Jacques
AUDIBERTI
Des
yeux doux et brillants sous des sourcils touffus et la chevelure abondante
autour d’un front maigrelet, s’avance le mage nocturne, le fluide Jean Carteret.
Entre Montmartre où il habite, la Sorbonne, où il s’informe, et Montparnasse
où il officie, ce sondeur de cœurs évolue, cet écouteur de plis, Sherlock
Holmes qui serait aussi Raspoutine, ou Villon, mais qui est un garçon honorable,
cultivé et bénéfique entre tous.
Asseyez-vous en face de lui. Il tire
de sa poche une baguette noire et pointue où les connaisseurs discernent un
porte-plume rentrant. Il vous prie d’écrire, à votre idée, quelques lignes.
Puis il vous dicte certains mots... la vie... la mort... « Bien... Donnez-moi
cela. Ah ! Tout d’abord, une chose... » Ses grandes mains de charpentier philosophe
palpent l’air, le découpent en images plastiques que la parole, en même temps,
colore, et qui sont des métaphores explicatives ou bien des informations littérales
et, quelquefois, les deux ensemble : « À onze ans, vous avez essayé d’apprendre
le piano. Mais le professeur qu’on vous donna était une femme. La très mince
disposition que vous aviez pour la musique ne résista pas à cette circonstance
que votre subconscient ne pouvait tolérer. Le piano était rigoureusement noir
et la lumière venait de droite... J’ajoute que, dans votre chambre actuelle,
des vêtements pendus masquent une porte condamnée et que vous donneriez beaucoup
pour posséder un couteau à lame courte et triangulaire... »
Fouillons-nous. Des textes de diverses
mains traînent toujours dans un portefeuille. Nous apprendrons que tel de
nos correspondants adore la bière, parle bien, se coupe quand il se rase,
naquit à flanc de coteau et possède un frère aîné. Nous saurons aussi que
le très anonyme calligraphe qui traça notre nom sur cette carte d’une société
doit avoir la tête petite et le ventre gros. Il nous sera révélé qu’un troisième
personnage, qui commit l’imprudence de nous faire tenir un pneumatique, souffre
d’une maladie grave et lente, dans le genre du diabète, et que, très pauvre
sur le plan de l’affectif et sombrement automatisé par le quotidien de ses
fonctions, il laisse cependant, apparaître, dans la constance et le sec parallélisme
où réside son écriture, la lointaine référence d’un autoritaire instinct.
Le mage, dont la proximité engendre une
euphorie, s’explique : « Il y a dix ans, à Dijon, mon train a une heure d’arrêt.
Au lieu de pain d’épices, j’achète un livre de graphologie. Et tout ce qu’il
y avait, en moi, de curiosité, s’anime... C’est, d’abord, la satisfaction
de numéroter quelques ficelles du pantin, de toucher au fruit caché, frère,
pour moi, du fruit défendu... Pour bien comprendre, j’observe beaucoup. Mais
mon observation joue avec son objet, à la façon du policier et du criminel
présumé. L’un, sans arrêt, se déplace autour du second et le
file... J’ai senti que je ne comprendrais l’humain, vraiment, qu’en l’aimant,
et je suis capable d’une sympathie infinie... Il importe extrêmement qu’à
aucun moment je ne me laisse aller à une réaction d’orgueil qui compromettrait
l’équilibre de. mon jugement... Ma psychologie se
refuse à acquérir, à utiliser tout matériau qui ne serait pas du mouvement...
Toutes les morphologies, toutes les mimiques deviennent les instruments de
mon investigation. L’écriture est, sans conteste, la mimique qui se prête
le mieux à l’analyse, parce qu’elle est du bondissement fixé. Loin du graphologue
aussi bien que du voyant, j’opère, par les voies de la déduction et de l’induction,
la méticuleuse chimie des éléments que manifeste, sur le papier,, l’inscription
des gestes de l’individu. L’importance quantitative que je reconnais aux plus
menus détails de la vie me permet de donner parfois à mes appréciations une
précision qui surprend et qui me procure une espiègle joie de prestidigitateur...
Je me défends d’être un intuitif. Si je ne devais qu’à une force subjective
les résultats où j’atteins, je ne m’adonnerais qu’en amateur à mes exercices
d’ami de l’homme... Je désire arriver à connaître l’homme, à l’aider, à le
guérir... La compréhension psychologique étant surtout, une compréhension
affective, et les classes dirigeantes brillant davantage par les qualités
de l’intelligence que par celles de l’affectivité, il est normal que certaines
sciences d’observation de l’âme se heurtent à bien des résistances... Je suis
allé à l’expérience et elle est venue à moi... Je puis affirmer qu’aucun individu
ne m’a servi, ne me sert de cobaye. Je ne me suis jamais lassé, même après
plusieurs milliers d’observations, d’éprouver de la sympathie pour celui qui
se confie à moi. Et lui, n’aurait-il qu’un gramme de bonté dans le corps,
je sais la faire sortir et fleurir, cette bonté, afin qu’il la reconnaisse...
Je suis resté dans les coulisses de la vie. Donc, je ne m’ennuie jamais...
Chacun, en général, s’applique à ne faire passer que sa ligne par le point
qu’il observe. L’unicité de cette ligne, cela s’appelle le système. Or, on
sait que, par un point, on peut faire passer une infinité de lignes et de
plans. Pour mieux saisir ce point, moi, j’utilise le plus grand nombre de
lignes et de plans. L’éclectisme est mon moyen... Tout objet, tout vêtement
dont quelqu’un a l’habitude acquiert, en plus de sa valeur particulière, une
valeur symbolique, à l’insu de son propriétaire. On a déjà dit, n’est-ce pas
? que le style — et pourquoi pas la cravate ? — c’est
l’homme... »
(Nous
remercions Michel Giroud de nous avoir indiqué ce texte paru dans la NRF de
février 1935)
Photographie : Chantal BARBIER