Michel
CAMUS
L’ERMITE
DE LA TOUR D’AUVERGNE
Les
taxis ne sont pas faits pour les clochards. À la station de taxis de l’Hôtel
Hilton, le vendredi 27 Juin vers 10 heures du matin, deux chauffeurs refusèrent
d’emmener Jean Carteret. Il avait passé la nuit chez des amis. N’eût été sa
casquette de marinier, il aurait pu ressembler à quelque vieux pope crasseux.
Son manteau, disons le mot, dégueulasse, était passé du noir au gris le plus
grisâtre, empesé par des coulées de soupe vergetées comme des craquelures
de colle, couleur vieil ivoire, couleur de vomissure, avec ici et là des taches
de graisse peu (ou même un peu trop) reluisantes. « Je m’en fous, disait-il,
je ne suis plus dans mon corps ». Un troisième chauffeur de taxi, Africain
celui-ci, embarqua son étrange client sans protester. (L’homme noir, dernier
compagnon de route de Jean Carteret).
Le jour il dormait, la nuit il veillait,
ainsi allait-il depuis vingt ans et plus. Il disait le jour appartient au
Pouvoir, la nuit à la Puissance. C’est-à-dire à la puissance de méditation,
de création du langage et de structuration de la vision. Mesure du jour, démesure
de la nuit ouverte sur les étoiles. Loin du jour, loin des bavardages, des
conversations, Jean Carteret appartenait moins à la nuit que, la nuit, à la
lumière du Verbe. Nuit ouverte sur l’intersubjectivité des échanges et des
dialogues. Jusqu’à l’aube, jusqu’au petit matin, jusqu’au milieu de la matinée.
Éternel insomniaque, il s’était fabriqué à force de somnifères un sommeil
artificiel : « révolutionnaire » disait-il. Dose quotidienne : quatre
pilules de mogadon et dix gouttes de neuleptyl.
Dose qu’il doublait allègrement de temps à autre. Ce n’était pas tout. Il
priait, il chantait et, avant de perdre conscience de son existence, il répétait
d’une voix puissante et caverneuse la note SOL... SOL... SOL..., inlassablement.
Il disait « je ne suis plus dans l’existence, je suis encore avec ». Il n’était
plus quelqu’un, mais quelque chose. C’était un « délivré-vivant
». Il a dû s’endormir à l’heure de midi, à jamais.
Depuis quelques semaines, il avait dépassé
l’angoisse, dépassé la souffrance. Comme la Fiancée du Cantique, son cœur
était devenu insondable, son âme insensible, son esprit sans forme et sa nature
sans être. Il faisait l’apologie de son propre... néant. Il n’était plus rien
ni personne. Il appelait « corps glorieux » la positivité cachée de ce rien
ni personne. Du côté de l’intérieur infini, c’était une énigme, d’importance.
Laissons les morts ensevelir les morts. Reste à exhumer son œuvre : deux à
trois cents heures d’enregistrement, des milliers de pages, un travail de
bénédictin. Qui le fera ? Dieu seul le sait. Reste à témoigner de la vérité
vivante qu’il incarnait par sa seule présence au milieu de nous.
Jean Carteret ressemblait à un moine
dépenaillé du Mont Athos. Il ressemblait à un moine et vivait comme un moine.
Mais il n’était pas un moine au sens étymologique de monos : seul. Il a toujours été entouré d’amis,
d’auditeurs, d’interlocuteurs. Il a toujours tenté de faire partager sa foi
et sa vision, sa charité, son espérance. Foi poétique. Vision prophétique.
Charité donatrice de conscience. Espérance révolutionnaire. Il a toujours
donné, non pas ce qu’il avait, mais
ce qu’il était. Il ignorait sa fortune (un quart de milliard d’anciens
francs en 1980) à tel point qu’il s’est toujours cru démuni. Aussi vivait-il
pauvrement, presque misérablement, dans la même chambre de bonne depuis plus
de quarante ans. Si n’importe quel chimiste travaille, l’alchimiste — lui
— se travaille. Jean Carteret n’a jamais travaillé. Il s’est toujours travaillé
pour devenir bon conducteur de la poésie du monde. Il était l’homme
le plus troué du monde : définition qu’il donne lui-même du poète:
On peut dire qu’il n’a jamais été seul parce que l’essence du monde était
en lui. S’il paraissait solitaire, il ne l’était pas vraiment, car il possédait
en lui un double de lumière...
