FRANCIS GUIBERT

 

WILLIAM BLAKE : LE GÉNIE POÉTIQUE

 

Comment savez-vous si chaque oiseau qui fend les voies aériennes n’est pas un monde immense de joie qui est fermé par vos cinq sens ?

William Blake

 

 

 

 

     Pour un lecteur de langue française, découvrir William Blake est une joie d’autant plus inattendue, que rien à notre connaissance, dans les témoignages actuels de son œuvre, ne laisse entendre qu’avec lui il ne s’agit pas seulement d’imagination plus ou moins teintée de doctrines hérétiques, mais plus encore, d’expérience spirituelle concrète.

     En cette époque-charnière que fut le XVIIIe siècle finissant, tandis que l’Angleterre mijotait dans sa marmite la belle société industrielle que nous ne connaissons que trop, Blake, par filiation spirituelle, se trouvait être l’héritier du “message hermétique” qui à travers les siècles avait successivement illuminé la poésie des bardes, des troubadours, des conteurs de la Quête du Graal et des écrivains alchimistes et Rose+Croix.

     Porteur de la Haute Flamme, il témoignait de son époque, tel un étranger de passage sur des terres qui exhalent la mort :

« Chaque maison est une tanière, chaque homme est enchaîné. Les ombres sont remplies de spectres et les fenêtres sont fermées d’une toile de malédictions en fer. Sur les portes on a écrit « Tu ne dois pas » et sur les cheminées « Crains ». Les habitants de la ville marchent lourdement, le cou entouré de liens de fer fixés dans les murs, ceux des faubourgs ont des entraves de plomb; ceux des campagnes ont les os ramollis et courbés. » (1)

     Dans ce monde de morts-vivants, les nouveaux prêtres de la religion matérialiste avaient alors beau jeu pour imposer leur idéologie creuse et leurs préceptes agressifs.

« Pour purifier le visage de mon esprit par l’examen de moi-même, pour me baigner dans les eaux de vie, pour enlever de moi le non-humain, je viens dans l’anéantissement de moi-même et la grandeur de l’Inspiration, pour rejeter la démonstration rationnelle par la foi en le Sauveur, pour rejeter les haillons corrompus de la Mémoire à l’aide de l’Inspiration, pour rejeter Bacon, Locke et Newton des vêtements d’Albion, pour lui enlever ses vêtements souillés et le revêtir d’Imagination (2), pour écarter de la poésie tout ce qui n’est pas l’Inspiration (...) pour rejeter le questionneur idiot qui pose toujours des questions sans jamais pouvoir répondre, (...) qui publie le doute et l’appelle la connaissance, dont la science est le désespoir, dont la prétention à la science est l’envie, dont toute la science consiste à détruire la sagesse des âges, afin de satisfaire l’envie dévorante qui fait rage autour d’elle comme un loup sans repos jour et nuit. Il sourit avec condescendance; il parle de bienveillance et de vertu, il les tue à tout moment. Lui et ses pareils sont les destructeurs de Jérusalem. » (3)

« Mais Los (4) se leva : il dressa sa tête revêtue de tonnerres semblables à des serpents; et, d’un cri qui fit trembler toute la nature jusqu’au pôle lointain, il appela tous ses fils aux combats sanglants. » (1)

     Ainsi, pas plus tôt accouchée, la société mécaniste trouva en Blake, fils de Los, son premier ennemi mortel.

     C’était le début d’une nouvelle guerre sainte, celle qui, après Blake, devait être menée par d’autres vaillants pourfendeurs, tels Nietzsche et André Breton, et qui, aujourd’hui plus que jamais, ne pourra finir que sur les décombres des nouvelles babylones.

     Au commencement était Blake...

Car c’est bien lui qui, le premier, sut charger le mot RÉVOLTE de ces forces foudroyantes qui toujours nous exalterons.

 

« À moi, mon Arc dont les ors rutilent ! À moi

Les mille instances de mes flèches ! À moi, Lance !

Sur mon front, nuée, ouvre-toi !

