GILBERT CHAUDANNE
LA
QUÊTE
Le dégoût m’habitait et châtrait tous
mes élans. Longtemps j’avais vécu avec lui dans un voisinage instable, mais
voici qu’il se gonfla pour finalement se noyer dans ses eaux d’encre. J’en
arrivais à me haïr et pourrissais dans mon ghetto.
Alors,
j’en vins à concevoir le salut par le naufrage : un sabordage en règle —
court-circuiter la putréfaction par une
bousculade insensée, par le délire révélateur — atteindre la résonance avec d’autres
battements de vie dans un feu qui me jettera en un tout autre point — mais transfiguré, transmuté — Mes pauvres victoires s’évanouissaient
et je retombais en moi-même dans un fracas de vitraux brisés : je gisais là,
pantelant, calciné, en me tordant sur le sol grossier. Mon navire partait
à la dérive, le gouvernail brisé.
À
vrai dire, c’était le lieu de voluptés innombrables et l’inconnu surgissait
au détour des chemins sans que j’y prenne garde. Aussi, me suis-je vu, marchant
sur les traces des vieux mystiques, dans des ornières de sorcellerie, crevant
des ciels sur mon passage, épongeant le sang des latrines sataniques, ou encore
traîné devant des tribunaux imaginaires — l’enfer
et le paradis enchâssés en moi, vous dis-je ! et
se succédant à des vitesses vertigineuses — dans l’espace d’un éclair des pans de ciel qui me faisaient éprouver
encore plus cruellement ma perdition, puis : sorcier, esclave de sa puissance,
et qui se révoltait contre sa tyrannie. J’allai jusqu’à croire posséder le
pouvoir de créer l’événement. Je ne connaissais pas encore la pesanteur de
l’Acte !
Donc, recensant tous les vertiges, je
me suis trouvé marchant dans le crime et la sainteté avec désinvolture.
N’étant rien j’appartenais à tous (le
regard des chiens me plongea dans des perplexités fraternelles et je filai
parfaite idylle avec des pierres et des arbres). Aussi m’a-t-on, tour à tour,
fêté ou maudit — on
vit que mon regard n’était pas seulement le mien — on sut le miroir impitoyable qui l’habitait
et certains furent pris du désir de me tuer comme on tue son double.
Et lorsque, fatigué je m’abandonnais
en prenant des airs de condamné on me chérissait comme un enfant perdu.
Trop de splendeur pour un cœur neuf,
l’abondance tue dans l’œuf les mille bonheurs entrevus.
Alors, je reprenais les chemins du monde...
Il fallait abandonner là, pour un instant peut-être, ce cri d’ange orgueilleux
et cueillir en son cœur de viande une rose de sang qui éclaboussera la face
d’autrui. Mais, véritable paria de mes désirs, je m’ingéniais à observer
les hommes et, ensuite, m’exerçais à mimer leurs gestes de bonheur —
lamentable échec !
« C’est vu ! je
n’ai pas su acquérir au bon moment les défauts qu’il fallait pour vivre à
la manière de tous ! Vous là ! Je vous soupçonne de posséder des secrets qui
m’échappent... Serais-je idiot ?
Mauvais élève dans une école des gestes
incongrus, je me maudissais en roulant sur des pentes sociables.
« La femme, le couple, la vie se résout-elle
dans cette équation mesquine ? Tous, ainsi, la perpétuent en méprisant leur
propre état ».
Je les voyais adorant leur peau d’acteur
sans soupçonner le ciel qui les habitait — affreusement écrasés par leur perfection ou parasites de leur
beauté, de leur force —,
inconcevable lâcheté, ils s’excusaient d’être ce qu’ils étaient.
Alors, Moi : « une maladie ne me rongerait-elle
pas ? pour ainsi salir tout ce que je touche ? ou
n’y a-t-il germe de sainteté que de ne pouvoir s’adonner au jeu en toute innocence
en tout mal ?
Qui suis-je ? un
caporal entêté qui reconstruit le monte dans sa poche ? Aurai-je ma peau bien
à moi, ma place et mon bonheur ? »
Aussi
j’officiai sous tous les masques et endossai toutes les défroques : singe
splendide, adoré, rejeté, perpétuellement mis au jour et refoulé aux nuits
gueulantes — mouvement de flux et de reflux qui s’échouait
sur des plages distantes, abandonnant là son dépôt de substance morte et son
cri désarticulé. Ma soif tyrannisait et les germes d’amitié la fuyaient comme
la peste d’une santé trop forte. J’ai compris alors pourquoi la bonté du Christ
avait quelque chose d’horrible dans son absolu.
Sa crucifixion me devint familière
et, comme ces truands qui en savent trop,
j’ai cru devoir mourir !