Mais pour nous, lorsqu’il était au milieu de nous, il n’en représentait pas
moins l’archétype de l’ermite qui s’accomplit intérieurement sans pouvoir
se réaliser à l’extérieur. Il était directement branché sur la « centrale
» d’énergies du monde sans passer par le canal de la société. Il était pour
ainsi dire en communication directe avec les étoiles les plus lointaines,
mais il était incapable de remplir une feuille d’impôts ou de payer une note
d’électricité. Comme il le disait souvent, ce n’est pas ce que l’on fait qui
importe, ce que l’on fait serait-il même bien fait, ce qui seul importe c’est
le rapport juste que l’on vit intérieurement avec
ce que l’on fait. Si ce rapport n’est pas juste, s’il n’est pas alchimique
c’est-à-dire germinatif et fructifiant, autant dire qu’il ne vaut rien.
Astrologue ? Poète ? Voyant ? Prophète
? Gourou ? Aucun de ces mots ne convient parfaitement à Jean Carteret. Tous
ces mots à la fois le concernent. C’était un saint, un ascète de tous les
instants. Quelqu’un qui, sans avoir lu Maître Eckhart, pensait comme lui :
« Une bouche vraie c’est celle qui ne dit parole qui n’ait été pensée par
le cœur ». Créateur par sa parole d’un langage poétique qui se voulait absolu,
Jean Carteret n’a jamais cessé de parler, sa parole de couler de source comme
un torrent de plus en plus impétueux. Il a peu écrit, sinon dans les dernier
mois, surtout les dernières semaines de sa vie. Encore ne s’agissait-il pas
d’un travail d’écrivain. Il enregistrait sur des carnets de sténographie ce
que lui dictait, nuit après nuit, sa torrentielle inspiration. Il parlait
comme s’il avait déjà vaincu et traversé la mort, comme s’il s’était déjà
détaché de son âme et de son corps pour entrer dans l’étincelle impersonnelle
d’un « corps de lumière » qu’il appelait son « corps glorieux ». Il était
passé de l’opacité du monde dans sa transparence et, en dernier ressort, de
sa transparence dans son infinie « brillance ». Il n’habitait plus la vie,
mais la mort. Il était toujours sur terre et en même temps il était déjà dans
le soleil des morts... Ceux qui ne l’ont pas connu à la fin de sa vie ne pourront
jamais s’imaginer dans quelle intensité il vivait. Non plus comme une flamme,
mais comme un arc électrique. Il était si survolté qu’on avait l’impression
que son corps allait brusquement imploser !
Réussir dans la vie, ce n’est jamais
qu’un critère social. Ça n’a aucun sens dans l’essence du monde non-humain qui fonde et englobe l’humanité. Ce que Carteret
a toujours voulu réussir, ce n’est pas sa vie, c’est sa mort. L’ermite s’accomplit
dans le mourir. S’il y a effectivement accomplissement, le sens de la mort
se renverse du tout au tout. Il y a renversement de la conscience dans l’indivisible
et nocturne « brillance » de la mort. Dans ce retournement du regard intérieur,
la mort perd sa négativité pour laisser révéler in divinis sa positivité cachée. Le langage
tel qu’il l’entendait avait pour Jean Carteret une réalité métaphysique à
ce point clairvoyante qu’il pouvait dire que « l’état de l’homme après la
mort est un état de langage ». Comme si l’essence du langage appartenait à
la mort. À ses yeux (tournés vers l’intérieur) le langage était la substance
du vide. Comme si l’homme était à la fois, dans son corps du plein, un être
fini, mais un être infini dans son « corps du vide ». Comme si l’état de l’homme
après la mort était un état de conscience sans l’homme : sans le « moi » de
l’homme. Comme si la conscience sans « moi » se suffisait à elle-même dans
la positivité absolue de son propre néant.
