ALEISTER CROWLEY

 

LA FAMILLE : ENNEMI PUBLIC N° 1

 

          Cara Soror,

                       Fais ce que Voudras sera le Tout de la Loi.

          Dans votre dernière lettre, vous mentionnez la « pression familiale ». Famille ! Quel mot affreux ! Même son étymologie l’accuse de servilité et de stagnation.

          Latin, « famulus », un domestique; Oscan (1), « Faamat », il habite.

          Pensez à toutes les images atroces que ce mot évoque. Pas seulement dans un contexte victorien; partout où la famille a été forte, elle a toujours été un engin de tyrannie. Faibles membres ou membres voisins : c’est l’esprit de la populace détruisant le génie, écrasant l’opposition par l’arithmétique brute de la supériorité en nombre. Évidemment, il vaut mieux être né dans une bonne famille afin de réaliser quelque chose de plus que ce qu’il est digne de faire; mais qu’arrive-t-il lorsque se pose la question du Grand-Œuvre ?

          Que Dieu vous protège ! La force de la famille est basée sur le fait qu’elle ne se préoccupe que de ses propres intérêts : par conséquent sa formule magique ainsi concentrée est nécessairement hostile à tout but aussi exclusivement individuel que l’Initiation.

          Le sentiment est réciproque.

          Dans tout système Magique — ou d’une nature similaire — voici la première condition que l’Aspirant doit remplir : il lui faut bannir une fois pour toutes et pour toujours sa Famille hors de son cercle magique.

          Même les Évangiles insistent clairement et avec force sur ce point.

          Le Christ lui-même (ou plutôt, qui que ce soit ainsi nommé dans le passage en question) désavoua impitoyablement sa mère et ses sœurs (Luc, VIII, 19). Et, à plusieurs reprises, il posa comme condition à ses disciples leur totale renonciation à tous les liens familiaux. Il ne voulait même pas permettre à un homme de veiller aux funérailles de son père !

          La tradition magique serait-elle plus souple ?

          Jamais de la vie !

          Le très sérieux grimoire médiéval, « Le Livre de la Magie Sacrée d’Abramelin le Mage », n’hésite pas un instant sur ce sujet. Il condescend même à désigner la famille comme le plus important de tous les obstacles s’opposant à la réalisation de l’Opération, et il donne les exactes raisons psychologiques pour lesquelles il en est ainsi. Vous l’avez dit vous-même ! « Pression familiale » était votre expression mordante, et pertinente. Cela même.

          Je crois que le mot « famille » peut désigner n’importe quelles personnes regroupées autour d’intérêts communs qu’elles espèrent ou désirent vous voir partager. La vieille école, l’université, le régiment, le club de golf, le travail, le parti, la patrie : tous voient d’un mauvais œil votre absorbement dans des affaires étrangères aux leurs. Cependant la famille reste le cas typique, à cause de son attraction puissante et persistante. Cela commence avec votre premier cri, votre personnalité est délibérément tordue et déformée via le code familial; et leur zoologie est tellement inadéquate qu’ils prennent toujours leur Vilain Petit Canard pour une Brebis Galeuse. Même à leur Sot ils trouvent un usage : il peut être inestimable dans l’Église ou l’Armée, bref, là où l’incompétence docile est la clé de la réussite.

          Qu’ils soient maudits ! Ils sont toujours sur le sentier.

          Dans la caste Brahmane, l’aspirant au Yoga se fait une règle de remplir ses devoirs envers la famille et l’État; une fois que ces besognes sont achevées, il coupe l’amarre et devient Sannyasi. Plus d’un Maharajah, plus d’un Wasir, pour ne rien dire d’autres personnes avec de moindres responsabilités, planifièrent leur vie, depuis son début, afin d’un jour porter la Corde sacrée de Brahmacharyi, avec ces ambitions soigneusement établies; et lorsque le temps fut venu pour eux de disparaître dans la jungle — tout le reste n’est que Silence.

          Un système valide : pourvu que l’on ait pleine confiance dans la Théorie Générale. Mais il se trouve que nous, blancs, ne croyons pas aux Védas, ou du moins pas dans leur sens littéral qui est naturel au Brahmane en herbe; de même en ce qui concerne nos propres — pourquoi nos propres ? — Écritures, aucune personne intelligente ne peut plus les prendre au sérieux. Certains les mutilent gaiement, et façonnent un Sauveur à leur propre image; d’autres forcent le texte et concoctent une interprétation symbolique plus ou moins satisfaisante — comme l’on en peut opérer à partir de n’importe quel bouquet de légendes. Mais de tels expédients nous laissent sans Autorité Acceptée, et sans cette dernière, personne ne va miser son existence. Ainsi le Sentier, pour les hommes intègres spirituellement, commence par le scepticisme absolu. Nos méthodes doivent être exclusivement inductives.

