SAINT-POL-ROUX

 

IDÉOPLASTIE

 

À André Gide

 

 

Ailleurs j’ai dit :

– « Le verbe appareille pour la sculpturalité : la forme sensible, une fois conjuguées les diverses phases de cristallisation, sera son triomphe final. Poésie    création. La grandiose promesse de ce terme n’est pas un mythe, et l’on peut jurer que la CRÉATURE sera saisissable dans un avenir plus ou moins distant. Incontestablement se concrétisera le poème si en progrès vers l’apparaître, mais l’entier succès réclame des temps encore. Les mots exprimés depuis les origines par des races à la suite sont une seule et continue évocation qui, au cours des âges, amasse des forces virtuelles jusqu’à ce que, le pouvoir magique en fin à son paroxysme, êtres et choses évoqués cohèrent, germent, se contexturent, s’accusent de peu en prou, pour définitivement peupler le solide empire des sens. La figurabilité des idées est si bien dans l’évolution universelle que déjà se manifestent leurs reliefs, dégagés de siècles en siècles de l’incubation lente. Les trois périodes du verbe sont : la période de brise, la période d’onde, la période de glace : une évidence progressive. Nos maîtres vécurent la période de brise ; nous sommes au bord de la période d’onde ; nos arrières-petits disciples connaîtront la période de glace. Cette suprême féerie de la morphe n’existe actuellement que dans le vœu du poète, hélas ! et l’on doit se consoler de l’attente immense avec la statuaire illusoirement préludive du théâtre. »

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N’ont-elles, ces prophéties, un léger principe de réalisation chez les poètes d’hui ? Il suffit d’ouvrir un livre leur pour que vous giclent au visage les mots, insectes piqués trop vivants qui s’émanciperaient de l’épingle. Et des couleurs variées, comme par une plume trempée ça ou là dans l’arc-en-ciel, à telles enseignes que m’étonnent les Salons de peinture sans, à la cimaise, telles pages de nos meilleurs écrivains ! Et des parfums ! Et des saveurs ! Écriture devient orchestration. Griserie prestigieuse. Ah ! ce n’est pas encore la forme en soi, mais son épure, son lavis, sa maquette, son écho, son odorance, son ombre, le fantôme de cette forme du moins ! Le lecteur de foi pourtant, bien que présentement il ne voit la forme intéressée, distingue déjà davantage que son simulacre ; il en perçoit la réalité qu’il tancerait pour un peu si l’humaine appréhension d’être déçu ne réfrénait les doigts d’abord curieux. M’arriva-t-il d’offrir le bras à une strophe d’Henri de Régnier, de courtiser une phrase de Griffin, d’adorer une prose de Mallarmé, de baiser une maxime de Maeterlinck, de gaspiller une chanson de Kahn, de boire un sonnet de Verlaine, de sabler une litanie de Remy de Gourmont, de manger un croquis de Huysmans ? Il est manifeste que désormais le poète, se considérant mieux au sens grec, s’applique à vraiment créer, soit à parer d’un poids auparavant ignoré la surface du globe. Coaguler l’abstrait, iconiser l’absolu, figurativer le mystère, organiser l’invisible, meubler l’espace,. coloniser l’inconnu sont la neuve ambition du génie ;. aussi le trouvé-je à la veille de ressembler à la femme qui, les cris de gésine éteints, gazouille : voici ! en offrant à l’époux ce cadeau vivant... le nouveau-né.

Certes, aboutiront les couches cérébrales, et la sage-femme à l’usage de la Pensée s’offrira, selon nous, dans plusieurs mille ans, alors que, du front prédestiné, spontanément réels, l’esprit et la matière surgiront ainsi qu’à l’aube du démiurge.

Ce sera l’âge utile du rêve, l’industrialisation... Shakespeare and Co... du génie.

