Francis GUIBERT

 

TÉNÉBREUSE

 

 

L’orgie menace la terre de ses tentacules putrides. Dans les tombes les morts commencent à respirer, Dieu seul sait où ça ne va pas s’arrêter. Mais Dieu dort profondément, il ne sait rien, c’est parfait. Les morts donc, respirent. Quelque part on assassine Dieu, il n’a rien senti. J’ai signé mon testament, je reprends ma liberté, je l’ai toujours eue, y a pas à se plaindre. L’orgie menace, la Ténébreuse fait un rond de jambe, la foudre tombe droit, des têtes se décollent, on entonne « Rebel-Rock » comme marche funèbre. Dans orgie il y a « or », dans orgie il y a « gît », je vais jouir de ma mort, ce sera d’une beauté abyssale.

 

Nous sommes victimes dans la mesure où nous créons, entretenons et cautionnons un monde, des modes de vie et des conceptions de la vie qui nous placent dans une position inadéquate vis-à-vis de l’aspiration profonde de notre véritable nature de jabberwock.

 

Déjà le cerveau se ramollit, il va fondre. On n’est pas pressé, on regarde danser les fumées du sacrifice. Aucun flic au monde ne peut rien, on a appelé la Ténébreuse, les têtes tombent. Le petit matin est glacial dans l’été, on bande, on sait ce que l’on ne fait pas. On va rejoindre le double indestructible de la mouette, on va noyer notre cervelle dans la danse des dauphins, on va siffler une ballade préhistorique avec les rhinocéros. La Terre balance un rock planant, la Terre est double, aucun flic ne l’aura jamais. On est les morts, on sort de nos tombes pour l’orgie.

 

Le temps n’a pas d’avenir. Les dix-mille choses étant ce qu’elles sont, qu’avons-nous à voir avec elles ? : rien qu’une course de chevaux de bois avec la faim et la peur au ventre, rien d’autre que la misère.

 

La Ténébreuse commence à tourner dans une musique détraquée. Lentement. Plus vite. Maintenant elle passe devant toi, une fraction de seconde a suffi, son regard s’est planté en toi, tu vois ton sang gicler, ta vie s’en va en cascade rouge étincelante, c’est à toi de danser avec la mort.

 

L’histoire est si longue, celle du continent perdu, si longue que les deux bouts se perdent dans les mémoires du Grand Ordinateur. Ce continent est vaste comme un labyrinthe sans entrée ni sortie. Les gens sont si nombreux que rien ne pourra jamais les tenir par la comptabilité. Les lois sont tellement incompréhensibles que personne ne s’y retrouvera jamais. Chaque habitant s’est fabriqué sa propre religion, et le continent perdu dérive inlassablement à travers l’éternité. Le continent perdu a inventé le temps pour le passer, mais le temps ne passe pas. Ces gens, si nombreux à s’ennuyer sur ce continent, ont fait une découverte : la raison. Ainsi, ils peuvent jouer avec la vie en donnant un sens aux choses qui n’en ont pas. Inventer la raison là où il n’y a rien de raisonnable, occupe leur ennui de ne pas être autre chose que des appendices de l’estomac de l’univers.

 

Mort, tu es l’aurore éternelle, par toi je suis, tu es ma seule voix, tu es le sang de lumière qui tourne dans l’espace, par toi je vais, mon cœur est la gloire que tu révèles, ta langue est une lame, ton baiser une déchirure, alors je vois ce qui voit en moi et c’est moi caché derrière moi, cette vue, cet œil qui se connaît lui-même et délivre l’infini.