Ceux qui ont rencontré Jean Carteret
dans les dernières années de sa vie gardent en eux deux souvenirs marquants
de lui : d’une part, la présence et la transparence de son regard ; d’autre
part, ou la qualité de son silence ou la force de frappe de sa parole, la
lumière de sa parole, sa justesse, sa vérité. Personne, à l’exception de Raymond
Abellio plus gnostiquement dialectique
que Jean Carteret, n’était capable de manier comme lui les clés analogiques
du langage. Le maître-mot de Jean Carteret, c’était
en effet l’analogos au sens étymologique du mot : « qui appartient
au logos » ou « qui est inspiré
par le logos ». Le logos (le Verbe) est métaphysique, il est impossible d’en parler,
mais il est toujours possible d’y faire allusion en passant par l’analogos qui,
lui, est dialectique. L’analogos, pour Carteret, était une clef opératoire, une
sorte de grammaire secrète, une structure absolue, bref une proportion dialectique
dont les rapports, comme dans le Yin-yang et le
Yang-yin chinois, ne sont jamais symétriques mais antisymétriques.
Prenons un exemple emprunté à Carteret.
De quelqu’un qui vient de mourir, on dit qu’il est parti pour l’autre monde.
D’un enfant qui vient de naître, on ne dit jamais qu’il est venu d’un autre
monde. Pourquoi ne pas le dire ? L’un ne va pas sans l’autre. Carteret y répond
— et c’est ici qu’intervient l’antisymétrie — en disant que ce qui précède
le naître est un rapport où la vie domine l’esprit tandis qu’après le mourir
c’est un univers où l’esprit domine la vie. Les termes demeurent des énigmes.
La dialectique intervient pour nous faire sentir leurs relations c’est-à-dire leurs interactions. Imaginons
un autre exemple. En tant que germe du germe, la conscience est au vide ce
que le corps — en tant que fruit du germe — est au plein. Nous sommes là en
présence de deux rapports antisymétriques et en présence de quatre pôles dialectiques
qui forment un tout. À l’intérieur de ce tout, deux dialectiques contradictoires
se croisent : la dialectique de la conscience et du corps avec la dialectique
du vide et du plein. Aucun des termes n’est connaissable en soi. Ce sont des
pôles énigmatiques, des pôles d’intuition. Nous ne pouvons connaître que les
relations et les interactions des termes entre eux. Cette structure interne
qui est au cœur de la vision dialectique de Jean Carteret le conduit à ne
jamais absolutiser aucun mot ni, non plus, à ne jamais fixer aucun mot dans
une identité de sens connaissable en soi. Aucun mot n’a de sens en lui-même,
de sens en soi. Les mots sont toujours des pôles inconnaissables, des pôles
inaccessibles, des pôles insondables. Le sens dialectique ne peut jaillir
que de la mise en proportion absolue des mots. Par exemple : la conscience
est au corps ce que la distance est à la coïncidence. C’est là une équation
qu’il faut saisir d’un seul coup dans une intuition vivante. Il n’y a jamais
d’en-soi dans la vision de Carteret. Ni de monde en soi ni d’homme ou de femme
en soi. En parlant de l’homme et de la femme, Jean Carteret reprend à son
compte, par extension de sens, le vocabulaire de Jung. Il y a dans l’homme
une féminité du monde (l’anima de Jung) comme il y a dans la femme une masculinité du monde
(l’animus de Jung). Les « noces » ne sont donc pas seulement celles
de l’homme et de la femme mais tout autant celles de la féminité et de la
masculinité du monde dans une globalité quadripolaire dont il appartient à
la conscience de l’homme et de la femme de vivre les hauteurs et les profondeurs.