Mon Chariot de feu, qu’avec lui je m’élance !

Nulle trêve au Combat que je livre en esprit !

Le Glaive que je tiens, sans faiblir, qu’il flamboie !

Jusqu’à ce que, bercée à nos plaisants abris,

Jérusalem, sur notre île verte, blanchoie. » (3)

 

     Pour saisir pleinement la dimension de l’univers blakien, nous devrons toujours garder en mémoire l’avertissement qu’il nous donne au début de ses Livres Prophétiques :

« Puisque la vraie méthode de la science est l’expérimentation, la vraie faculté du savoir doit être celle qui expérimente. C’est d’elle que je vais traiter. »

Fort de cette mise au point, bons nombres de thèmes favoris de Blake nous apparaissent alors, non plus comme de simples allégories poétiques, ainsi que veulent le voir les universitaires aux besicles encrassées, mais bien comme des réalités spirituelles vécues par l’auteur.

     La Jérusalem, cette Terre des dieux, bien qu’encore cachée au monde, était déjà présente pour Blake qui, toute sa vie le plus naturellement qui soit, traversa tous les miroirs pour saisir les êtres et les choses à leur source. À cette source même où l’origine et l’accomplissement de la destinée secrète de l’univers trouvent leur commune énergie.

     Il ne fallait pas moins que cette vue pénétrante pour déjouer tous faux-semblants, et mener à bien l’œuvre prophétique.

     Expérimenter la vue pénétrante, cette vraie faculté du savoir, c’était en définitive, pour Blake, la fonction même de la poésie.

« Il y a, dans chaque journée, un moment que Satan ne peut pas trouver, que ses démons en sentinelle ne peuvent pas trouver non plus. Mais les travailleurs zélés trouvent ce moment et le multiplient, et lorsqu’une fois il est trouvé, il renouvelle tous les moments de la journée, si on le place bien. » (3)

     À ce stade, il ne s’agit d’ailleurs plus seulement de poésie, mais aussi d’Art Royal, au sens alchimique du terme.

Art de Vie, Art de Purification :

« Si les portes de la perception étaient nettoyées, toutes choses apparaîtraient à l’homme comme elles sont, infinies. Car l’homme s’est emprisonné lui-même, si bien qu’il voit tout par les fissures étroites de sa caverne. » (5)

     À la Fin des Temps, la Résurrection des morts ne sera pas autre chose que cette purification par le feu des portes de la perception, ainsi qu’en témoigne la vision eschatologique de Blake :

« Mais les cinq portes furent consumées, leurs verrous et leurs gonds se fondirent; et les flammes avides brûlèrent tout autour des cieux (...) Les esprits des morts s’évadent de leurs chaînes, rougissents, ils sentent se renouveler les nerfs de la jeunesse et les désirs des temps anciens. » (6)

     Ainsi purifiées par ce terrible baptême de feu, les portes de la perception deviennent aussi celles du mariage, nous allons voir pourquoi :

« Les portes du mariage sont ouvertes, et les prêtres couverts d’écailles bruissantes se précipitent dans des fourrés de reptiles, se cachent devant les flammes d’Orc qui jouent tout autour des toits d’or en tourbillons de désir ardent, laissant les esprits féminins nus et enflammés des passions de jeunesse. » (6)

« Orc le Rouge », « Orc la Terreur », c’est le fils de Los, c’est l’Énergie Primordiale qui, jaillissant du Génie poétique, se déchaîne sur le monde :

« Je suis Orc, enroulé autour de l’arbre maudit (...) La joie ardente, que Jéhovah pervertit et changea en dix commandements, cette Loi de pierre, je la réduis en poudre sous mes pieds, je jette les débris de la Religion aux quatre vents, comme un livre déchiré et dont personne ne recueillera les feuillets (...) Car tout ce qui vit est sacré, la vie trouve sa joie dans la vie; et l’âme des doux délices ne peut jamais être souillée. » (6)

