Théo
LESOUALC’H
L’ÉCRITURE
VENTRE OUVERT ou MISHIMA ANNÉES 60
Je
refeuillette des notes. Tout un cahier haché. Mots
au jour-le-jour. Vingt ans en arrière. Les années
soixante. Tokyo.
Tokyo. Kamakura. Kyoto.
Huit chaînes de “télévi”. Un flot de
pubs immerge le Japon, prémices déjà de l’Empire
économique. Des bases américaines occupent le pays. À deux pas de chez moi
Yokosuka les navires blancs de la Navy et tout un
quartier de bars à mataffs. Il n’y a pas seulement
vingt ans que le Japon en ruines a capitulé. Que l’Empereur
par la voie de la radio, dans sa langue impériale et pour quelques millions
d’êtres atterrés renonçait tout simplement à sa divinité.
En Inde deux ans plus tôt, sur mon chemin de l’Est, une danseuse indienne, Mrilalini
Sarabai m’avait écrit une lettre de recommandation
pour un certain écrivain japonais qui, m’avait-elle dit, se nommait Mishima
Yukio et s’intéressait particulièrement au théâtre Nô. Cette
lettre je l’ai encore. Je ne me suis jamais rendu à l’adresse indiquée. Ma
vie de Tokyo était regard double : je passais mes heures dans les cafés de
modern jazz et aux spectacles de Nô. Années soixante. Un nouveau courant d’avant-garde
né aux États-Unis pénétrait les jeunes artistes japonais, déstructurait l’idée
de l’art dans le rituel quotidien d’un geste millénaire. C’était le pop-art. De France, immédiatement, arrivait le Néo-Réalisme.
Au Sogetsu Art Center,
lieu de rencontres de la musique contemporaine et à la Minami
Gallery débarquaient les artistes de l’Ouest. Sam Francis, Tinguely, Jasper
Johns. Et tandis que dans le groupe de mes amis japonais le Nô prenait figure
d’anachronisme désuet, que Kyoto l’ancienne capitale entourée de ses temples
n’était plus qu’une cité morte pour le touriste désœuvré, John Cage entre
deux concerts de silence me parlait champignons, et aussi zen. Le zen-rire de John Cage.
Yoko Ono qui me demanda de participer
au premier happening qu’elle monta à Sogetsu, trouvait
vain mon intérêt pour l’Inde et pour le vieux Japon.
Le temps a passé.
Yoko me disait : « Même dans leur volonté de montrer jusqu’à
la merde les artistes japonais ne peuvent s’empêcher d’être esthétiques...
tout sera toujours trop propre... »
Esthétiques. Il semblait impossible d’échapper aux normes, d’accéder
au délire. Tout le passé du raffinement japonais resurgissait toujours en
dépit de tous les efforts et la révolte finissait par se cantonner dans une
sorte de mimétisme voyant de l’Occident. Dans les cafés de jazz où le silence était de rigueur
les fans du rock s’inventaient des allures nègres d’Amérique. Ce fut dans
l’un de ces cafés, le Vaudoo, que je rencontrai
pour la première fois Mishima Yukio. Seul, chemise
blanche et cravate noire. Seul, rigoureux dans un coin, fumant une cigarette.
Observateur raide.
L’amie qui me le présenta était Enami
Kyoko, jeune actrice de cinéma qui avait posé avec
Mishima pour un livre de Hosoé Eikoh
: Exécuté par les roses.
« Tu sais qui il est ? »
Cet homme assis le buste droit, que la discrétion des habitués
tenait à distance... pourtant l’un des écrivains les plus connus. Celui qu’on
avait appelé « le Radiguet japonais ». Cet homme strict ignorant le sourire
qui cependant se prêtait à l’époque à des séances de photos les plus baroques,
les plus kitsch, qui apparaissait au cinéma dans un second rôle de gangster. Mishima
dont les sources d’inspiration étaient la Grèce mythologique et Cocteau. Dont
le style d’écriture extrêmement maîtrisé, académique, n’était pour ainsi dire
pas encore traduit.
Les jeunes artistes japonais organisaient alors des parties dites
« sauvages », vaguement débridées, autour de feux nocturnes sur la plage de
Kamakura. Mishima invité d’honneur s’y rendait sans pour autant se départir
de sa dignité.
Il m’arriva une fois de déjeuner en compagnie de Mishima et de
son épouse. Il me dit ce jour-là que la langue japonaise était faite pour
couper la communication humaine.
La langue japonaise... le vocabulaire... les mots... Mishima
l’écrivain isolé parachevait cet isolement dans l’écriture.
Je lui parlai alors de ce billet que m’avait écrit Mrilalini Sarabai, un jour à Ahmédabad. Mrilalini Sarabai ? Pourquoi Mishima se serait-il souvenu de l’existence
d’une danseuse indienne ? L’Inde n’était pas sur
sa planète.
C’était à cette même époque qu’au Sogetsu
Art Center je connus Hijikata
qui faisait ses premières tentatives d’une danse qui allait par la suite s’imposer
sous le terme de buto. Née du pop-art
la danse de Hijikata évoluait au ralenti en distorsions
corporelles et s’efforçait de rompre avec l’harmonie, même des danseurs les
plus modernes, comme Merce Cunningham. Révulsion
des visages. Œil au blanc.
La nécessité était là aussi de dissoudre le langage.
Et dans les coulisses de Hijikata rôdaient
le vieux poète surréaliste Takiguchi, l’écrivain
Shibusawa admirateur de Sade et Mishima Yukio.
