Hubert
HADDAD
«
CIEL SEUL TEMPS »
Pour
Edgar
Celui
qui n’a pas de mémoire n’oublie pas. Pour lui le présent est le plus ancien,
le plus triste, le plus étrange souvenir.
Toute authentique pensée ne procède que par lésions successives
: l’aphasie est au bout du vrai savoir.
L’être n’est pas perdu, il est la perte même !
Et si la vie n’était que l’éternelle reconduction d’une mémoire
saisie dans le maelström du dernier
instant ?
Si j’ai pu d’un regard détruire l’humanité
ne vous emportez pas contre moi
Le temps mène une guerre trop lente et trop cruelle
Pareillement j’ai couché les montagnes
et déboisé les tempes du dieu coriace
Sisyphe traîne sa pierre au bord d’un volcan
Le fou ne comprend pas ma hâte de lave fauve
Pauvre ludion dans l’huile épaisse des jours
À sa semblance éternellement il modèle un rocher
statue aux gestes d’érosion
cité d’images mortes
Toujours il reviendra de la pente à la côte
ignorant le joyau, le diamant de la foudre
Toute chute est un cratère de laves tourbillonnantes
et le feu dans les laves est un monde figé
Sachez-le vous qui passez
tel le mythe et les saisons
L’éclairante verticalité aveuglera toute demeure
car nul n’habite en son signe
Voyez dans le cratère le reflet des grands astres
Toute chute ici-même sera une assomption
car nul ne bâtit sous les bombes
et je suis celle-là que raye le diamant
statue défenestrée et que la chute anime
Quand le monde éclate soudain
les montagnes se couchent et les astres
s’affolent
Que de soleils, que d’étincelles
que de siècles en cet instant
Le chaos saviez-vous est un pur diamant
Ainsi ai-je quitté l’obscure demeure du Temps
Sachez-le vous qui passez tels le mythe et les saisons
Partout les granges se ressemblent
et l’appel des coqs au matin
il m’est arrivé parfois de passer
l’Allemagne ou la Pologne
sans un mot pour quiconque
cependant je sais combien les saisons
sont épaisses à l’habitant
Toute chose devant lui s’amoncelle dans le Temps
et le passé jamais n’affleure
Bienheureux l’Immobile qui confond
la vie
à son infidèle reflet
et qui sait parler quand il faut
pour recouvrir lointainement le fracas d’une
chute
sans fin
Il n’est pas de pays sans légende
Tout regard est oubli de l’œil
Toute mémoire est langue de silence
Rois je ne suis pas de vos sujets
Je traverse vos empires
comme un barbare désarmé
Mémoire : oubli de l’être
Oubli : être de la mémoire
le temps n’est pas
Rose du désert, les sables te cueilleront
une cathédrale s’élève où nul n’entrera
PI
Nul
objet, nul souvenir ne lui échappe jamais
et des millions, des milliards, une infinité
de cercles
passent par tous les points du monde et de l’histoire
Cette pâquerette ou ce crottin sur le chemin
sont des cercles eux-mêmes
Et ce poème écrit sans préméditation aucune
ainsi que cet instant de lecture que vous
lui accordez
Ô distances, distances où s’ignorent les soleils !
Partout le Centre et la Séparation
Tel le veut la mesure qui maintient les mondes
à jamais
Ô distances, distances !
Partout le centre appelle et fuit
comme l’œil vide d’un typhon
Qu’un écolier oublie un jour la règle et supprime
la Mesure au nom de pape
et tout s’efface sur l’ardoise
la pâquerette et le crottin
et mon poème écrit sans préméditation aucune
La mort est cet oubli, vide comme l’œil d’un typhon
Dans le cœur du Maître enfoncez le compas
Ô distances, distances !
Partout le centre appelle et fuit
Ne suivez pas l’étranger qui passe
Il connaît le secret des choses
Jamais humain ne l’aborda
sans perdre la vie bientôt
S’il vient au devant de vous
changez de trottoir ou de pays
S’il frappe à votre porte un jour
n’écoutez pas, n’écoutez pas
S’il vous supplie de l’héberger
abandonnez toute demeure
Son salut est un verdict redoutable
Son regard est une exécution
Sa démarche est celle du destin
Ne suivez pas l’étranger qui passe
II connaît la secrète aurore
l’image naïve des jours est comme cécité
Ève y danse
Le ciel entre ainsi
par où l’abîme descend
Portée
elle le saisit
il abat ses deux mains
ainsi la forêt s’ouvre
seule dans le fruit tel
abîme bu dans l’homme
ce maître entre les mots
la neige en toute saison
tombera sur les cimes
Que l’acide est amer après les cent couleurs !
Je suis mort et j’étais vivant
Pauvre Lazare à rebours sorti d’un tombeau de fleurs
où le cœur battait si fort
D’un grand tombeau de ciel et d’arbres où je vivais
mortellement
Les hommes retrouvent peu à peu leurs figures
Chiens innombrables aux museaux froids
Ours aux bons yeux
Bœufs écornés
Et les souvenirs qui volaient entre cœur et corps
comme des feuilles de feu de fée de fable
tombées de mille arbres étranges
dans la forêt de juillet
jonchent la terre désormais
la terrible terre de mes jours
Pour alléger mon pas alourdi par les eaux stagnantes
je brûle un peu d’opium dans ma gorge noircie
Mais comment oublier les très pures altitudes
les très vives écorces
et le mortel éclat
Cette vie ne vaut pas l’instant qui la foudroie
Seul demeure absolu
le bleu le bleu le bleu du ciel
Odeur d’eau de moulin
Les cygnes ont deux têtes
qui s’embrassent
Bonheur au matin des signes
Fête d’oiseaux, de feuilles
et d’ombres
Deux soleils s’écartent
comme des bras sans force
Tranquille est le passage
au miroir
Une très vieille mule fait chanter
la noria
Il danse sur un volcan celui que ranime la foudre !
Nul ne se souvient. La mémoire est un mauvais roman lu dans un
train de nuit.
Au siècle passager, ne prend que l’innocence.