     Le Génie poétique, Blake le dit, c’est « ... l’Homme véritable, et le corps ou forme extérieure de l’homme, dérive du Génie poétique. Également, les formes de toutes choses dérivent de leur Génie, que les anciens appelaient Ange, Esprit ou Démon. » (7)

     Et, comme Shiva dansant sur le monde s’unit à sa Shakti, le Génie poétique célèbre, par les portes du mariage, ses Noces Chymiques avec “l’esprit féminin”, c’est à dire avec l’âme humaine purifiée. De cette union sacrée jaillira alors l’étincelle de Vie, l’étincelle d’Énergie. « L’Énergie est la seule vie » répétait toujours Blake.

« Les flammes enveloppent la terre, et cependant l’homme n’est point consumé. Il marche au milieu des feux du désir; ses pieds deviennent comme de l’airain, ses genoux et ses cuisses comme de l’argent, sa poitrine et sa tête comme de l’or. » (6)

     Ce qu’une telle expérience aurait d’exceptionnel pour d’autres, fut pour Blake la condition essentielle de sa vie. Par son extraordinaire faculté réceptive, il entretenait un contact constamment renouvelé avec son Génie poétique qui, le projetant sans cesse à travers lui-même, à travers les choses, les êtres et les idées, lui revélait l’omniprésence de cette “substantifique mouelle” chère à Rabelais.

 

     Aux yeux de Blake, toutes choses étaient susceptibles de receler un sens magique et transcendantal.

     Sa maison, son quartier, sa ville, s’intégraient dans une topographie sacrée aussi élaborée que pouvait l’être celle des anciens.

     Lorsqu’il gravait ou peignait ses merveilleuses scènes mythiques, sa technique, son matériau, ses couleurs, étaient chargés d’une signification précise.

     Suivant les allusions que nous trouvons éparses dans ses écrits, il ne fait aucun doute que ses relations sentimentales, amicales ou sociales, lui soient apparues sous-tendues par des affinités à résonances plus ou moins mystagogiques.

« Toute chose qu’il est possible de croire est une image de la vérité » déclarait Blake pour qui les idées étaient des forces obscures dont il fallait, selon son expression, découvrir le sens infernal. Car, à ses yeux, l’Enfer était la lumière même.

     Ce paradoxe, bien particulier à Blake, n’est pas sans évoquer le postulat de la “coincidentia oppositorum” qu’enseigne La Tradition hermétique.

     Selon elle, l’Âge d’Or, qui inaugura notre cycle cosmique, trouve en notre époque, période terminale de ce cycle, son propre reflet inversé. Nos institutions, notre structure sociale, nos valeurs idéologiques et ses représentations, ne sont qu’une parodie subversive du monde primordial. Nous ne prendrons pour exemple que cette « uniformité réalisée par en bas au niveau le plus inférieur, suivant la conception “égalitaire”, et qui est à l’extrême opposé de l’unité supérieure et principielle. » (8) Il est clair, alors, que dans ce monde à l’envers l’homme ait radicalement perdu le nord et soit condamné, tels les habitants du Royaume des Morts de l’Égypte ancienne, à marcher sur le plafond de sa caverne, la tête en bas. Il se pense vivant alors qu’il n’est qu’un cadavre en putréfaction, et ce qui vient d’en haut il le croit venir des enfers, et vice versa.

     Le Passage de la Mort à la Vie ne pourra s’effectuer que dans une seconde inversion de l’ordre des choses qui rétablira alors, par identité avec l’ordre primordial, un nouvel Âge d’Or.

     Blake ne pensait pas à autre chose lorsqu’il parlait du mariage du Ciel et de l’Enfer. Cette réintégration de l’état primordial peut d’ailleurs aussi bien s’effectuer sur le plan du macrocosme que sur celui du microcosme. Car à toute chose correspond un archétype dont elle est la manifestation plus ou moins déformée. Ainsi le monde trouve-t-il son image originelle dans la Jérusalem, jonction des royaumes célestes et terrestres; tandis que l’homme trouve la sienne dans le premier Adam, l’Adam-Kadmon androgyne en qui nous pouvons reconnaître le Génie poétique de Blake.