 

Lorsque le Bon Système vainquit le Méchant Système on s’ennuya beaucoup. On déclara la guerre au Bon Système au nom de l’Anti-Système et après on s’ennuya encore beaucoup. Plus tard, on découvrit que l’Anti-Système était un système et que, chose palpitante, on pouvait se passer de systèmes. Mais, chose encore plus palpitante, on découvrit que les systèmes, eux, ne pouvaient se passer de nous. Les siècles roulèrent ainsi au rythme lourd des guerres saintes, on refit une autre terre et un autre ciel, les premiers étant hors d’usage. Pour être dans le coup, les grands esprits déclarèrent alors que l’esprit n’existait pas et tout le monde s’en foutut car chacun était un grand esprit. Là-dessus les martiens débarquèrent pour nous sauver du marasme. Les millénaires défilèrent sans qu’on s’en aperçoive, au rythme lourd des guerres saintes. Quelques terres et quelques ciels plus tard — les autres étant hors d’usage — on déclara que la vie n’étant au fond qu’une idée, le mieux était de se laisser mourir sans rien faire. Ce qui fut fait. Là-dessus les centaures débarquèrent et nous ramenèrent à la vie. Tout fut à recommencer.

 

Réduite en poudre entre le marteau et l’enclume, telle est la vue qui reste, cette poussière je la laisse au faux jour qui m’a vu naître. Il est un lieu où l’on se promène sans certificat d’existence.

 

Dans sa volonté de nier le désir, le christianisme ne fit en somme que renforcer l’interdit qui, de tous temps, fut la périlleuse frontière défendant l’abord de l’univers fatal du sexe. Mais l’espace nocturne du sexe s’est relativement bien accommodé des nuages de la peste chrétienne qui sillonnèrent son ciel. Les tempêtes en pluie de vipères n’étaient pas fondamentalement incompatibles avec la part de risques inhérente à toute intrusion de l’homme dans les contrées imprévisibles et noires du royaume sensuel. La nuit vibrante de magie étoilée fut par endroits obstruée de masses ténébreuses et foudroyantes. Mais le parfum électrique de l’ozone n’est-il pas encore plus enivrant que celui du bois de santal ? La nuit sensuelle devint frénétique, ses héros furent marqués du sceau brûlant de la malédiction. La religion étendait efficacement son pouvoir de contrôle par le conditionnement des masses à la motivation binaire du châtiment et de la récompense.

 

Derrière ce paysage qui n’est pas un pays mais une non-dimension, un débarras de vieux robots puants — je parle de notre hallucination d’esclave, du marteau et de l’enclume, de notre vierge de Nuremberg — derrière cette lente torture est un silence qui est tout et le reste. Comme nous sommes nés nous mourons, c’est le rappel du silence. Quand nous ne faisons plus semblant, alors nous mourons, il s’agit d’une catastrophe vivante, connaître cette mort c’est connaître l’enfance de l’art, un jeu de marionnettes dont les fils se perdent dans l’infini. La loi du silence est celle qui fait danser les fantômes de nos vies, une débauche d’énergie, une tornade qui emporte les planètes et les électrons dans un délire extatique. Lorsque le miroir se brise, plus rien ne tient, l’envoûtement planétaire est levé, le spectateur devient le spectacle, il se vautre dans son rire et ses pleurs comme un malpropre.

 

Le désir fut estropié, maculé, cassé, englouti sous la fange des sinistres alibis cadavériques de la morale, de la religion, de la philosophie et du savoir qui sont les dieux gras et fétides auxquels nous avons livré notre vie pour qu’elle soit assassinée entre leurs mains de tueurs sournois. Mais le désir de la vie est indestructible, et l’homme vit dans la peur constante de cette vie dont il veut toute la lumière mais pas la nuit. Il veut posséder la vie sans être possédé par elle. Il veut jouer, mais sans risque. Il veut toujours gagner mais ne jamais perdre, et il perd tout, jusqu’à sa propre mémoire : il ne sait plus ce qu’est la vie, ni où elle se trouve. Il ne se rappelle plus la vraie couleur de sa conscience qui est celle-là même de l’étendard royal de la liberté. Il ne reconnaît plus cette souveraine qui est en lui la fulgurante présence de son être véritable. Il ne sait plus quelle est cette violence libératrice dont il entend parfois l’appel. Il ne connaît que la violence meurtrière de sa peur, cette violence sans laquelle rien ne tiendrait dans notre civilisation. Le jeu du maître et de l’esclave est la règle et la finalité de ce monde, la pensée de ce monde est une dualité bloquée où l’homme perd son sang, écrasé entre les mâchoires de fer de sa mauvaise conscience.

