Robert AMADOU

 

“POÉSIE” & “MÉTAPHYSIQUE” ?

 

 

1. “Poésie” et “métaphysique” ? Le point interroge, la conjonction soulignée précise comment, et les deux paires de guillemets signifient la double proposition méthodologique : dans la question la réponse, pourvu que la question soit bien posée. Car tel est le propos de toute bonne question ; ce que démontrent à la fois poésie et métaphysique, au bon sens de ces termes, qui fait la bonne question et démontre aussi que telle est aussi leur leçon, leur nature : analogie et réminiscence, pour l’un le tout. Et préservons l’ambiguïté du verbe “démontrer”, référant tantôt au sensible, à l’affectif, tantôt au raisonnement. Notre bonne réponse, comme les autres, ne sera, dès lors, pas moins évocatrice que claire et distincte. Sans prétendre à la formuler adéquatement, mais après avoir ainsi distingué l’unique racine de la méthode adéquate, spécifique et duelle (attendu l’ambivalence de la coordination que la particule soumet), tentons, dociles aux meilleurs guides, d’en schématiser les voies sur la page impartie.

 

2. Deux extrêmes logiques et par conséquent deux abus sémantiques, à éviter ; à corriger s’il se peut :

a) La poésie consiste à « passer à la ligne avant la fin d’une phrase » (osait André Gide), tandis que la métaphysique s’achève en un système conceptuel, où la dénotation des concepts qualifie l’école. Lucrèce du coup en recevrait la palme des poètes métaphysiques, et encore à condition de rester sourd à son anxiété.

b) À l’inverse, la poésie est une expérience existentielle et la métaphysique de même, aux genres de vie corollaires, voire corrélatifs. Le vulgaire : « C’est un poète », « C’est un philosophe » ; mais pour leurs émules ce sont des gnostiques. Car l’expérience mue la personne et elle implique un surréel ou un surnaturel, ici et là, un au-delà ou un au-dedans de la nature apparente.

La démonstration favorise André Breton, les siens et le Grand Jeu (en annexant Rimbaud et Lautréamont) parmi les soi-disant poètes et elle s’accommode d’une métaphysique guénonienne ou guénonisante, quoique Breton, par exemple, et René Guénon se méconnussent mutuellement, et alors la rencontre semble évidente, sauf à déclarer l’identité. Les buts, en tous cas, coïncideraient à leur perfection.

Pourtant, de l’instauration à l’accomplissement et à la résonance voulue d’autrui, les moyens du poète et du métaphysicien diffèrent, mais d’abord ces moyens leur sont inhérents.

 

3. Si la poésie et la métaphysique constituent un savoir (et un savoir combinatoire par essence et pour la vérité), la poésie est aussi un art et la métaphysique une science ; l’art fabrique un poème, la science monte un système. Tout homme est religieux — il croit — et mystique — il éprouve — en acte, mais il n’est poète et métaphysicien qu’en puissance. Deux métiers.

a) Le premier homme, selon Saint-Martin, fut le premier poète. C’est qu’il possédait, de droit divin, la langue universelle, que le langage poétique, depuis la déchéance d’Adam, et jusqu’aujourd’hui, doit approcher au plus près, certes, entre toutes sortes de parlers, mais c’est encore un parler, succédané du verber originel. Il y a de la technique dans ce parler, fût-il inspiré. “Poésie”, pour Valéry, désigne d’une part un état et d’autre part une “étrange industrie” dont l’objet est de retrouver cet état. Afin de l’induire, il va de soi, et ajoutons, suivant Platon, qu’une inspiration divine le cause et le valorise. À partir de Baudelaire, honneur à cette industrie, à cet art qui tend vers la langue primordiale ; à partir de Baudelaire, écrivait Sartre, le langage tend à s’auto-détruire. Voici, en effet, le langage dans le langage, et si Sartre observe que les mots, chez les poètes modernes, ne servent plus de signes mais sont traités comme des choses, c’est que toutes choses sont reconnues pour signe, à l’aide du langage. Un poème, confiait Mallarmé à Degas, n’est pas fait d’idées mais de mots. Or les mots suggèrent, en tant que choses, des idées. Mais quelles idées ? S’entend quelle est la théorie générale ? Le concret reflète des affinités ésotériques avec les idées éternelles, les Idées et le poème, en tant qu’hymne des relations secrètes entre tout, explique (non pas discursivement) le sens mystérieux des aspects de l’expérience. Idéalisme métaphysique et réalisme des universaux caractérisent ainsi au regard du philosophe “la métaphysique expérimentale”, par quoi Mallarmé définit la poésie. (Il reprend, prolonge, affine nos axiomes précédents, tirés du manifeste symboliste, de Moréas, en 1886.) Dans la même tradition, Saint-John Perse prescrit à la poésie d’assurer grâce à ces moyens-là le lien avec la permanence et l’unité de l’être.

