Alain
ROUSSEL
LE
SIGNAL
1
Il
tenait sa main grande ouverte dans la lumière et depuis longtemps déjà il
la regardait. Et plus il la regardait et plus elle tremblait. Il n’y pouvait
rien. C’était le vent qui lui soufflait dans les mains, et il voyait ses doigts
s’agiter comme des branches, il les voyait se tordre vers l’on ne sait quelle
gorge invisible dont la réalité tire pourtant chaque jour ces curieux bruits
rauques que l’on confond si souvent avec la vie. C’est cela : il voulait absolument
que ces bruits cessent, mais il n’en avait pas encore la force, le vent n’était
pas encore assez fort. Alors il aida le vent avec sa bouche, il mêla son souffle
au vent et ses mains se mirent à trembler de plus belle. C’était maintenant
un long frémissement et il lui sembla qu’il se propageait, qu’il gagnait alentour.
Ce ne fut d’abord que quelques feuilles qui bougèrent, ces feuilles des rares
arbres isolés qui se tiennent à distance, puis la frénésie contamina toute
la forêt où depuis toujours les hommes se cachent. Quelque chose s’éveillait
enfin et ce ne fut plus partout autour de l’homme qu’un immense battement
d’ailes.
On se levait, on courait enfin sur la
mousse et il tendit l’oreille. Des mains fébriles qui ressemblaient aux siennes
ramassaient des pierres, ou se faisaient les griffes dans l’écorce comme si
l’heure était venue de tout mettre à vif. Il riait et son rire découvrait
ses dents prêtes à mordre. Pour la première fois, il eut envie de rejoindre
ses frères, mais il pensa que sa main ouverte vers le soleil était le signal
et qu’il fallait encore attendre un peu avant de l’abattre. Il écoutait et
plus il écoutait et plus il trouvait belle cette clameur nouvelle qui faisait
battre le cœur de la forêt et qui retentissait jusqu’à la cime des arbres,
toujours plus haut, comme portée dans toutes les directions par d’énigmatiques
oiseaux qui ne sentaient plus leurs ailes à force de dépasser leurs limites.
C’était comme si toute la terre résonnait soudain, et des plus profondes cavernes
les voix que l’on croyait à jamais étouffées se faisaient entendre de nouveau.
2
Sa
main vibrait de tous ces murmures qu’elle attirait à elle par un jeu d’autant
plus subtil de ficelles qu’elles n’étaient visibles qu’à l’intérieur des nerfs.
C’était vraiment comme si l’espace en cet endroit avait une crinière et que
cette crinière se hérissait. Mais cette main, c’était aussi une vague où le
regard de l’homme se noyait. Il y avait tellement de rivières au creux de
cette main et à chaque instant il les voyait s’engouffrer dans les lignes.
Devant ce bouillonnement incessant, une sorte de
vertige le prenait et il s’abandonnait à tous les courants, à tous les remous.
D’où ces rivières venaient, il n’aurait su le dire, mais cela jaillissait
de très loin en lui-même, il en était certain, et des plus belles sources
à voir la transparence de cette eau, et en tous cas il savait au moins une
chose : que toute rivière va à la mer, même si de cette mer il ne connaissait
rien, sinon peut-être ces minuscules vagues blanches qui précisément se cristallisaient
au bout de ses doigts. Et il avait beau se lécher les ongles, cela ne lui
rappelait le goût d’aucune mer connue, hormis sans doute l’écume des petites
peaux qui lui fouettaient les lèvres comme pour attiser dans chaque parole
le souvenir de la grande blessure. C’était, si l’on peut dire, c’était comme
si l’on eût embrassé la bouche d’une femme arrivant à peine d’un pays totalement
inconnu et qui aurait gardé sur les lèvres seulement la brûlure du vent.
L’homme écouta alors plus attentivement
: ce n’était pas le cœur de la forêt qui battait, mais son propre cœur et
la clameur venait de sa gorge. Quand il abattit la main, les loups qui se
jetèrent sur elle il les reconnut tous et leurs yeux qui brillaient il les
sentit bouger dans ses propres orbites.
Janvier
1979