« Chaque effet naturel a une cause spirituelle, et non une naturelle, car une cause naturelle n’est qu’une apparence; c’est une illusion d’Ulro (9) et une résultante de la mémoire végétative et périssable. » (3)

     Réintégrer l’état primordial revient en somme à faire coïncider l’effet avec sa cause, l’archétype, et par là même à clore un cycle de manifestation.

     Mais une telle réintégration implique nécessairement que la manifestation ait préalablement épuisé toutes les possibilités inhérentes à son archétype, depuis ses formes les plus positives jusqu’aux plus négatives, suivant une courbe temporelle aboutissant à ce “reflet inversé” qui, par polarité contraire, provoquera alors le “court-circuit” terminal.

     À cette théorie des cycles qui, pour le macrocosme, correspond à la Fin des Temps en laquelle doit se résorber les quatre Âges de l’humanité, répond, pour le microcosme, le Grand Œuvre initiatique qui, recréant en un processus accéléré la manifestation archétypique de l’Homme, abolira, pour l’individu qui saura l’expérimenter en sa chair et son âme, toutes les limites propres à la condition humaine.

     Ce principe, Bouddha l’enseignait lorsqu’il disait :

« En vérité, mon ami, je vous déclare que dans ce corps même, mortel comme il est et haut d’une toise seulement, mais conscient et doué d’intelligence, se trouve le monde, et sa croissance et son déclin et le chemin qui mène à son dépassement. » (10)

     D’une façon merveilleusement imagée, Gustav Meyrink décrit ce processus dans un de ses romans :

« L’homme est comme un tube de verre où courent des boules multicolores. Dans la vie de presque tous les êtres, la boule est unique. Si elle est rouge, on dit que l’homme est “méchant”. Si elle est jaune, on dit qu’il est “bon”; si deux boules se suivent — une rouge et une jaune — on a un “caractère instable”. Nous, les “mordus par le serpent”, nous vivons en notre vie ce qui arrive généralement à toute la race d’un âge entier : les boules multicolores passent à travers le tube de verre en une course folle, l’une derrière l’autre, et lorsqu’elles sont épuisées, nous sommes devenus des Affranchis, des images du Principe. » (11)

     Cette course folle c’est la course de celui qui, brûlant d’une soif inextinguible d’absolu, va, dans une fureur sacrée et sans borne, au bout de toute chose, pour se retrouver face à lui-même, déchaîné. C’est le nettoyage par le vide, la table rase, condition “sine qua non” de toute manifestation divine. Goethe le disait dans son Faust :

« Brise et ruine d’abord ce monde, nous verrons si l’autre surgit ensuite. »

     Blake connaissait aussi le sens profond du principe de la “tabula rasa” :

« Tout ce qui peut être anéanti devra être anéanti afin que les enfants de Jérusalem soient sauvés de l’esclavage. »

     Et il précise :

« Tout ce qui peut être créé peut être anéanti; les formes ne le peuvent pas. Le chêne est coupé par la hache, l’agneau tombe sous le couteau, mais les formes éternelles existent à jamais. » (12)

     De ceci, à un siècle d’intervalle, nous en retrouvons l’écho dans cette terrible parole d’Antonin Artaud :

« Et tant que je pourrai imaginer une chose, une seule qu’il faille sauver, je la détruirai pour me sauver des choses, car ce qui est pur est toujours ailleurs. » (13)

     Cette fureur sacrée animant cet “extrémiste” qu’est l’homme en quête d’absolu, nous la reconnaissons dans la mythologie blakienne sous le nom de Orc « avançant comme un feu dévorant, brûlant tout autour de lui. » C’est l’Énergie primordiale libérée, anéantissant tout ce qui peut être anéanti, c’est cette volonté surhumaine d’assumer la Manifestation en son entier, jusque dans ses formes les plus ténébreuses, afin de conjurer à jamais l’empire maléfique de l’opacité. Cette dangereuse pratique, nous la retrouvons dans le Tantrisme qui enseigne que :

« Par les mêmes actes qui font brûler certains hommes dans l’Enfer pendant des millions d’années, le yogin obtient son éternel salut. » (10)

     Par ces actes, l’extrémiste sera mené à l’affrontement final et décisif avec son “double noir”, cette Force des Ténèbres qui cache au plus profond de ses replis abyssaux le diamant foudroyant de la Vie.

