Francis
GUIBERT
NÉANT
CENTRAL
à Marc, en signe fraternel
Nous sommes dans le monde,
mais où est le monde ?
Patrick
Sophie
s’emplissait les yeux du pâle rayonnement de ce monde englouti. « Une tombe
peut être en même temps un centre, pensait-elle. Quand le monde est ouvert,
ouverte aussi est la porte des tristes dieux de l’Enfer.
»
La pierre sur laquelle elle s’était endormie
était le point d’interférence du monde des morts, de celui des vivants et
de celui des dieux. Par elle, Sophie savait ce qui se passait, ce que faisaient
les maîtres, de quoi on discutait aux cuisines.
Tandis qu’elle s’abandonnait à la fascination
du paysage, elle aperçut au loin la silhouette d’un cavalier poursuivi par
les Furies. Il arrivait au galop. Elle vit grandir la tête du cheval, et,
au dessus, des yeux étincelants que le Déluge n’avait pu entamer. Il ne ralentissait
pas. Il fonçait droit sur elle.
C’était ce cavalier qu’elle avait un
jour croisé sur la route et qui l’avait salué en ces termes : « Bénie sois-tu
Fortuna barbata ! Demain je disparais et que restera-t-il
de ce monde ? L’existence est à chaque moment le commencement, le milieu,
et la fin. Tous les instants sont multipliés à l’infini dans les miroirs de
l’univers. »
L’inconnu faisait sans doute allusion
à ces mondes interchangeables caracolant tels une œuvre d’art vue à la loupe
surface après surface, lorsque les discours se dissolvent dans l’espace d’une
toile rutilante déroulée sans fin, là où le scrutateur s’incrustant tombe
en poussière tandis que d’imprévisibles prismes rayonnent les diffractions
imaginales.
« La foi, lui répondit-elle, est cet
élan vers quoi les arbres qui s’aiment deviennent les cibles de la prophétesse
obscure. Je te convie au festin des mémoires rangées de ma fille au bord du
monde, surplombant le grondement des volcaniques angoisses nietzschéennes.
»
À ces mots, les murs de la ville s’effondrèrent
dans cette autre moitié de la vie que nous nommons « dédale des abbesses damnées
». D’une ronde accélérée des siècles, Sophie et le cavalier partaient rejoindre
le Maudit et sa reine enivrés du miel interdit du
Cloître des Râles Célestes.
Ainsi s’accomplit le suicide des âges,
et le double de leurs mains glissait en arrière, joignant le creux central
de leurs yeux scellés à la robe nue de l’étoile des fées originelles.
***
je dors et je veille sur la terre dépossédée
je me suis colonisé et je me libère
nous ne sommes pas du monde
nous créons tout dans un délire
nous rêvons entre nos regards
entre toi et moi ce sont les mondes qui s’enflamment
je suis dans ton rêve lorsque tu dors,
tu veilles dans mon rêve lorsque je dors
pour la merveille qui est cette légende sans
cesse recréée
le temps est ce rythme à trouver pour te
retrouver
et m’endormir dans la danse de ta joyeuse
fureur
la dévotion n’est ailleurs que nulle part
sur les autoroutes des siècles
traversées sans fin dans un rêve immortel
par-delà le sommeil de la Psyché de Burne-Jones
c’est la disparition du monde sans appel
dans un blue-movie
de Marilyn
et la disgrâce aux yeux du monde
est l’anti-signe du voyageur solitaire
seul maître à bord d’un navire
traversant l’océan de mon sang
dessinant ses cartes marines
dans les champs étoilés d’une litanie passionnelle
disparaissant dans l’onde de ton regard
j’appartiens à ton absence au monde
nous survivons, rescapés de l’histoire, dans
les sous-sols de ce qui pourrait être une île,
nos vagues radios captent des diagrammes
en transit, un escogriffe se lève pour haranguer un troupeau d’araignées et
s’effondre noyé dans son sang, nous allons l’enterrer avec nos mains et fêter
sa mort, les esprits de la terre tremblent à la seule idée de ce que va être
cette fête, car ils savent que notre peau n’est que le tribut d’une aventure
risquée et que notre folie est celle d’un autre monde,
je prends un bout d’os et trace dans la
terre :
« mon amour s’est divisé en toi et moi
dans le délire de son ivresse, maintenant chaque atome de ce monde tourne
à l’envers,
maintenant les cités tombent sous influence,
des pays entiers fonctionnent au rythme
binaire de la lune noire,
mon amour a basculé et la Terre entre dans
l’impossible,
maintenant je vois ton visage étiré entre les vitres
des cités brumeuses, tatouage platiné au regard innocent, ton visage dans
celui des démons, à l’envers des cratères suburbains, ton visage partout,
tournant comme une roue, »
Et lorsque je me réveillai d’un rêve ô combien inquiétant, mais
qui laissait tout de même deviner une solution — si horrible fût-elle —, je
compris alors quel était ce monde où l’on se « réveille ». C’était le monde
sans solution — si horrible soit-elle —, c’était le monde où l’individu entretenait
son existence à coups de questions qui n’auraient jamais aucune réponse. Nous
étions donc en dessous de l’enfer, il ne pouvait même pas y avoir de drame.