Devant l’abondante menace de ces poids nouveaux, estimons heureux, pour notre globe passible de sombrer sous une onéreuse affluence d’imprévues créations, le nombre restreint des aèdes. Le surplus d’une once peut-être entraînera la fin du monde . Le savant qui métamorphose l’aspect de la terre utilise des éléments datant de la genèse ou bien des matériaux issus de ces éléments initiaux, en un mot le savant transforme uniquement le spectacle de la pesanteur ; tandis que le poète couve des œufs qui sont des zéros, mais desquels œufs de néant vagissent, dès lors valables, des nombres catalogués : autrement dit, le savant opère dans le vieux, le poète apporte du neuf. Aussi pour peu que soit prolifique le poète futur, le périssable équilibre pourrait bien être rompu par ses apports extraordinaires, ce sont eux vraisemblablement qui, provoquant la terminale catastrophe, feront cesser l’homme et commencer la divinité.

 

Oyez la merveille dont il y a des mois je fus l’innocent héros.

Durant une ambulée rêverie dans cette montagne plus aride que le Golgotha, je parvins à un plateau galeux.

Les rouges cavales du ciel avaient-elles rué par là ?

Ni êtres, ni plantes.

À peine une hostellerie en ruines ; devant l’huis pourri, une table flanquée d’un escabeau.

Assis je hèle... au hasard.

Un hâve nain vomi par le logis décharné s’avance, une aile de papillon sous l’aisselle en guise de serviette.

Surprise masquée, je demande une plume et de l’encre, afin de tracer, avant qu’elle ne s’esquive de mon crâne, certaine légende inventée parmi la roche.

Vite donc j’écris sur le parchemin cette chose où figurent cygnes, blés, trèfles, lins, trémières, hyacinthes, fenouil, nénuphars, verveine, lauriers-roses, palmes, cassis, orme, tilleuls, moulins, faisans, cigognes, troupeaux, flûtes, corps, fontaines pareilles à des princesses pleurant de rire, calvaires, personnages d’albâtre, tourelle...

Or, phénomène étrange, l’encre changeait de nuance au gré des mots, blanche pour les cygnes, bleue pour les lins, verte pour les trèfles, blonde pour les blés ; de plus elle trahissait l’arôme de la plante désignée ; enfin par surcroît, elle exprimait des sons en transcrivant flûtes et cors.

Mais ce fut prodigieux lorsque inopinément, sous l’action de cette encre séminale, tout, oiseaux, musique, végétations, édifices, bétail, s’orna de vie positive, là, sur le parchemin qui, graduellement amplifié, recouvrait maintenant le plateau entier...

L’hostellerie s’était effondrée devant l’opération du mystère ; moi-même je haletais au loin, jeté à l’écart par l’invasion fantastique.

Enchantement inouï !

Extériorisée, positions acquises dans l’heure et l’espace, ma conception ensuperbe le misérable site ; une apothéose où tantôt le deuil et le silence ; une vie jolie, bariolée, glorieuse ; et l’envie plein les jambes de gravir l’escalier de la tourelle svelte au milieu de la symphonie...

Bientôt, l’épouvante d’une telle œuvre m’envahissant, j’avalanchai vers la plaine.

Un archevêque en tournée pastorale qui le lendemain traversait la montagne se mit à crier trois fois au miracle, puis entonna le « Te Deum » des occasions magnifiques.

Dès ce chant violet, l’Église prescrivit de croire, sous peine de cuire à jamais, que les-dites éclosions sont l’effet des Puissances Célestes.

Et je n’ose dévoiler rien à personne touchant ce lieu de pèlerinage exalté par les vierges au tartan d’azur, crainte d’être lapidé pour imposture ou pour sorcellerie.

 

 

“La rose et les épines du chemin”

 

 

N.B. Ce texte de jeunesse est extrait du premier tome de la trilogie Les Reposoirs de la procession ; publié à un petit nombre en 1901 par le Mercure de France, il vient d’être repris dans les Œuvres complètes (Éditions Jean Rougerie)...

 

 

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