Robert
AMADOU
SUR
QUATRE POÈTES MODÈLES
Toute
compréhension veut embrasser l’Ami. Toute connaissance naît du mouvement naturel — encore
qu’involontaire, car il n’est point de nature sans âme — vers Celui qui en
est la source et le moteur et la satisfaction.
Les différents chemins de la quête de
Dieu se situent à l’égard des villes habitées, des campagnes fertiles, des
déserts immenses et chaotiques.
D’autres voies encore, lasses de serpenter,
même au cœur des vallons, s’élèvent aussitôt. Un point seulement, le départ,
les rattache à la terre. Ignorantes des foules, des pierres et des fleurs,
elles pendent du ciel où se fait leur parcours. Mais il est aussi des souterrains
secrets, ouverts sous les dolmens, dont la nuit cache le sillage. Vers le
feu central, elles mènent l’imprudent qui, parfois, ébloui, au travers des
épreuves, prolonge la descente infernale aux lieux supérieurs.
C’est grâce aux créatures ou contre elles,
par l’attraction de Dieu ou par sa haine douloureuse, que les poètes, tous
les hommes, cherchent le salut. Ils acceptent le témoignage du monde, en déchiffrent
les nombres, ou bien ils le rejettent et opposent à la trompeuse harmonie
de l’univers le spectacle premier de la souffrance et de la mort. Ils reçoivent
du Tout-Puissant le don de sa science, ou bien ils
arrachent au Jaloux les trésors qui les rendraient semblables à lui. Des symboles,
ils extraient la leçon suprême ou bien ils les renversent et supportent le
poids de leurs malédictions.
Or tous les hommes, dis-je, sont poètes,
mais à demi se taisent. Il reste que certains, un petit lot sacré, lèguent
l’histoire de leurs aventures à ceux que le courage ou la folie empêchent
de les suivre. Nulle règle alors ne permet plus de dissocier, dans leurs vies
et dans leurs œuvres, la matière de la forme, l’événement de son récit. La
mise en place des matériaux découverts et des carrés de chair vive préside
à l’invention des nouveaux éléments. Le sentier peint crève la toile et guide
son auteur à la prochaine étape.
Le trait commun des poètes malheureux
et fortunés est que leur écriture apparaît comme l’instrument de leur vitale
entreprise et qu’ils ne peuvent exprimer rien que la peine de leurs efforts
ou sa joie, que les progrès ou les incertitudes de leur marche. L’objet et
le sujet ne se distinguent plus et le jeu même est leur affaire la plus sérieuse.
Les cadavres pourrissent, en une putréfaction universelle, afin que naisse
la pierre philosophale. C’est peut-être le plus haut point du romantisme ;
c’est, à coup sûr, la marque des hommes exemplaires dont notre temps est,
à la fois, fertile et dédaigneux. Car l’on néglige trop souvent, en ce siècle,
d’injecter dans nos veines le sérum efficace que
notre maladie sut élaborer pour se combattre elle-même. Il est effrayant
et rassurant, capital en tout cas, que le mépris, pis l’aveuglement, ait accueilli
Rétif, Rimbaud et Lautréamont, mais que l’avidité et le respect saluent aujourd’hui
Rilke, Breton, Artaud et Chazal.
Car il n’est rien de nouveau sous le
soleil... et cela même fut dit il y a bien des siècles. Les hommes exemplaires
ne sont tels que parce qu’ils dévoilent l’homme éternel et nous le font atteindre,
qu’ils l’éveillent en nous. Notre âge nous incite à laisser le divertissement
qui ne nous charme plus. C’est au fondement que l’on revient. Le philtre le
plus vieux nous est servi, par concession, dans les outres les plus neuves.
Et le détail des œuvres poignantes les
apparente aussi. La même ardeur, la même angoisse, le même déchaînement, le
même don de soi jamais refusé illuminent la révélation
des mêmes objets perçus sous le même angle. Ainsi, nos modèles — et pourtant,
quelles personnes ! — Rilke, Breton, Antonin Artaud, Malcolm de Chazal insèrent leurs vies entre les signes qui cachent l’espoir
de leur justification. Tant est profond leur enthousiasme qu’ils mettent ensemble
une singulière joie à aller jusqu’au bout — à gauche ou à droite, vers le
haut ou vers le bas. Mais ce qui est en haut est comme ce qui est en bas.
Car il n’y a ni haut ni bas. Et la terre est ronde, comme le ciel dont le
centre aussi est partout.