     C’est le face-à-face avec Satan :

« Satan ! Mon Spectre !... Ton but, et celui de tes prêtres et de tes Églises, c’est d’implanter dans les hommes la peur de la mort, d’enseigner la crainte et le tremblement, la terreur, la constriction, l’égoïsme abject. Le mien, c’est d’apprendre aux hommes à mépriser la mort, à s’anéantir sans cesse avec une majesté sans crainte, à n’avoir que rire et mépris pour tes lois et tes terreurs, à renverser tes synagogues comme des tissus légers.

Je viens pour dévoiler devant le ciel et l’enfer l’affirmation par l’homme de sa propre rectitude, dans toute sa turpitude hypocrite, ouvrant à tous les yeux ces merveilles de la sainteté de Satan, montrant à la terre les idoles que sont les vertus du cœur naturel; pour explorer le siège de Satan dans toute sa vertu naturelle et égoïste, et rejeter par l’anéantissement de moi-même tout ce qui n’est pas de Dieu seul, pour me rejeter moi-même et tout ce que j’ai dans les siècles des siècles. » (3)

     Par l’anéantissement, cette ultime chute dans l’Abîme satanique, l’homme, brisant les chaînes de la damnation, franchira alors les « portes derrière le Siège de Satan » dont Blake nous dit qu’elles s’ouvrent vers la cité de Golgonooza, autre nom de la Jérusalem éternelle. Franchir ces portes, c’est changer ce qui est en bas en ce qui est en haut « pour faire le miracle d’une seule chose ».

     Dans un autre roman de Meyrink, “Le Visage Vert”, se trouve décrit un rite kabbalistique qui illustre parfaitement ce renversement des pôles qui doit amener l’Identification Suprême. Dans la chambre du néophyte, l’initiateur intervertit, de part et d’autre d’une table, deux chandeliers allumés. Alors l’initié et son double — l’Adam-Kadmon — ne font plus qu’un. Dans ce Passage du Seuil, le néophyte meurt à la vie relative — « c’est là la Mort Éternelle ! » dira Blake pour naître à la Vie absolue. Opération grandiose et bouleversante qui, d’un côté du Seuil, sera vue comme une défaite absolue et une mort terrifiante, et qui, une fois le Seuil franchi, se transformera en une victoire absolue.

« Il est un état appelé Anéantissement éternel, état dans lequel nul n’ose entrer, sauf les Vivants, et ceux-ci y entrent en triomphant de la Mort, de l’Enfer et de la Tombe; états qui n’existent point, mais qui, hélas ! semblent exister. » (3)

     Le héros de cette Geste sacrée sera alors jivanmukta, délivré DANS la vie, et on pourra lui prêter cette parole de la tradition islamique :

« Mon corps est mon esprit, mon esprit est mon corps. »

     Cette interpénétration entre l’homme et son archétype, le Génie poétique, se trouve par ailleurs remarquablement exprimé dans un texte taoïste du Phankhoatu (Le Livre du Revers) :

« Tu adoreras ta gauche où est ton cœur. Tu détesteras ta droite, où est ton foie et ton courage. Mais tu adoreras ta droite où est la gauche de ton frère. Tu adoreras la gauche de ton frère, où est son âme. Tu abandonneras l’âme de ton frère pour l’esprit de sa gauche. C’est ainsi qu’à ton sein gauche le Dragon te mordra. Et par sa morsure entrera Dieu.

