmatova.
Ces deux vers de
la grande poétesse russe, dont il traduira le « Requiem » en 1966, s’appliquent
parfaitement à Paul Valet qui paya le prix du langage de l’Être
face aux démissions, aux mensonges et aux infamies de l’existence.
La première fois que je l’ai rencontré
dans son pavillon de Vitry, où il exerça ses activités de médecin de banlieue
ouvrière, d’emblée il se présenta comme un poète tragique, étonné que notre
époque en ait enfanté si peu. Poète tragique, il y avait de quoi : un curriculum
vitae marqué par les soubresauts du destin ! Né en Russie au début du siècle,
garçon moscovite découvrant la Révolution de 1917 avec passion, puis il fuira
l’U.R.S.S. dans un wagon à bestiaux pour la Pologne
avant de « tomber amoureux de la France, amoureux de son histoire, de son
esprit et de sa langue ». Durant la seconde guerre mondiale, sa famille disparaît
dans les fours crématoires. Instigateur du Mouvement de Libération en Haute-Loire
et dans le Cantal, la Résistance développe en lui un goût forcené de l’insécurité;
aucun abri social, politique, littéraire ou confessionnel ne trouvera grâce
à ses yeux.
Bravant la norme et tous les modèles
de bienséance, Paul Valet porte la révolte à son comble, au comble de la catastrophe
ontologique. Quel éboulis de certitudes ! Quel pilonnage ! Jusqu’au seuil
de l’Horreur et du Sacré ! Le chaos est son élément
auquel il attribue les vertus du cosmos par un insensé retournement des signes.
Parole rudérale, explosive, percutante — malade, pied-bot, gisant même, mais
« primat de la sainte déchéance, perdition et dévastation ».
Avec davantage de sauvagerie, Paul Valet
fut sans doute le poète que Cioran,, son ami de longue
date, appelait de ses vœux dans le « Précis de décomposition » : « Le poète
serait un transfuge odieux du réel si dans sa fuite il n’emportait pas son
malheur. À l’encontre du mystique ou du sage, il ne saurait échapper à lui-même,
ni s’évader du centre de sa propre hantise : ses extases même sont incurables
et signes avant-coureurs de désastres. Inapte à se sauver, pour lui tout est
possible, sauf sa vie ». Mais, au-delà du scepticisme, des dépits élégants,
l’angoisse chez Paul Valet loge dans l’antre de Dieu, le Christ est proche,
crucifixion à l’œuvre, là peut-être touchons-nous à la différence entre penseur
et poète.
Le 8 février 1987, c’était un dimanche
matin, lorsque son fils m’annonça la mort de Paul Valet, le silence se mit
à crépiter, effrayé de lui-même...
« Tout brille et s’éteint périodiquement
pour reprendre
un souffle inconnu mais puissant ».
Guy BENOIT
Ce texte a paru
dans Regart n° 10 (mars 1990).