Le couple n’est donc pas un couple, mais une structure sénaire à quatre pôles
horizontaux et deux pôles verticaux, du moins dans ce que Jean Carteret appelle
les « noces ». Compte tenu du « centre » entre guillemets, cette vision de
Jean Carteret coïncide avec la structure absolue que Raymond Abellio
appelle la structure sénaire-septenaire. D’autres
échanges se produisirent d’ailleurs au cours de leurs rencontres entre ces
deux créateurs de langage. Comme chez Abellio il
n’y a aucun dualisme dans la vision de Jean Carteret. Sa pensée échappe aux
catégories antinomiques du spiritualisme et du matérialisme. Le monde visible
et le monde invisible ne font qu’un seul et même monde qu’il appelle « le
monde », la globalité du monde dans laquelle nous sommes
compris. Le monde n’est pas un objet, c’est l’Être
majuscule, c’est même notre sujet. C’est ainsi que Jean Carteret peut dire
que « chaque être humain est le rêve du monde et que le monde épouse l’homme
dans le rêve ».
On ne peut parler ainsi sans percevoir
l’intégrité du monde. Jean Carteret transfigure le monde sensible en lui par
un regard qui n’est plus physique mais métaphysique, ou qui n’est plus humain
mais transcendantal dans le sens husserlien du mot. Aussi son langage n’est-il
absolument pas psychologique ou narcissique. Son langage n’est pas le reflet
de son « moi » ; il ne passe même pas par le « moi ». Son langage est celui
des « noces » de la conscience-sans-Carteret et
de la féminité du monde. Son langage n’est pas linéaire ; il ne se déroule
pas dans le temps comme un discours. C’est un langage qui procède par éclairs
de vision et, d’un éclair à l’autre, par sauts. « Explosante-fixe
» dirait André Breton. Les illuminations de Carteret ont lieu dans une sorte
de non-temps qu’il ne faut pas hésiter à appeler l’éternité.
Il s’agit toujours d’une vision poétique englobant l’être et la conscience,
quelque chose qui — poétiquement — résumerait à la fois Husserl et Heidegger,
l’ontologie de Heidegger et la phénoménologie transcendantale de la conscience
chez Husserl, celui des Méditations Cartésiennes. Mais le langage de Carteret
n’a rien d’universitaire, jamais. Carteret est un présocratique. Ses références
analogiques sont souvent inspirées de l’astrologie. Que dit Carteret ? Lorsque
la conscience est tournée vers l’extérieur, vers le dehors, vers l’objet,
elle est comme la terre qui tourne autour du soleil, elle est une réalité
objective, temporelle, relative. À l’inverse, lorsque la conscience se tourne
à l’intérieur d’elle-même vers sa propre source, vers le dedans, vers le sujet,
elle est comme la terre immobile au centre du monde, subjective, intemporelle,
absolue. On ne saurait concevoir cette terre métaphysique sans percevoir le
non-devenir au cœur du devenir, sans vivre à la fois dans
la vie — à l’intérieur de la vie — dans la mort, au-delà des mots.
Le tour de force du langage global de
Jean Carteret, c’est de pouvoir inclure en lui-même les structures dialectiques
du Même et de l’Autre, de l’homme et du monde, du
soi et du non-soi, de la conscience et du corps
dans une contradiction vivante et intensément vécue. L’énigme est toujours
vécue dans sa conscience comme énigme inaccessible et chez lui le mystère
est vécu dans le sentir comme mystère insondable. Mais
ce qui est éclairant c’est le bouclage. Il y a toujours bouclage du mystère
sur l’énigme et de l’énigme sur le mystère. Double boucle ouverte, infiniment
ouverte... Nous n’avons pas fini d’interroger l’Ermite
de la Tour d’Auvergne.
Une
première mouture de ce texte a été publiée dans le numéro 6 (été 1979) de
la revue SPHYNX, présentation suivie
d’une étude passionnante de Jean Carteret sur la symbolique du Tarot.
Nous remercions Michel Camus de son aide apportée à la réalisation de ce dossier.