Lucien
Huno BADER
TRAUMATIQUES
je vais je ne sais où
questionnant la lumière
dont les couleurs raclent ma peau
dans l’étendue trompeuse
illusoire issue
tuer mon double d’un seul cri
tuer son cri dans les miroirs
tuer son rire tuer son nom
alors que j’avance
tous mes couteaux en mains
mes couteaux immenses
aiguisés des nuits sans fin
les bouches molles aux mille parjures
ces résonances broyant les murs
ces foules dispersées sur la nuit
à chaque instant se multiplient
ces voix lointaines
comme des roulements de tambour
ma longue marche
sous les huées des mots
prêts à me lyncher —
HHH
UN VERTIGE sans nom
suffocation terrible
suspendant mon souffle
sur la nuit du papier
bien plus avant
les foules suggérées
la Folie secouant ses rires
l’effroyable machination du Dire
et plus loin encore
dans l’esquisse du vide
la vision gluante
aspirée par l’œil
sous la paupière brûlante
la Chose crevant la trame
choisissant mon rêve
pour simuler sans mot
sa nudité extrême
DANS L’HORREUR PRONONCÉE
HHH
Bêtes troglodytes
aux mâchoires brisées
accouplées dans l’épouvante
thorax estropiés
pendus sur des carcasses
court-circuitées
yeux iodés fouillant
s’en retournant
pour revenir papillonnant
peaux meurtries au contact du jour
orages maladifs de la caresse
ventres foudroyés sur des lits déracinés —
HHH
comme une sensation directe
de vivre à n’en plus finir
comme mille vertiges amassés
sur les hauteurs du visage
souffle gnostique
amoncelant les jours
mirages innombrés
de transits difficiles
vers l’annonciation du Terme
ma bouche phénoménale
suçant ma voix
dans le silence inouï
OÙ TOUS CES MOTS RETOMBENT AVEC FRACAS
HHH
S’ESSEULER
se sublimer dans le silence
arracher au vide
ce point unique
où le vertige puise sa force
et rester
en suspension sur le temps
dans l’extatique
horreur d’une rencontre
avec soi-même
en deçà de son corps
et longtemps se dire
se mimer
sans oser conclure —
HHH
Les moindres travers le figent dans son décor
perplexe en manque
L’aspect des choses se projette en lui
s’agglutine à son langage
Il s’efface à son propre passage
devinant par le contact des peaux fripées tapissant
les murs
et les miroirs fous bourdonnant dans l’ombre
comme des essaims
de frelons
devinant dans son enfermement la gravité de sa
forme
prise au piège de la Substance
Son corps tombe en poussière chaque nuit
Il lui faut toujours balayer devant son lit —
HHH
RE-RESPIRER. Bof et après tout ça ne se commente ça ne se dit,
ça ne s’invente. J’agis comme de suit. Je tombe à la renverse à toute inspiration.
Mais justement ce souffle qui revient, cette répétition, la ponctuation de
toute seconde, cette sorte de pointage à l’existence même, fatiguant, lassant.
J’étouffe. Je me fais courant d’air, mouvance de l’ombre, musique, onde, j’échappe
à l’écriture, au vide entre les lignes. Je fuis. Laissez-moi fuir, haletants
témoins de ma panique, laissez-moi aller ici et là, devenir vent, me fondre
en pluie, me couler dans l’abîme, me symphoniser dans l’Absolu... Mais
déjà vos railleries me suffoquent, mon haleine empeste les murs, manuscrits
perdus des rages hermétisées, mais déjà les phosphènes
ivres ont cessé de danser entre mes yeux et je me revois encore plus livide,
m’aspirant, m’expirant, en suspension dans l’air sur vos têtes implacables,
ouragan chancelant, avorton d’infini
et les mots cinglent entre mes entrailles
et me glacent me paralysent par trombes ricanantes dans les sifflements asthmatiques
d’une écriture quasi-respiratoire.
