Théo
LESOUALC’H
POUR
« LE VOYAGE VERTICAL »
Oui
je sais trop qu’il existe aujourd’hui des « communautés pour rire ». Pour
rire sinistre et canulard. Des mini-marges
de parodie où le mage de service imaginaire du mégalo verbeux pontifie le
nombril de la pseudo ÉVASION.
Pour mon compte, dans un temps devenu
déjà ancien, après dix années de vadrouille sans objectif à travers l’Asie
des rues temples, des plages et des senteurs et après mon ré-atterrissage
sur le sol d’une Europe chevelue quelque chose me saisissait à la gorge et
me plongeait brutalement dans ce que je crus, naïf, l’avènement d’une nouvelle
ère. Une ère née de cette génération américaine dont je n’avais jamais entendu
parler. Pour moi alors la prise de conscience de cette décade d’errance vécue
dans la rupture. Je crus à l’euphorie. C’était la beat et les fleurs hippies
des baba-cool et aussi les poèmes-cris qui goudronnaient
les murs d’un Paris enfin défoncé. Un Paris dans l’envoûtement et pris à son
tour aux transes de mon propre délire inconscient. Mon enfance revécue aux
prémisses du Nouvel Être. Oui, c’était l’aube. Je venais de trouver mon écho.
C’était il y a des siècles.
Un livre, à cette époque, m’arriva par
la poste, « Friedrich Nietzsche » d’un certain Dan Giraud qui en échange me
demandait de lui envoyer mes pages de voyage « La Vie Vite » récemment publié
par les Lettres Nouvelles.
Je me remémore cela aujourd’hui, an 82,
à la distance de la démission de l’affligeante déroute qui succéda à ces quelques
années de pseudo-folie.
Avoir cru et devoir replier sa foi. L’enfance
en éclatement y prendrait d’un coup masque de vieux connard nostalgique et
ce serait l’isolement total.
Ce SERAIT l’isolement total s’il ne restait
pas pourtant quelques égarés fiévreux, mordus, en morsure. Quelques réfractaires
dissidents, des incorrigibles rageurs dans l’avachissement généralisé de «
l’environnement » — décor des bien-pensants.
Et Dan aujourd’hui reste pour moi une
des rares silhouettes vivantes parmi la masse neutre de tous les moribonds
repus et de tous les ex-hargneux maintenant voués à leur électro-ménager
et aplatis anonymes dans leur existence, sans plus de hargne, à l’aise dans
leurs contradictions, le souvenir de leur jeunesse bien rangé comme un péché
mignon.
L’insatiabilité de la quête d’une errance
clocharde, pour Dan et quelques autres êtres-à-part-entière appartient au domaine irréductible du poétique
souterrain — je parle bien ici du poétique et non pas d’une poésie au programme
qu’on aime aujourd’hui ranger alphabétiquement littérairement et désamorcée
dans les tiroirs ossuaires de la « recherche ».
Giraud le dérangé dérangeur affamé est
de la race sans race des poètes de ces éternels fugueurs en perpétuelle motion.
De ceux dont l’Histoire après coup, parfois, momifie
un manuel et sur lesquels on branche les électrodes de l’analyse.
À travers quelques livres tous publiés
à compte d’auteur (il a des antécédents) et évidemment passés inaperçus, circulés
de la main à la main au hasard des amitiés des affinités de rencontre — Guy
Benoit, Marc Questin,
quelques autres — Giraud tentait déjà d’exorciser la réalité de son obsession.
C’était « la tradition » en voyage d’une vie au fil du rasoir et toute déchiquetée
de rock. Son « Voyage Vertical », enfin publié vient aujourd’hui comme un
témoignage de poétique barbare, de nerf et âme-à-vif,
dans la pléthore littéraire contemporaine.
Dan se déshabille, nu jusqu’à l’os.
Son être dépecé traque le rut des grandes
cités, voyage en croûte du monde scandé par les présences qu’il accouche des
murs des vitrines et de la foule. De San-Francisco
à l’Ariège en passant par les bordels d’Istanbul, l’oreille emportée aux incantations
de tous les va-nu-pieds célestes, ses voix d’ailleurs.
Et contre la logorrhée de l’Histoire totalitaire.
Ça le fait plonger dans une évidence
solitaire, athanor du voyage alchimiste, le remembrement douloureux du corps.
Car le voyage en verticale est corps-à-corps perdu de l’être ouvert qui au plus torturé de
la fissure cherche encore l’espace.
Il y a une écriture d’ameublement pour
« l’évasion » du touriste, l’écriture de Dan, elle, est hachurée et rite comme
les écritures d’Artaud de Céline, tentatives de délivrer le blues magique
et remettre à la dimension du préhensible l’impossible de vivre sacrifié.
« La tête en sang je suis entré dans
le monde » est sa première phrase. Sa dernière : « Le ciel pleurait dans mes
yeux ». Le Voyage Vertical se clôt au noir d’une ouverture, le scintillement
de la vision.
Noire d’encre l’écriture bat son rythme
en appels tam-tam vers des entités tragiques en mot-à-mot
au plus profond de l’isolement la réalité trouble qui touche le suicide. La
rencontre insoutenable du miroir.
L’homme, dit Artaud, est seul pour naître
et seul pour mourir.
Se décuirassant du décor-corset
le voyageur vrai, fuit. C’est-à-dire qu’il s’écoule à l’empoigne du cancer-de-vivre et enfin affronte.
Se confronte.
Se cogne le front à l’essentiel : l’Unité.
À
Dan Giraud que je com-prends
Janvier 82
Photographie : Isabelle BARDET