ALEISTER CROWLEY

 

LE BRUIT

 

          Cara Soror,

                              Fais ce que Voudras sera le Tout de la Loi.

          Vous me demandez quel est, actuellement, le pire obstacle à l’évolution humaine.

          Je répondrai en deux mots : LE BRUIT.

          Rappelez-vous ce résumé de l’Instruction Initiatique du Yoga :

Rester immobile

Cesser de penser

Se taire, et

S’échapper.

          La seconde injonction postule la troisième; car on ne peut penser ni cesser de penser avec tout ce vacarme incessant.

          Et aussi, le Quatrième Pouvoir du Sphinx (1) est le Silence; sur ce sujet je vous conseille mes « Little Essays Toward Truth » (N° 14, p. 75).

          Nous essayons réellement de discuter de quelque chose d’entièrement différent; quelque chose de pratique quant à la vie quotidienne. Très bien, alors; vous remarquez que « Goetia » (2) signifie « hurlement », que nous utilisons officiellement la Cloche, le Tambour (3), les Incantations, les Mantras, etc. Tout cela est normal en ce qui concerne l’Art Magique; mais aucun de ces procédés ne s’applique au Yoga, car même avec les Mantras, la pratique consiste à répéter de plus en plus vite et de plus en plus silencieusement, jusqu’à parvenir au « murmure mental ». M est la lettre prononcée avec les lèvres fermement closes; « Silence » est la signification de MU, racine de Mystère.

          Quoiqu’il en soit, nous devons admettre la valeur d’un son pointu, scandé; mais cela est très différent du Bruit. L’on trouve, en vieux français, « noise », « nose », un débat, une querelle, un tapage; en provençal, « noisa », « nausa », « nueiza ». Mais Diez estime que « noise » (4) est dérivé de « nausea » — et par le Vivant Nom de Nom, je considère Diez comme quelqu’un de cent pour cent fiable !

          J’ai eu, autrefois, une leçon salutaire : combien diffus et par conséquent superflus sont la plupart de nos discours soi-disant condensés.

          J’avais été chargé par mon Supérieur de la reconstruction d’un certain rituel. Cela se passait en 1912; déjà le tempo du monde avait impitoyablement accéléré; tenter de faire apprendre par cœur quelques lignes aux gens ne serait pas chose facile. Déjà prévenu par les prolixes, pieuses, bégueules et plates horreurs de la Franc-Maçonnerie (spécialement dans les grades avancés des rites Écossais et Égyptiens), je pris la décision d’en finir avec ce verbiage de la manière la plus drastique dont j’étais capable.

          Ce fut un grand succès.

          Mais un jour, nous eûmes un candidat complètement sourd (et non pas dur d’oreille : ses tympans étaient effectivement crevés).

          Évidemment, nous pouvions lui montrer des bouts de papier tout en lui parlant. Mais la majeure partie du rituel exigeait du candidat qu’il porte un bandeau ! La seule solution était de communiquer avec lui via le langage sourd-muet par attouchements sur ses doigts. C’est ce que je fis — et je m’aperçus alors que je pouvais retrancher, sous l’inspiration du moment, au moins quarante pour cent du « minimum irréductible » sans causer aucun dommage à l’effet du rituel. « Cela lui fit tout piger ! » comme dirait l’autre.

          Ce dont quoi je suis vraiment décidé à me plaindre est ce que je crois — très sérieusement — être une conspiration organisée par les Loges Noires dans le but d’empêcher les gens de penser.

          Il y en a qui n’ont vraiment honte de rien ! Déjà, dans certains pays, les citoyens sont contraints d’écouter les programmes radiophoniques gouvernementaux; et qui sait combien de temps s’écoulera avant que nous ne soyons tous assujettis, par la loi, aux bêlements, beuglements, éructations et ennuyeuses niaiseries de la BBC ?

          Personne ne doit être à même de pouvoir penser. À bas les écoles publiques ! Les enfants doivent être éduqués par des gardiens de troupeaux à un quart instruits, dont la paie s’évanouira au moindre signe de désagrément envers les patrons. Durant les pauses, assommons le monde entier de vociférations stupides. Que tout devienne mécanisé ! Ne donnons plus à personne une chance de penser. Normalisons les « distractions ». Plus bruyantes et plus cacophoniques elles seront, mieux ce sera. De brefs intervalles entre un vacarme et le suivant pourront être comblés par des appels (réitérés jusqu’à ce que le pouvoir hypnotique de la répétition leur procure la force d’ordres) à l’achat de tel ou tel produit de ces « Business Men » qui représentent le vrai pouvoir à l’intérieur de l’état. Des gens pour qui trahir leur pays n’est qu’évidence routinière.

          L’histoire des trente dernières années est suffisamment éloquente, me semble-t-il. Mais ce que ces pauvres débiles n’ont jamais réalisé, c’est qu’un organisme vivant doit s’adapter intelligemment à son environnement, ou succomber à la première sérieuse modification des circonstances de vie.

          Où en serait l’Angleterre aujourd’hui si un homme, volontairement gardé sous le boisseau durant des dizaines d’années sous le prétexte qu’il était « malsain », « excentrique », « dangereux », « incrédible », « quelqu’un avec lequel il est inconcevable de collaborer », si cet homme, donc, n’avait arraché le contrôle du pays aux hommes « sûrs », ces ahuris ?

          Et qu’aurait-il pu réaliser avant que le peuple ne lui ait répondu ? Rien. Ainsi, il y a toujours une fraction de la population dont l’indépendance, l’humanité et le sens des réalités commencent à compter lorsque ce bon, ce cher troupeau laineux s’éparpille terrifié au premier hurlement du loup.

          Oui, ils existent, ils sont là, et ils peuvent nous rendre notre liberté — si seulement nous réussissons à leur faire comprendre que l’ennemi dans Whitehall (5) est plus insidieusement fatal que l’adversaire dans Brownshirt House (6).

          Sur cette note d’espoir, je retourne à mon silence.

                    L’Amour est la Loi, l’Amour soumis à la Volonté.

                              Fraternellement,

                                                      666.

 

Extrait de « Magick without Tears » (Falcon Press, 1986), correspondance de Crowley avec Soror I.W.E. (Martha Künzel). Traduction : Philippe Pissier, 1989.

 

NDT

1. Savoir, Oser, Pouvoir, Se Taire.

2. La Goétie, secteur de la magie traitant de la « maîtrise des mondes inférieurs ».

3. Instruments utilisés lors des rituels magiques.

4. « Noise », bruit, en anglais.

5. Expression désignant l’Administration Britannique.

6. Littéralement: « la Maison des Chemises Brunes ».

 

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