Quand une quinzaine d’années plus tard je rencontrai Hijikata à Tokyo, je lui posai la question à propos du suicide
par seppuku de Mishima : « Comment as-tu ressenti cette mort ? » Il y eut
un silence. « Mishima avait été un ami, me dit-il... j’ai été bouleversé...
Tous, nous avons été bouleversés... ». C’était tout...
Mais pour Hijikata, pour tout ce monde
réduit à quelques artistes parmi la masse des Japonais et que j’avais fréquentés
journellement durant mes cinq années de séjour, l’obsession de la mort, du
tragique de la mort... avait ses figures entre toutes. Et cela, en surcharge
de l’obsession purement japonaise. C’étaient Lautréamont, Rimbaud, Nietzsche,
Georges Bataille, Sade, Artaud.
En ce qui me concernait je pouvais me souvenir que dans la pulsion
instinctive qui m’avait attiré vers le Japon, deux rencontres avaient eu leur
rôle. La vision de mon premier film japonais Rashomon où la voix magique d’une morte, comme déformée
par le masque blanc du Nô, comme l’incantation de ces miko de la montagne de la Peur, ces femmes
aveugles qui entrent en transes, communiquent par la voix des morts avec le
monde occulte. Et un certain Fujimura Misao qui avait laissé une unique phrase « La vie est néant,
le monde zéro » avant de se jeter dans les chutes du Kégon
à Nikko.
Le vide existentiel qui, pour un être des temps modernes sacrifié
à l’Économie abstraite, renoue dans l’absurde avec
ses attaches chamaniques shinto, sa métaphysique bouddhique mais aussi qui
rompt avec l’angoisse de l’incommunicable.
Et Mishima érotiquement lié au sang à la torture à l’exsudation
du corps n’avait pour tout exorcisme que son écriture, une écriture délibérément
sans territoire. Cela, pour un esprit grave profondément en quête d’une identité
totale, ne pouvait suffire.
L’exhibitionnisme traqué de l’expression contemporaine, superficielle,
larguée d’un système de valeurs ou bien, comme c’est souvent le cas, s’y rejetant,
faute de support, ne pouvait satisfaire le narcissisme du solitaire que dans
la mesure où cet exhibitionnisme
le poussait à l’extrême.
Il faut avoir vécu cette infranchissable barrière de l’incommunicabilité
japonaise et non seulement du fait du langage mais aussi d’un tissu complexe
de conventions, pour comprendre à quelle impuissance peut se confronter l’individu,
les sens à nu.
Dans un climat tel d’impulsions réprimées par la bienséance sociale,
l’acte hors-mesure paraît fréquemment comme une
ultime solution et les domaines du fantastique et de la cruauté, à travers
toute l’œuvre traditionnelle, populaire ou classique, du Japon, témoignent
pour une véritable fascination qui implique violence et mort.
Un écrivain comme Mishima, sous sa réserve hautaine, portait
déjà en lui, avec le culte de son propre corps, le geste final de son suicide.
Mais il a déjà beaucoup été écrit autour de ce sujet (le film Hara-kiri, la série des photos sur le thème du suicide, etc.) et ce que je ne peux qu’ajouter est lié à mes impressions
vécues au cours de ces années soixante qui, aujourd’hui, m’apparaissent comme
particulièrement fécondatrices d’une révolte marginale de la pensée japonaise.
Mishima était célèbre. Avait acquis sa célébrité dès la parution de son premier
ouvrage. Il savait qu’il devait recevoir le prix Nobel. Mais son désir d’absolu
exigeait plus. Forcer la légende. En détruisant le corps qu’il s’était attaché
à modeler, accéder à la stature d’une sorte de dieu néant.
Et il faut bien constater qu’il ne se trompait pas. Son suicide
qu’il voulut spectaculaire éclata en une journée, par delà les frontières
du Japon, dans tout l’Occident dominateur, voué
à l’automatisme désespéré du plus bas matérialisme.
Dans le malaise de l’existence passive confortable, prônée comme
une idéologie utopique, le tragique, quoiqu’on s’en défende, exerce la même
troublante attirance.
Un prix Nobel n’aurait pour Mishima été que l’insigne d’une gloire
éphémère tandis que le seppuku soigneusement mis en scène dans la pure tradition
rituelle du bushido l’élevait, seul,
à la sur-nature qu’il ambitionnait.
Car, à mon avis, et mis à part l’un de ses tout premiers livres
Les Confessions d’un masque, la littérature de Mishima ne s’est
jamais laissé dévier d’une linéarité contrôlée et pour ainsi dire glacée.
C’est certainement le fait de ces années soixante, dans un Japon diminué,
dépossédé de sa généalogie solaire, abâtardie, qui a offert à Mishima la scène
provocatrice favorable au scandale. L’apollinien Mishima, comblé, mais aussi
irrité, ne pouvait donner à son propre happening sans retour qu’un dénouement
digne de la chevalerie qu’il s’était choisie pour
modèle.
Son seppuku illuminait son extinction d’une lueur dionysiaque
et par là même maudite, au sens de la Tragédie. Son homosexualité réveillée
par les flèches et le sang d’un Saint-Sébastien était d’un guerrier spartiate
et d’un samouraï.
Guerrier il voulait l’être à la façon des antiques.
Sa nostalgie fasciste appartenait plus à une éthique personnelle,
gratuite, qu’à une volonté politique.
On a tenté de parler de son Bouddhisme.
Mais, à mon sens, le Bouddhisme originel est la contemplation
paisible d’un miroir vide. Mishima, lui, aspirait à déchirer le tain de ce
miroir et s’y anéantir face à un autre vide, celui-là sans espoir, le Vide
d’une planète ivre.
ivre de son vide
Yukio MISHIMA
Photographie : Théo LESOUALCH