          « Miser son existence » ai-je dit ? Oui, c’est cela. S’il y a quelque vérité en toute chose, ou même quelque sens à la vie, à la Nature elle-même; alors il y a une chose, une seule chose de la plus haute importance; trouver ce que l’on est, et quelle est sa propre Voie, celle que l’on doit nécessairement suivre.

          L’alternative au Grand-Œuvre est un mélange confus de dispersion, de fatuité, une histoire sans queue ni tête.

          À la réalisation de ce Grand-Œuvre, l’obstacle le plus proche et le plus évident est la Famille. Sa présomption est manifeste, en ce qu’elle attend de tous qu’ils lui cèdent la priorité.

          En Russie, durant les troubles de la Révolution d’Octobre, le Général Denikin — qui tentait de remettre Humpty-Dumpty sur le mur (2) — captura les parents âgés de Léon Trotsky, à la tête de l’ennemi; puis lui télégraphia chevaleresquement de retirer ses troupes, sans quoi il les passerait par les armes. Trotsky répliqua : « Tirez ! ».

          J’espère que cette histoire répondra à votre seconde question : Vous êtes tellement claire et ferme sur le sujet de la famille; alors pourquoi n’insistez-vous pas auprès de vos élèves pour qu’ils commencent avec un holocauste domestique ?

          Pourquoi ? Parce qu’une bonne partie de mes escalades se déroulèrent à Beachy Head. Demandez-moi quelque chose de plus difficile !

          Voyez-vous, la craie possède tous les éléments de danger possible du point de vue du varapeur. Toute la gloire à celui qui pourra la maîtriser !

          C’est un axiome essentiel du système Rosicrucien que l’Adepte doive « porter le costume de la contrée dans laquelle il voyage ». Je prends ceci dans le sens le plus large. Par le mot « contrée », j’entends cette planète et ce rang social « auquel il a plu à Dieu de m’appeler ». Les Frères de la Rose-Croix désapprouvaient la vie d’ermite ou monacale : peut-être estimaient-ils lâches de tels expédients, ou du moins y voyaient-ils une confession de faiblesse.

          Je suis d’accord. L’on doit vivre la vie normale d’un membre de sa classe, du moins en apparence; au moins suffisamment pour ne pas apparaître comme excentrique à l’excès.

          Peut-être « Que mes serviteurs soient peu et secrets » (3) implique-t-il quelque chose de ce genre. Mais la condition autorisant un tel laxisme est la suivante : que l’on puisse être aussi rapide et net que Trotsky dans une situation similaire à la sienne.

          Si la famille d’un tel était composée d’humains raisonnables (mais ce n’est jamais le cas, soupirez-vous), il pourrait peut-être régler le problème de manière plus sage, en expliquant la situation. « Ce Travail mien — vous ne le comprenez pas, et il n’est pas utile que vous y compreniez quoi que que soit — est la seule chose importante de ma vie. J’ai l’intention d’être scrupuleusement attentif à vos sentiments, et ne vois pas de raison pour laquelle l’orientation que j’ai choisie devait dégrader nos relations. Rappelez-vous simplement une chose : si jamais j’ai le plus léger soupçon comme quoi vous vous opposez à moi, condamnez mes plans, ou interférez avec ceux-ci de quelque manière que ce soit, même avec les meilleures intentions, ALORS — d’un coup, je casse nos relations, et pour toujours. « Eh bien, c’est très aimable à vous, Très-Saint » pourriez-vous répliquer. Mais vous n’êtes pas seul à entrer en considération. Et au sujet des Maîtres ? Nous traitent-ils moins durement ? Ce n’est pas ce qu’affirme la Tradition. »

          Cela dépend entièrement de vous. Si vous êtes un Aspirant tout à fait ordinaire, et quelques douzaines d’incarnations de telle ou telle nature ne feront pas la différence, alors Ils ne s’inquièteront probablement pas de vous. Dans le cours des siècles, le Karma fera disparaître les faux plis.

          Mais supposons maintenant que vous soyez de ceux-là spécialement choisis pour exécuter quelque opération nécessaire au déroulement de Leurs plans ? C’est une autre paire de bottes que de suivre ce Sentier. N’imaginez pas que vous n’êtes pas déjà sur un tel chemin simplement parce que vous êtes dans une humble disposition. Un simple pion peut être plus puissant qu’une Tour, en certains cas de figure (4).

          Cependant, si vous n’êtes pas encore sur ce sentier, cela peut se provoquer à l’instant même. C’est une question qui ne dépend que de vous, exclusivement.

          Pour le moment, contentez-vous d’un simple, raisonnable et intelligible Serment : consacrer « tout ce que vous avez et tout ce que vous êtes » au service de l’Ordre.