La voix, sans la parole; l’entendement, sans le son; la vue sans l’objet; la possession sans le contact : voilà les gouttes de sang de la morsure. Prier avec des lèvres muettes, croire avec des oreilles fermées, commander avec des yeux soumis, prendre avec des mains immobiles : voilà la morsure du Dragon.

Le sommeil est le maître des sens et des âmes. Ainsi dort ta tête sur le cœur de ton frère. La gauche de son corps répond à la gauche de ton esprit. La droite de ton esprit répond à la droite de son corps. Que ta gauche pénètre sa gauche; que ta droite soit pénétrée par sa droite. Ainsi ta pensée sera sa pensée, et son sang sera ton sang. La morsure du Dragon se cicatrisera; il prendra son vol, vous serez invisibles dans ses ailes. Vous serez unis avec le ciel. Ainsi vous êtes deux, — et un —, et l’Ancien Dieu. » (14)

     Le Dragon dont il est question ici peut être assimilé au Serpent des gnostiques qui représente la forme que prend l’Énergie divine pour entrer en l’homme. Moïse érigea sur une croix un serpent qui préfigurait le Christ. Pour souligner son origine céteste, les chinois symbolisèrent l’Énergie par le Dragon qui n’est autre qu’un serpent ailé. Les Aztèques firent de même avec Quetzalcoatl, le Serpent à plumes. Son venin est à la fois un poison mortel et un élixir de Vie, selon l’ambivalence du Passage du Seuil. Dans le Yoga tantrique nous retrouvons en Kundalini (l’Énergie primordiale) l’image d’un serpent lové dans les reins de l’homme et montant le long de la colonne vertébrale, dans un double mouvement ondulatoire parfaitement schématisé par le caducée d’Hermès, pour animer les centres vitaux du corps humain.

     Lorsque Blake évoque l’Esprit du Génie poétique soufflant sur le monde, c’est en parfaite connaissance de cause qu’il lui fait dire : « Je suis Orc, enroulé autour de l’arbre maudit ». Et quand Orc pénètrera la “Femme sans nom” (l’âme humaine), celle-ci s’écriera : « Je te connais, je t’ai trouvé ! Et je ne te laisserai point t’en aller ! Tu es l’image de Dieu qui demeure dans les ténèbres de l’Afrique, et tu es tombé pour me donner la vie dans les régions de la mort sombre (...) Ô douleurs que j’éprouve et qui me déchirent tous les membres ! Ta flamme et ma glace se mêlent en souffrances hurlantes, en sillons déchirés par les éclairs. C’est là la Mort Éternelle; c’est là la torture prédite depuis bien longtemps ! » (6)

     En des accents inimitables, nous avons là le témoignage Blakien du Passage du Seuil.

 

« Ainsi vous êtes deux, — et un, — et l’Ancien Dieu. »

Cela rappelle la formule lapidaire que les gnostiques écrivaient au milieu d’un cercle formé par un serpent se mordant la queue, le serpent ouroboros : UN, LE TOUT. C’est en somme le hiéroglyphe de toute manifestation. Un produisant le Tout, le Tout ramenant à l’Un.

     Il faut remarquer que, pour symboliser la manifestation cyclique, il existe une figure géométrique beaucoup plus précise que le cercle du serpent ouroboros. Il s’agit de la bande de Möbius. C’est un ruban qui, refermé sur lui-même, offre cette étonnante particularité de n’avoir qu’une face. Pour cela, avant de raccorder ses extrémités, le ruban effectue une torsion qui, à la jonction, fait alors coïncider ses deux faces opposées, pour ne plus en faire qu’une seule. Si nous désignons une extrémité du ruban : « archétype », et l’autre extrémité « fin de la manifestation des possibilités archétypiques », et si les deux faces du ruban figurent les deux pôles de la Manifestation : le Yin et le Yang, nous avons alors une image saisissante de Dieu. Ce mouvement cyclique, ramenant l’une à l’autre les faces opposées du ruban, doit correspondre, pour l’individu “réintégré”, à la conscience de cet échange magnétique constamment établi entre les pôles de sa manifestation : l’extérieur renvoyant à l’intérieur, l’intérieur à l’extérieur, la mort renvoyant à la vie, la vie à la mort, etc... Chaque polarisation pourrait alors ressembler à un jeu de miroirs partant à l’infini, si n’était pas réalisée, par l’Énergie de la Conscience, l’Unité immanente de toutes choses.

