Jean
CARTERET
LE
DÉSERT ET LA FORTERESSE
Il
y a deux Ténèbres : les Ténèbres du Plein et les Ténèbres du Vide. La Naissance
vient du Chaos ou des Ténèbres du Plein. La Mort est la rencontre avec le
Néant ou les Ténèbres du Vide. Le rapport du Chaos au Néant est analogue au
rapport du Tout au Rien.
Quand le Rien regarde le Tout, le Rien
a de l’humour. Quand le Tout regarde le Rien, le Tout a le sentiment de l’absurde.
On peut dire la même chose du Vide et du Plein. De même, du point de vue de
la Mort il y a de l’humour dans la Naissance alors que du point de vue de
la Naissance il y a de l’absurde dans la Mort.
Si l’absurde est coïncidence avec le
Chaos, l’humour est distance d’avec le Néant. Pour que l’humour néantise il
lui faut se dégager du Néant et ne se confondre pas avec lui. Quand le Néant
regarde le Chaos, c’est par l’humour qu’il s’en distancie ; mais si le Néant
dépasse l’humour pour coïncider avec le Chaos, il engendre l’amour.
Du côté du Chaos il y a les valeurs de
la présence et de la coïncidence. Du côté du Néant il y a les valeurs de la
distance et des rapports. Les valeurs du Chaos sont celles de la Naissance,
de l’Enfance, de l’Être
et de la Tradition. Les valeurs du Néant sont celles de la Mort, de la Conscience,
du Langage et de la Révolution. (On ne peut comprendre le vide que si on est
Révolutionnaire (1),
sinon on le constate, on ne le vit pas.)
Prenons un exemple pour illustrer cette
dialectique du Chaos et du Néant : Le
Désert des Tartares de Buzzati. Le désert c’est le néant. La forteresse
où la garnison attend désespérément quelque chose qui viendra du désert, c’est
le chaos. Il y a d’un côté le trop-vide du désert
et le trop-plein de la forteresse. Pour les hommes de la garnison, vivre dans
cette forteresse, c’est se sentir cloîtrés à l’intérieur de l’univers du Même
en face de quoi le désert apparaît comme l’univers de l’Autre.
Il y a dans la forteresse une attente désespérée de l’Autre.
Derrière l’horizon du désert il y a les barbares, les étrangers, les autres.
Ils sont attendus d’un jour à l’autre, jour après jour, indéfiniment. L’attente,
à force de s’intensifier, s’exaspère. Un jour, des chevaux s’échappent et
un soldat a pour mission de les rattraper dans le désert. Quand il regagne
la forteresse avec les chevaux, la sentinelle lui demande le mot de passe.
L’autre lui répond : « Mais enfin ! Tu sais bien que je suis sorti pour ramener
les chevaux ». — Le mot de passe ! Et l’autre de s’écrier : « Mais enfin,
tu me connais ! ». À la troisième injonction, la sentinelle tire sur son ami
et le tue. La forteresse avait enfin trouvé quelqu’un pour jouer le rôle de
l’Autre et se désaliéner en face du désert...
Nous aussi, nous sommes à la fois du
côté du Vide et du côté du Plein, du côté du Chaos et du côté du Néant, du
côté de la forteresse et du côté du désert.
(1)
Révolutionnaire
au sens global du mot c’est-à-dire au sens de la solidarité astrologique des
hommes et du Monde.
Les textes de Jean Carteret présentés ici sont des textes inédits extraits pour la plupart de ses carnets de sténo.
Jean CARTERET à son domicile parisien en compagnie du kabbaliste GRAD et de Daniel GIRAUD.
Photographie : Patrick MOULIÉ