Gilbert CHAUDANNE

 

L’ESCALADE DU DIEU

 

 

Je me souviens trop bien d’avoir été, un jour, quelque chose de plus qu’un Homme et je ne supporte pas d’être enfermé dans le cercle d’une personnalité, avec ses facettes multicolores, ses balancements de hanches et tout son arsenal de séductions. Et c’est une sale histoire de mise au monde, alors que personne ne demandait à naître. Ce que je ressens, ce n’est pas même du dégoût ; je fais simplement le constat métallique d’un état de fait intransgressible ; les mères ne savent pas ce qu’elles font lorsqu’elles accouchent, elles ne savent pas qu’elles commettent un assassinat, qu’elles tuent un ange pour en faire un humain, cambré, sur ses deux pattes stupides, avec la langue pendante et les orteils en éventail.

 

L’Homme, avec des caillots plein la bouche, parle, à propos de sa naissance, parle de venir au monde, mais moi, je vois qu’il était déjà avant de naître, qu’il était déjà tout en n’étant-pas-au-monde, mais qu’il existait dans un autre monde où les êtres n’existent plus forcément comme des nœuds de viande mais comme des présences sourdes, de cette sorte de présence que peut avoir le centre d’un cercle, ou l’espace présumé vide entre deux membranes ou encore d’une existence analogue à la notion d’œuf dans la notion de poule. Cela veut dire que des êtres sont en attente de germination et qu’il y a donc des millions d’humains, pas même fœtus, qui attendent de l’autre côté des membranes, qui attendent pour se cristalliser, se précipiter dans un corps, pour en prendre possession, et pour ajouter à la luisante mécanique des corps déjà régnants, une mécanique supplémentaire avec sa dose particulière de fermentations et de faisandages. Et il serait naïf de croire que ces êtres qui évoluent dans les autres mondes y évoluent en toute liberté. Ils sont soumis à d’autres lois, ils subissent d’autres pesanteurs, d’autres digestions, d’autres guerres, d’autres maladies ; et peut-être que cette histoire d’Anges qui seraient tombés amoureux des filles des hommes se comprend très bien si l’on sent que l’attirance naît dans la différence et que les anges ne savent pas ce que c’est qu’un corps avec sa géographie ruisselante et ses lourdeurs de grappes.

Une telle coupe géologique de strates chaudes et bien charnelles, musculaires — éruption de sperme — arborescence de nerfs — muqueuses palpitantes : l’Horloge des Corps — et dans ces muscles, nerfs, muqueuses, des flashs de visions comme des déchirements intimes — dépucelage de l’Esprit assoupi, abruti de sèves viscérales et de sirops sentimentaux et des humidités de femme dans toutes les cavités ; toutes ces outres de viande se combinant, s’interpénétrant par le sperme et le sang pour former ce qu’il est convenu d’appeler le monde — ce monde qui n’est finalement qu’un parmi d’autres et qui plus est, un décor, une croûte, de même que les corps ne sont que des écorces ou des manifestations de forces qui n’ont pas besoin de corps pour exister. Donc, il y a ce décor passablement ensanglanté et il y a aussi que la scène se situe, en réalité et malgré les apparences, derrière le décor et que le drame qui s’y joue est celui d’un dieu cassé en deux et qui essaye de se reconstituer, de retrouver quelque chose comme sa jeunesse ou une innocence perdue en manipulant des créatures. Et ces créatures, ce sont un peu nous, mais pas tout à fait, car ces créatures, ces êtres, se superposent, s’emboîtent avec d’autres êtres qui vivent dans un autre plan d’existence et qui vivent plus ou moins en parasite, comme tout ce qui respire et ne respire pas. Il y a quelque part, dans la création, une arrogante ponction de sang frais — une espèce de vampirisme angélique et il y a aussi sûrement un peu de notre sang derrière les étoiles.

Voilà donc la situation — assez peu ragoûtante — car ce que l’on peut retirer de tout cela c’est que quelqu’un, qui est moi, paye pour une histoire qui ne le concerne pas, qu’il porte une croix qui n’est pas la sienne et que, subissant le supplice de la croix, il se voit forcé d’aimer, comme le Christ, les créatures, alors que rien, dans son corps éclos ne le forçait à aimer, sinon sa propre éclosion ; il y a quelque part une amputation assez sordide de la Rose et la croissance sinistre d’une Croix.

Et parce que cet amour, dont on ne sait trop s’il se situe au niveau de la tête, de la poitrine ou de la peau, n’est pas une lubie d’idolâtre ou une liberté de poète ou de philosophe mais une Loi, il n’est pas possible d’y échapper ; et c’est pour ça que l’Amour majuscule est comme l’océan, plein de vagues déchirées, de heurts, de cassures, de plaies ouvertes, de drames ouverts — c’est un miroir où le bonhomme, surmontant sa terreur ancestrale des faces, ose se regarder et il ne supporte pas l’image qui lui est renvoyée, car à l’endroit de son visage il voit tout, sauf lui-même.

 

En tous les points de la croûte terrestre, sous tous les climats, dans toutes les civilisations, au milieu des temples, des guerres, des religions, il y a toujours eu et il y aura toujours quelques imprudents pour tenter l’escalade du dieu. Et ces imprudents ne regardent pas à la dépense puisqu’ils mettent leurs vies dans la Balance, bien décidés qu’ils sont à sortir de leur peau pour se présenter en écorché-vif devant les portes de la connaissance / celles qui s’ouvrent sur l’envers du décor / sur la scène véridique / la scène du dieu et de ses coliques sacrées. Et ce qu’il y a peut-être de pire, c’est que ces aventuriers ont VU et que, s’ils sont revenus dans leurs corps c’est avec une espèce de tristesse bovine et non avec les clefs de la connaissance, et ils restent là, accroupis, abrutis et autour d’eux agonisent leurs clefs, leurs compas, leurs formules, leurs échelles, tout l’arsenal de symboles dont ils s’étaient armés pour tenter l’escalade. Cependant le dieu est toujours là comme le ciel sur nos têtes, le dieu est toujours là et ces bonshommes ont compris, comme moi — qu’ils se sont fait posséder, qu’ils sont possédés, qu’ils sont des possédés — eux-mêmes — des envoûtés du dieu. Car le dieu est jaloux de sa divinité et ne la partage avec personne ; il se montre de temps à autre, à celui qui, par une série d’acrobaties et de tortures physiques et mentales, a réussi à se rendre aussi plat qu’une semelle — comme ça, il n’y a plus le combat et sa noblesse, il y a la semelle, et le dieu qui mange la semelle.

Il s’est donc révélé que la formidable machinerie de sacrifice qu’il a fallu mettre au point pour conquérir le dieu était inutile — car la dernière lumière au bout du labyrinthe brille pour dire qu’il faut renoncer à la conquête et qu’il faut aimer le dieu — de même qu’il fallait aimer le monde, du temps où l’homme habitait son corps — le cercle s’ouvre sur la spirale — la spirale qui chante — et le dieu est dans la spirale — imperturbable et n’importe où. Et il n’y a pas moyen de faire un trou dans la création.

 

 

Rio de Janeiro — Avril 77

 

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