     Cette réalité unitaire de toute chose, nous avons vu que Blake en avait le sentiment aigu. Sa vie entière fut portée par cette foi que l’artiste identifiait admirablement à l’Énergie :

« Si le soleil et la lune doutaient, ils s’éteindraient sur le champ. »

     Ce sens de l’Unité, Blake l’exprima de la façon la plus caractéristique en assimilant, à l’instar des Anciens, la structure du corps humain à celle de l’univers, et en le valorisant, comme Temple de Dieu, par une anatomie magique des plus élaborée :

« Chaque corps soumis à la génération est, dans sa forme intérieure (15), un jardin délicieux et un édifice splendide (...) Ne cherche donc pas ton père céleste au-delà des cieux (...) Car chaque cœur humain a des portes de bronze et des barres de diamant que bien peu osent tirer, parce que les portes terribles sont gardées par Og et Anak, redoutables; et chaque cerveau humain est entouré au-dedans de murs et de fossés, et Og et Anak veillent là. Là se trouve le siège de Satan dans ses filets, car dans le cœur, le cerveau et les reins s’ouvrent des portes, derrière le siège de Satan, vers la cité de Golgonooza, qui est la Londres quadruple et spirituelle dans les reins d’Albion (...) Et celui dont les portes sont ouvertes dans les régions de son corps peut, de ces portes, voir toutes les choses merveilleuses de l’Imagination. » (16)

     Il est pour le moins curieux de relever, dans ces paroles, des analogies évidentes avec l’enseignement du Yoga tantrique qui, à l’époque de Blake, était absolument inconnu en Europe.

     Les trois portes terribles dont parle l’auteur, correspondent bien à trois des centres énergétiques du corps tantrique.

     Ces trois centres, ou chakras, se situent respectivement à la base de la colonne vertébrale (le sacrum) et c’est le Muladhara-chakra, à la hauteur du cœur entre la quatrième et la cinquième vertèbre dorsale, c’est l’Anahata-chakra, et sous la deuxième vertèbre cervicale, c’est l’Ajna-chakra.

     Aux risques que l’on encourt à ouvrir “les portes terribles”, répond le danger que représente l’éveil de la Kundalini lorsque, montant le long de la colonne vertébrale, elle perce les chakras et les active tour à tour. Tous les maîtres du Tantrisme s’accordent à souligner le caractère particulièrement périlleux de cette voie initiatique.

     La valorisation cosmique du corps humain comprenait, pour Blake, aussi bien l’espace que le temps. Voulant symboliser la “prise en charge” de la Manifestation cyclique par l’homme “régénéré”, Blake présentait chaque partie du corps de l’Homme en un métal correspondant à l’un des Âges de l’humanité (l’Âge de Fer excepté) :

« Il marche au milieu des feux du désir; ses pieds deviennent comme de l’airain, ses genoux et ses cuisses comme de l’argent, sa poitrine et sa tête comme de l’or. »

 

     L’originalité de Blake, c’est bien ce côtoiement, inattendu en un seul individu, de qualités et de caractères de natures opposites.

     À la violence prométhéenne qui illumime ses grandioses épopées cosmiques, s’allie la douceur qui illumine ses petits poèmes.

     À sa propension visionnaire qui le projette, en une course vertigineuse, à travers le maelström de l’infini, s’allie la paisible contemplation du sage qui trouve la joie sans limite dans l’oiseau qui passe.

     Et là où Blake révèle sa puissance, c’est lorsqu’il arrive à rendre complémentaires et indissociables ces aspects opposés.

     Il sut hériter, à la fois, de la Sagesse des Anciens et des énergies prophétiques qui dessinaient à l’horizon du monde moderne leurs orbes sanglantes.