b) La philosophie au sens plein, la philosophie générale ou la métaphysique est une réflexion sur l’être en tant qu’être (des systèmes indiens se soucient des états multiples de l’être). Cette pensée s’exprime en mots qui, du coup, ont fonction de signes linguistiques, ni plus ni moins.

C’est la connaissance des choses divines, des principes des sciences naturelles et morales, de l’action enfin. Connaissance discursive en premier lieu, ou plutôt en moyen terme : le discours est un truchement. Chaque philosophe n’a jamais à dire qu’une petite chose ineffable ; d’où, constate Bergson, sa persévérance dans le discours.

Mais aussi, du même : la métaphysique est une science qui se passe de symboles.

C’est que les mots lui sont des signes et non pas des choses, des signes d’idées. C’est aussi que le but échappe aux signes comme aux symboles, aux idées, au discours. Le but est le cœur de l’objet, et de s’y établir. La métaphysique, en tant que science, est une poésie rationnelle et raisonnée ; son discours intermédiaire débouche sur une connaissance intuitive. Et il y arrive parce que tout système de métaphysique authentique cultive, ainsi que toute vraie poésie, l’idéalisme et le réalisme.

 

4. Valéry : la philosophie du poète est dans son acte de poésie. Oui, mais la philosophie du métaphysicien est dans son acte de pensée systématique. Distinguer les moyens, de prix égal, puis soit les unir à même fin, soit les éclairer, expliquer, comprendre, fortifier, en réciproque. Cela, je pense, se déduit déjà, et ma page est dépassée. En quelques mots néanmoins :

a) Les abus se peuvent corriger, pour le principal : Dante ne cesse pas d’être poète quand il est didactique ; l’on a vu l’exaltation et l’animation de la technique ; aussi que la théorie générale de la poésie, sa métaphysique, comprend l’ésotérisme à moins que l’ésotérisme ne le comprenne. Pour mémoire : Heidegger scrute le rôle du langage aux origines de la pensée : chez les pré-socratiques, historiquement, mais logiquement chez un Hölderlin et un Rilke, il apparaît comme la “maison de l’être”. Poètes et métaphysiciens vont toujours à la maison.

b) Même les seuls poètes que l’histoire académique nomme “métaphysiques” (John Donne et Crowley, au XVIIe siècle anglais, d’après une expression tirée de Dryden et Samuel Johnson), dont les thèmes de l’amour et de la mort ou la qualité ecclésiastique, quant à plusieurs, ne suffisent pas à justifier l’épithète, leur imagination les habilite-t-elle pas ? Servie par le langage qui la sert, elle véhicule à merveille l’expérience religieuse, mystique, métaphysique complète.

c) Sous réserve de nuancer, en dépit de la méfiance, en islam et en chrétienté, souvent manifestée contre la philosophie, et de l’urgence en Occident chrétien d’une théologie (y incluse une démonologie) de l’imagination dont Coleridge et Newman jetèrent les bases au siècle dernier, en dépit du pouvoir très fort de s’étonner que la métaphysique pourrait envier à la poésie et qui, selon Saint-John Perse, mériterait à celle-ci le relais de celle-là, la métaphysique est, de même que la théologie au bon sens, ordonnée à la contemplation des idées aux Idées. Platon, Plotin le démontrent avec le lyrisme de la pensée pure.

Mais aussi la poésie, ainsi que tous arts, rejoindrait la prière... Tout conspire assurément. Mais, en refusant de confondre, la facilité menace de verser dans les extrêmes, dans les abus ; ou encore de céder au terrorisme anti-intellectualiste, pour rejeter, ou disqualifier la science métaphysique, au détriment d’ailleurs de la poésie.

Réfléchissez-y, poètes. Et je ne saurais, apprenti philosophe, gnostique de désir, vivre sans poésie.

 

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