C’était une poussière qui se soulevait en quelques volutes insignifiantes
pour retomber peu après. C’était un monde qui ne pouvait même pas être condamné,
il n’avait pas la vie.
Je regardai par la fenêtre, il faisait encore nuit. Comment n’avais-je
pas compris plus tôt que ce monde ne pouvait connaître la mort puisqu’il n’avait
jamais eu la vie ? Dans le silence précédant l’explosion du rush motorisé
de la journée, je voyais le visage de ce que je venais de découvrir. Les humains
dormaient encore, ils étaient en enfer, mais lorsqu’ils allaient se réveiller
ce serait pour se mettre au service de ce qui n’avait pas la vie, de ce qui
attendait sous les lampes à arc, inerte et froid sur les tapis de bitume,
une scène sans drame où rien ne pouvait se passer.
La seule vie et la seule mort restant
à proximité étaient celles des rêves infernaux du subconscient. Je devais
réviser ma géographie psychique, à présent le monde « éveillé » était en dessous
du subconscient. La Terre avait glissé au fond d’une fosse de l’univers et
toutes ses coordonnées précédentes étaient maintenant caduques.
sans comprendre je comprenais, au centre
du monde c’était ce trou noir, cet effondrement, la faille,
le milieu du monde est un effondrement,
la faille centrale où tout disparaît, sous mes yeux vit le monde sans réponse,
tout existe sans réponse puisqu’au centre
est la faille, je pensais aux Guaranis errant depuis des siècles à la recherche
du paradis terrestre, ils dansaient en attendant, mais qu’attendaient-ils
vraiment ? je soupçonnais que de telles gens devaient
savoir, que les chamans australiens, que certains gnostiques des premiers
siècles et quelques autres fous sur cette planète savaient qu’aucun moyen
n’est superflu pour atteindre le milieu du monde, par toute extrémité entrer
dans la faille centrale où disparaît le monde, là où les grands vides de l’infini
s’échangent,
je ne pouvais vraiment oublier cela, les
seules choses qui me paraissaient inquiétantes étaient celles auxquelles je
pouvais donner une explication, alors que les mystères à rendre fou me semblaient
aller de soi,
mais la clé des mystères à rendre fou est
un mystère plus grand encore, celui du néant central qui amorce la verticalité
de la conscience déchirant les mondes par la vertu de sa pure volonté, chaque
monde porte ses propres lois mais la conscience verticale est non-loi, abolition de toute cohérence finie dans un mouvement
infini,
à un millimètre derrière l’habitude c’est le passage royal
de l’intuition, la toute-puissance d’un grain de sable fracturant l’ordinateur
d’inscience, la faille du monde où l’on peut se jeter comme un criminel et
par un seul battement de cils changer de monde sans bouger,
et c’est ce fou, par toute extrémité trébuchant vers la grande
faille de l’univers, qui seul ne peut jamais vraiment s’égarer, lui seul garde
la mémoire de la perdition immuable du monde, lui seul n’est pas vraiment
abusé par la supercherie des digues de l’humaine ignorance, il sait d’où vient
l’eau et où elle retourne, il porte au fond de lui le secret du papillon de
nuit qui s’enflamme à la chandelle, ce secret qui est l’origine des mondes
et leur disparition même,
les responsables de la réalité déversent
leurs intelligentes coliques en guise de rations de forçats dans les médias
de la vie monoplane,
nous vivons dans ce 19e siècle d’ignorance qui n’en finit pas
de crever ses sacs de poussière dans les vents de la terre, nous vivons dans
cette guerre mondiale qui n’a pas fini avec Hitler, je mesure exactement l’image
du monde au ghetto de Prague transposé à l’échelle planétaire, en satin ou
en haillons nous portons cette effroyable misère de la haine de l’homme pour
lui-même, dans la cendre et la boue c’est encore Londres comme au temps de
Blake, la lumière est cachée au fond d’une ruelle,
c’est encore le regard insondable d’un derviche
mendiant,
c’est encore les yeux de feu d’Eddîn Rûmî assis dans la poussière
et écrivant ses chants de lumière traversant les millénaires, zigzaguant comme
le mirage de la foudre dans les tempêtes du désert du monde,
nous sommes les pèlerins de l’éternité ou
nous ne sommes rien,
sans nous retourner nous quittons l’ombre
du monde,
mettant un pied devant l’autre c’est à chaque
pas que l’on abolit la finitude du monde,
tourner plus vite que le sommeil du monde et
rendre visible le soleil au fond d’un lac,
la folie devenant consciente d’elle-même
est couronnée impératrice des morts et des vivants acteurs du mystère de la