          L’avantage d’agir ainsi est que le Grand Comptable de la Cité des Pyramides en prend immédiatement note. Il met votre compte (Karma) à jour, et démarre avec un livre de caisse. C’est-à-dire qu’il s’arrange pour que vos erreurs soient payées sur-le-champ (5), au lieu du système habituel de crédit qui peut durer des siècles. L’avantage de ceci est qu’alors vous savez pour quoi vous êtes puni, et apprenez votre leçon immédiatement.

          Ce processus est, naturellement, très douloureux à certains moments; notamment, vous ne pouvez plus vous doper avec des illusions sur votre être, votre grandeur d’âme, votre grand cœur, vous, le saint incompris, le martyr, le héros !

          Et — je vous en parle d’après ma propre et amère expérience — l’agonie est quelquefois tout à fait insupportable. Les Maîtres (ou les Seigneurs du Karma, ou telle autre expression qui vous plaira : je me sens toujours obligé de transcrire tout cela dans un stupide langage romantique, afin de me faire mieux comprendre) voient la situation avec une parfaite acuité; Ils appréhendent immédiatement le comment de tel ou tel acte, que vous vous faites un devoir d’accomplir quelque peu comme une offrande ou un sacrifice, et si ce dernier est ou non dans les limites de ce que vous vous sentez en mesure de supporter. Croyez-moi, il s’agit d’un examen très minutieux, « grâce auquel le sol sera intégralement nettoyé », lorsque Vannus Iacchi trie le grain.

          Prêter délibérément de tels serments, et s’y tenir inflexiblement, constitue la plus sûre méthode d’approcher les Maîtres. Vous forcez la porte de Leur temple; et si vous n’êtes pas encore l’un des Leurs, vous êtes du moins dans Leur classe.

          Pour mémoire : il est plus nocif qu’inutile de prêter de tels serments avec une pareille ambition (6). L’un des plus précieux privilèges ainsi acquis (7) est ce lâcher-prise de toutes les prétentions (8).

          Ceci aussi est douloureux au-delà des mots, de prime abord. Avant que ne débute le processus, l’on ne se doute pas à quel point nos vêtements sont taillés dans un tissu de mensonges.

          Et maintenant, mettez-vous à l’œuvre !

                    L’Amour est la Loi, l’Amour soumis à la Volonté.

                              Fraternellement vôtre,

                                                              666.

 

Extrait de « Magick without Tears » (Falcon Press, 1986), correspondance de Crowley avec Soror I.W.E. (Martha Künzel). Traduction : Philippe Pissier, 1989.

 

NDT

1. Vieille langue anciennement jointe au latin, n’ayant survécu que dans des inscriptions.

2. « Humpty Dumpty sat on the wall;

    Humpty Dumpty got a great fall;

    All the king’s horses

    And all the king’s men

    Couldn’t set up Humpty Dumpty again »

 

    «Le Gros Coco était assis dessus un mur;

    Le Gros Coco tomba de haut sur le sol dur;

    Tous les chevaux du Roi, tous les soldats du Roi,

    N’ont pu relever le Gros Coco et le remettre droit ».

(traduction de Jacques Papy)

Il s’agit d’une poésie enfantine anglaise reprise par Lewis Carroll dans « De l’autre côté du miroir », où il met d’ailleurs en scène cette figure.

« Humpty Dumpty est un personnage mythique qui appartient au folklore des « nurseries ». Il est petit et gros, et ressemble beaucoup à un œuf. En fait, les enfants anglais emploient assez souvent cette expression pour désigner un œuf. C’est pourquoi nous nous sommes décidés à traduire par « Le Gros Coco ». Il convient de signaler qu’une traduction admirable de « Humpty Dumpty » a été trouvée par Antonin Artaud qui donne à ce personnage le nom de « Dodu-Mafflu » (cf. la revue « Arbalète », n°12, « l’arve et l’aume », tentative anti-grammaticale contre Lewis Carroll.) »

(extrait de la note de J. Papy relative à « Humpty-Dumpty » dans sa traduction de « De l’autre côté du miroir », Éd. J.-J. Pauvert, 1961).

3. Citation du « Liber Al vel Legis », chap. I, verset 10.

4. Allusion au jeu d’échecs.

5. « He brings your account (Karma) up to date, and starts you off with a Cash Ledger. That is, he arranges for you errors to be paid for on the spot... »

Jeu de mots entre « Cash Ledger » et « on the spot ». « Cash Ledger » peut être traduit par « livre de caisse », avec la notion d’argent comptant. « On the spot » signifie « sur le champ », « sur le coup », mais, aussi, « spot cash » veut dire argent comptant.

6. Crowley veut dire, ici, que le sacrifice doit être accompli sans espoir de « rétribution », sans calcul arriviste. Par ailleurs, il n’y a personne à rétribuer !

7. Sous-entendu : par le désintéressement de l’acte.

8. « Pretence » signifie « prétention », mais aussi « simulation », « affection », « faux-semblant ».

 

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