 

Le lieu du supplice est une chambre glacée de miroirs où l’on entre en hypnose à jamais, rivé à notre propre regard multiplié à perte de vue, nous sommes l’image de cire et les millions d’aiguilles de nos yeux qui la déchirent. J’en appelle à l’ombre du vide qui, entre l’œil et le regard, va briser le sort. J’en appelle à la danseuse du silence qui, entre le geste et la parole, va étendre son voile de nuit. Que dis-je, c’est elle qui m’appelle et je l’entends si peu. Traversant le labyrinthe des miroirs, la magicienne dévide les entrelacs et coupe les câbles d’énergie de mes yeux mordus aux reflets d’eux-mêmes.

 

Une fois découvert, l’humain se révèle invivable en tant que tel. Il n’est qu’une condition transitoire de la conscience. L’humain ne se forme que pour, alors, se déformer et se dissoudre. L’humain appelle une solution, et cette solution n’est pas métaphorique. Ni morale, ni religieuse, non plus que philosophique ou intellectuelle, la force transmutatoire de l’humain se cache dans le ventre solaire du désir qui est l’essence, l’âme de la vie.

 

Ne vous laissez pas abuser par les circonstances. La folie qui va est sans circonstance. La folie et la solitude sont arcanes majeurs. Le choix est simple, à force de tortures on opte pour la joie, nous sommes joués, les combinaisons de nos pièges intérieurs sont limitées. Le vieillard, le mort, le fou et l’enfant ne font qu’un, c’est un fantôme multiple dans la mémoire. Pas de secret ultime, se barrer de l’autodrome, se faire la belle, tout est là.

 

En Occident, la libération sexuelle est à l’ordre du jour, paraît-il. S’il était nécessaire, ce serait là, pour moi, la preuve définitive de l’aveuglement de notre époque vis-à-vis de la conscience érotique de la vie. Qui pourrait bien me faire croire que dans ce monde tel que nous le voyons, complètement bloqué dans un système de rapports de type « maître à esclave », une libération du désir puisse être seulement envisageable ? Par contre, ce qui est de plus en plus certain, c’est que, sous le fallacieux prétexte d’une libération sexuelle, nous assistons bel et bien au développement d’une sournoise stratégie visant à l’annexion de l’énergie érotique au domaine éminemment contrôlable des réflexes pavloviens.

 

La torture incruste tes mains au volant du bolide, ton corps est un bloc vissé dans le métal rouge du châssis. On te parle de sagesse, mais passant aux vitesses supérieures, tu comprends qu’il n’est question que d’enfer. Alors l’air soulève les tonnes de ferraille de la mécanique lancée, tu éclates dans le feu. Crash landing. Personne ne te retrouvera, seulement toi. Plus de chronomètre, plus de compte-tours dans tes yeux. Ton corps repose, ce n’est pas un bloc moteur, plutôt un tourbillon de calme lumière. En toi l’amour fait l’amour, l’orgie sans fin, le coïtus ad æternam. Tu es au pays de la folie totale, c’est très paisible et parfumé. C’est une chambre de printemps, pleine de dieux et déesses discrètement invisibles. Tu as joué, tu as perdu, la folie t’a gagné, elle t’aime trop.

 

À vingt-cinq kilomètres par-delà les nuages de Paris, Fée Morgane creusait ses casseroles. Les fesses claires et l’œil brillant, elle préparait la fête du siècle. Tournant cinq fois sur elle-même, les doigts en V, elle chanta trois syllabes mongole et cracha en l’air. À l’instant la pièce s’agrandit de dix fois son volume et les cloches de Notre-Dame tombèrent sur le parvis, assassinant 80 touristes dans un sound fracassant de 3 000 décibels. Chez Morgan-la-Fay, les murs agrandis en rose tournèrent de l’est à l’ouest-nord-ouest et l’air se fit violet. Agenouillée devant un phallus taillé dans un diamant de 7 500 carats, elle vissa d’un tour et demi son téton nord-est et la Place de l’Opéra régressa brusquement de soixante-deux mètres d’altitude. Dans un sifflement de ses yeux pédonculés, le Ver Blanc sortit de son sommeil millénaire et se dressa fièrement sur ses ergots. Contemplant les toits de Paris, il éternua trois fois.