destinée
sur un plateau de lumière s’étale le sang
de la nuit
signe premier et ultime du drame magique
tatouage des fées sur la peau de la vie toujours
rêvée
relever le défi des apparences et atteindre
la transparence
nos origines dansent masquées autour de
nous une guerre omniprésente dans le fracas d’une époque qui ne veut rien
entendre au silence de la plus grande éloquence
celle des larmes d’étoiles dans notre corps
et partout
le monde s’effrite dans les yeux de l’évidente
immatérialité de la matière
de l’évidente présence de l’esprit dans
son absence même
du paradoxe libérateur de toute notion
sur la vie et son absence
lorsque toute notion est lâchée à sa propre
errance
la redécouverte de l’illusion emporte les
doutes
l’illusion devient le drink de ceux qui vivent
la disparition des illusions comme un air retrouvé après l’asphyxie
devenir le corps du silence dans le fracas des
atomes et dans la danse des jours de la nuit du monde
disparaître comme un drink dans le gosier de l’univers
et se retrouver sur le trottoir d’en face comme un ami de toujours
comme l’incendie du soleil par-delà le sommeil
dans l’air sifflant des mémoires en fusion
le corps de nos doubles est plongé en extase
un oiseau chante à perdre haleine
son frère jumeau le regarde en silence
la nécessité d’une base rythmique est implacable
comme la mort, il s’agit de trouver le rythme vital pouvant épouser les passages
des graves aux aigus afin de traverser l’harmonie des sphères vers la haute
fréquence régnant sur la tourmente des rêves de la terre,
comment toucher l’essence de cette incroyable
lumière rose des nuages posée sur le bleu de l’aurore sans susciter la violence
d’un arrachement à toute la vie et sa mémoire morte ?
comme l’esprit le corps doit brûler dans le
désert, la soif est à ce prix,
il faut dépasser la sphère des questions
et des réponses, prendre la vitesse de tout ce qui vient et qui est une exigence
muette, une présence derrière une vitre invisible et qui appelle une réponse
silencieuse dépassant toutes les réponses,
s’il est un pouvoir à l’usage des vivants
c’est celui jouant au-dessus du noir et du blanc de l’échiquier, c’est cette
force glissant entre les choses et leur temps, l’incarnation de la déroute
subversive du cosmos,
ce ne peut être que ma seule conscience, toute ma vie et toute
ma mort, l’accomplissement des géographies existentielles, l’incendie de la
chambre des cartes,
c’est ce feu liquide au centre du désert,
mirage ultime où l’on disparaît corps et âme à la vitesse absolue d’une traversée
verticale des mondes,
une vie au hasard de la nécessité-surpriz, pleine de guerre lumineuse, la fin des
notions finales,
de la fleur-folie
un pétale est tombé
à l’inverse de la barrière des sens
un monde peut en cacher un autre
j’entends la stéréo des steppes d’autoroutes
ici et là dans les terres blanches du sommeil
la x-generation
passe par Thulé
dans le regard qui jamais ne s’ouvre ni ne
se ferme
le film sans fin se transperce
en devenant plus infime que sa trame
tes larmes d’extase ont parcouru l’univers
pour revenir se montrer propriété céleste,
entre tes regards dorment les étalages de
diamants des joailliers du ciel,
esprit silencieux embué par les choses
l’or lève
tambour dans le jour
sang en soleil
ni esprits ni choses
mais homme sauvage revenant après l’exténuation
connu et inconnu comme faces interchangeables
d’un corps à corps limpide coupant l’œuf du monde avant qu’il ne crie,
comme une flèche n’arrête son vol qu’une fois
plantée dans la cible ne rien retenir de ce qui va, l’esprit est cette flèche,
le monde est cette cible, les concepts entre l’esprit et le monde sont l’air,
l’air, la cible et la flèche, nous sommes
tout cela, nous sommes l’ignorance et la fin de l’ignorance et plus encore,
nous sommes les dés et la main qui les jette,
nous sommes l’enfant perdu dans la forêt,
nous sommes la forêt perdue dans le temps,
nous sommes le soleil entre les arbres,
nous sommes la pierre du chemin,
la terre porte les signes de la rencontre de l’esprit avec lui-même,
autour d’eux sont nés les dieux les hommes et leurs histoires, les hauts-lieux de la terre sont la source des âges, la naissance
et la disparition des étoiles,
chaque monde porte à chaque instant son commencement
et sa fin dans l’invisible centre de silence,
incendie du soleil par-delà le sommeil.
Juin
1981
Photographie : Frédéric DEVELAY
Psyché dAngéline NEVEU (1979)
Photographie : Pierre CARRÈRE