« Tout scribe instruit de ce qui regarde le royaume des cieux est semblable à un maître de maison qui tire de son trésor des choses nouvelles et des choses anciennes. » (17)

     Tel le scribe de la parole évangélique, le ciel parlait en William Blake.

     Pour reprendre les mots du Dr. Pierre Mabille qui, dans son précieux ouvrage “Le Miroir du Merveilleux”, faisait allusion à l’œuvre du poète anglais :

« Les mots gravés par lui resteront gravés sur les tables d’aimant de la nouvelle loi. »

     Depuis “Le Premier Livre d’Urizen” qui raconte la création du monde, jusqu’à “Jérusalem” cet immense poème de 15000 vers chantant le retour du Paradis Perdu, toute l’œuvre blakienne est une re-création, sur le plan poétique, de la Manifestation universelle.

     Nous ne dirons pas que le message de Blake se trouve ici ou là, nous dirons qu’il se trouve partout, depuis la première phrase qu’il grava, jusqu’à la dernière.

     L’Œuvre entière est le message.

Mars 1970

 

NOTES

1– W. BLAKE : L’Europe

2– « L’Imagination c’est la Vision de la fruition divine dans laquelle l’homme vit éternellement (...) L’Imagination c’est l’existence humaine elle-même. » (W. BLAKE)

3– W. BLAKE : Milton

4– Los : L’Homme primordial, le Génie poétique.

5– W. BLAKE : Le Mariage du Ciel et de l’Enfer

6– W. BLAKE : L’Amérique

7– W. BLAKE : Aphorismes

8– René Guénon : La Crise du Monde Moderne (Éd. Bossard)

9– Ulro : Le monde du relatif, « la mer du temps et de l’espace ».

10– in Mircea ELIADE : Le Yoga (Éd. Payot)

11– G. MEYRINK : Le Golem (Éd. La Colombe)

12– W. BLAKE : Milton. Ceci éclaire singulièrement cette parole de Jésus : « Ne croyez pas que je sois venu apporter la paix sur la terre; je ne suis pas venu apporter la paix, mais l’épée. »

13– A. ARTAUD : Lettre à André Breton

14– in MATGIOI : La Voie Rationnelle (Éd. Chacornac)

15– Cette forme intérieure, Blake l’appelle aussi « la forme éternelle ». C’est l’archétype de l’homme, l’enfant de Jérusalem, le Génie poétique. Ceci souligne bien le caractère concret de ce Génie qui est un double invisible mais substantiel de l’individu; ce dernier n’étant en somme que l’ombre de son double.

16– W. BLAKE : Milton. « Voir toutes les choses merveilleuses de l’Imagination », c’est ce que Blake appelle « la Vision de la fruition divine dans laquelle l’homme vit éternellement ». Cette fruition divine c’est évidemment l’ensemble des possibilités archétypiques humaines, s’étendant à travers le Temps, du passé le plus reculé au futur le plus lointain. Un demi-siècle plus tard, Nerval écrivait dans “Aurélia” : « Quoi qu’il en soit, je crois que l’imagination humaine n’a rien inventé qui ne soit vrai, dans ce monde ou dans les autres, et je ne pouvais douter de ce que j’avais vu si distinctement. »

17– Évangile de Matthieu

 

BIBLIOGRAPHIE

William BLAKE : – Premiers & seconds Livres Prophétiques, Éd. Rieder (1927 - 1930)

                            – Les Chants de l’Innocence et de l’Expérience, Éd. Mermod (1947)

Denis SAURAT : William BLAKE, Éd. La Colombe (1954)

Henri LEMAITRE : William Blake, Peintre ésotérique, in Les Cahiers d’Hermès N° 2 (1947)

Georges LEBRETON : La Topographie mythique de William Blake, in Les Cahiers de la Tour Saint-Jacques N° 4 (1960)

 

Retour à Inédits Blockhaus

Retour à la page d'accueil