HHH
des mains tombent sur des faces crispées comme mues par une indéfectible
volonté de ne pas révéler ces sourires fades échelonnés dans l’attente ne
semblant mener nulle-part malgré l’anxiété de l’approche
sinon dans la déchirure fatale de l’Instant procréé
sans fin par les mots du désir
des mains tombent et se relèvent dans la
poussée d’un seul élan, des mains qui ne peuvent, qui ne veulent mais hurlent
leur fragilité au bord des joues creusées, aux gouffres des paupières ces
yeux qui tournent sans même cligner, ces expressions merveilleusement paumées,
cette détresse permanente
Miroirs effacés dans l’ombre, démonstration d’hermétisme fou,
de mouvements saturés au jeu linéaire de la perplexité —
HHH
Ô LA DÉRISION des membres
retournés sur eux-mêmes
dans les déclenchements successifs
et tant redoutés
du spasme figé
au bord de l’électrocution
se ramassant
éclatant
pour réaccumuler
sitôt
son énergie première
toujours plus grande
et dangereuse à vivre
dans son intensité torturante
la Mort est là
croquemitaine cherchant ses mots
par-delà les sonorités frustrantes
des miroirs aux tumultes effrayants
discours inlassablement répétés
du temps démarquant ses limites
D’UN SOUFFLE À L’AUTRE —
HHH
j’habite l’âme des choses
et l’essence du vide
dans ces nuits rêveuses
aux coloris criards
entre la musique ivre
de contenir l’immensité
et l’écrit
déchiffrant l’abîme
sur des tables tournantes
je suis seul dans ma tête
je suis seul dans ma tête
asocial à jamais
dans le brouhaha des miroirs
aux bruissements multiformes
dans l’insaisissabilité du corps
aux sursauts stridents
étonnement d’une nuit aveugle
irréelle fixation
les choses au loin
n’ont plus de nom
partout cette magie
turbulence visionnaire
torture de l’œil
écartelé par les sons
bouches brûlées
à des ventres acides
insaisissabilité du corps
matière qui n’en est pas —
HHH
Une forme de vie en soi
à douter tous les jours
à douter sans fin
comme un remords avancé
de n’être déjà pas plus loin
une clameur un espace trouble
l’horrible vacarme à faire claquer les os
Une forme abjecte lutte contre la première
une forme qui n’a pas de nom
ni de contours précis
la Présence même
l’étrange manifeste du double
du plus solitaire des deux
ô l’affront de ce rire
projeté aux confins des termes
de ce rire
dont on ne se dépouille jamais
hurlement transcrit
dans l’infinité houleuse
du regard taillé en pièces
l’œil livide battant
sous la paupière décolorée
dans la cohue des envies
aux fantasmes terrifiants —
HHH
... dans les méandres du Quotidien n’avoir l’air de rien
se hisser presque au niveau de l’homme
de la rue
... Presque, car on
étouffe en soi. On se voit trop dans les yeux
d’autrui.
On baisse alors les siens. On n’arrive décidément pas à avoir
l’air de
quelqu’un. De jouer son rôle de personne face
au premier quelqu’un venu.
... on n’est personne. Irrévocablement —
HHH
Je devine le monde à mes trousses mais répugne à me retourner
bien que souvent, pour détromper toute filature, mon ombre fasse volte-face.
Des mains germent dans le lourd débordement des chairs dont chaque
tumeur enfle soudain sous les traînées lumineuses de gluantes caresses. Quelque
chose fait glisser ses paumes glacées le long des ventres électrisés, gravit
en même temps le versant rocailleux des nuques brisées au garrot du ricanement.
Des pas hantent mon inconscient, grimpent quatre à quatre les
degrés de ma mémoire et se rapprochent — impitoyables.
Quelque-Chose devant moi dresse sa silhouette efflanquée
; un rire fleurit entre ses côtes saillantes ; le vent hurle dans ses entrailles
visibles sous la peau nue, étrangement desséchée. Ça me nargue à la lune,
ça me montre du doigt, ça m’éclabousse de son souffle jusqu’à mêler sa forme
à la mienne, jusqu’à manger ma substance... Avant de s’effacer comme précipité
dans l’atrocité du néant, repu pour un laps sans durée ni mesure, gorgé de
mon saisissement, de mes frissons mouillés, de mon énergie figée.
Quelque chose à l’entour de mon ombre. CE TOURNIS CONTINU —
ÉPAVE de Claude MAILLARD
Photographie : Bernard PERRINE