 

Pays de l’horizon sans fin, je te donne ma vie, je damne mon âme pour toi. Pays de l’inconnaissable, je m’étends de la tête aux pieds sur ta terre amoureuse, je t’enlace de mon être et glisse mon corps dans ta boue. Les fantoches m’amusent, comme des nuages ils passent dans ton ciel, mes yeux voient leurs courses stupéfiantes, ce pays est un royaume où même le dérisoire n’est plus dérisoire.

 

À présent, les jambes en M, la tête posée au sol, les cheveux étalés en soleil plein sud, Fée Morgane se pénétrait lentement des quinze kg de son linga diamantin. Le ciel s’alluma en rouge et la foudre verte tomba en flèche par bordées de deux mille salves simultanées sur toute la ville. La Tour Eiffel fut auréolée d’une lumière bleue frisottée et commença à fondre de façon obscène. Toutes les voitures devinrent des piles wonder et leurs occupants grillèrent en dansant sur leur siège. Les passants survivants perdirent le sens de l’orientation et se mirent à onduler à plat-ventre sur la chaussée, s’agrippant des ongles aux moindres interstices. Des maisons, les gens sautèrent à travers les fenêtres, croyant faire surface après une plongée sous-marine. Les tunnels du métro étincelèrent comme de gigantesques veines de néon saturées de fleuves de globules électriques emportant dans leur courant les voyageurs qui ne s’étaient jamais déplacés aussi vite. Aux correspondances, globules et voyageurs fusionnaient en maelströms d’un effet étourdissant. L’obélisque de la Concorde, ayant emmagasiné à lui seul trois mille décharges, s’éleva doucement de son socle et bascula d’un coup à l’horizontale dans l’axe de l’Étoile. Son pyramidion pointé vers l’Arc de Triomphe, l’obélisque se mit à glisser solennellement dans les airs. Suivie dans sa lente remontée des Champs-Élysées par les ovations monstres de la foudre verte, la. pierre ancestrale se vitrifia progressivement en noir brillant.

 

Au commencement était le trip. Impossible de s’en rappeler, peut-être n’y eut-il pas de commencement. À combien estime-t-on la vitesse d’un corps plongé dans un trip ? Inestimable, on peut pas suivre. Le véhicule, le passager et la route ne font qu’un avec le trip. Un trip monstre. Parfois il n’y a plus ni véhicule, ni passager, ni route, et le trip va toujours, instantané et lent comme un fleuve-océan.

 

L’Arc de Triomphe, couvert d’une neige de fleurs magnétiques, ne broncha pas lorsque l’obélisque immobilisa sa masse sous la voûte sans avoir dévié un instant de sa rigoureuse trajectoire. Aux trombes sonores de l’air électrique succéda un silence assourdissant. Le ciel devint d’un noir définitif, il n’y eut plus d’espace mais un vide insondable. De hauteurs plus lointaines que le ciel, parvinrent des sifflements ténus prolongés de larsen inhumains. Les cerveaux se liquéfièrent, toutes les narines et toutes les oreilles ressemblèrent à des distributeurs de gélati. Des cornets de mains tremblantes recueillirent ce sorbet de moelle cervicale, mais personne n’eut le temps d’en faire une dégustation. Sur la Place de l’Étoile, une aura de lumière glacée se forma rapidement autour de l’Arc percé de sa flèche noire. Subtilement, la lumière infernale se constitua en arêtes pour aboutir à la figure aiguë et parfaite d’un immense polyèdre à trente-deux faces composées de deux pyramides inversées l’une dans l’autre. Le nimbe géométrique s’éteignit et se ralluma. Tout s’immobilisa. Le temps s’arrêta un pied en l’air. Et les siècles, les manvantaras, les minutes, les heures, les secondes et les microsecondes se résorbèrent instantanément, aspirés d’un coup par le spasme suprême de l’obélisque qui, sans bouger, avait translaté dans l’hyper-espace. Pour la première et dernière fois dans le système solaire, un Trou Noir venait d’apparaître, il avait la forme du septième membre d’Osiris.

 

 

Juillet 1978

 

 

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