ROBERT AMADOU

 

 

          Quand l’occultisme, où j’avais milité pendant la guerre, put de nouveau s’exprimer sans autres prudence et discrétion que celles de la discipline intrinsèque, Jean Carteret était l’un des rares grands vivants en l’espèce. Il m’a plu de le rappeler dans le prologue à une nouvelle édition de l’Occultisme, 1950-1987. Quelques messagers œuvraient, en effet, à poser les bases d’une nouvelle école informelle, pour comprendre et cultiver les idées traditionnelles : le dernier précédent datait d’alentour 1900. René Guénon avait déjà fait secte, mais le meilleur des idées de cet « entonnoir » (Jean-Pierre Laurant dixit) diffusait. Ambelain et Paul Le Cour tenaient, le premier ses ordres, le second son cénacle d’Atlantis. Parmi les plus répandus, il y avait Abellio, Lavastine, Pauwels... En premier lieu, j’ai cité naguère Carteret et je l’y maintiens comme le deus ex machina de l’anti-machinisme, le démiurge du monde vivant des Don Quichotte d’un monde vivant. Cependant, je ne me souviens pas de notre première rencontre, quoiqu’il me semble l’avoir vu d’abord chez André Barbault, rue Mouffetard. En tout cas, directement et indirectement, avant que ce ne fût personnellement, Jean Carteret était de mes phares, et je l’admirais. Là aussi, je persévère. L’inertie présente et provisoire du corps de Jean ne change rien.

          Trois moments me reviennent en mémoire. D’abord, celui de publier, pour la première fois, un texte de Jean Carteret. Certaine jeune femme, assidue au cercle enchanté de ses auditeurs, m’apporta rue du Bourg-Tibourg, où je demeurai, quelques pages transcrites d’un propos oral. Cette fidèle me supplia de les imprimer dans la Tour Saint-Jacques. Ses instances étaient superflues : comment eussé-je manqué tel honneur et telle joie ? Parut ainsi, en 1957, « Judaïsme et christianisme dans leur devenir ». Une remarque de Jean Daniélou s’ensuivait, bienveillante et rassurante, tout à fait propre, selon mon dessein que le jésuite ami voulait bien servir, à persuader de bonnes âmes qui ne seraient pas de mauvais esprits : l’occultisme, l’ésotérisme, méritent qu’on les prenne en considération, voire en compte, puisqu’ils pointent vers l’authentique théosophie où la théologie se perfectionne.

          Deuxième scène. À la Maison de l’Iran, avenue des Champs-Élysées, Michel Lancelot enregistre, en 1970, une émission « Campus », Europe N°1, à l’occasion du cahier de Planète Plus sur René Guénon. C’est presque par hasard qu’Henri-François Rey, romancier, participe et déclame pour ne rien dire. Mais le rédacteur est là, Louis Pauwels, bien sûr, avec son assistant Marc De Smedt, frais émoulu, qui ne dit rien et ne déclame pas, et avec son collaborateur Jean-Claude Frère, non moins novice mais fringant. Bien sûr, Louis intervient très à l’aise, avec déférence, politesse, dirait-il plutôt, et cette chaleur dont l’absence fait son principal grief contre l’occultiste malgré lui. Je développe sans enthousiasme quelques éloges, beaucoup de critiques. Nous sommes, Louis Pauwels et moi, de vieux routiers, ni plus ni moins en la circonstance. Jean, lui, n’était routier que de la Voie. Glabre et frêle, il énonça d’une voix faible des mots assez maladroits. Réprimant sa métaphysique, il se coupait en même temps les ailes et le sifflet. Ce ratage était à sa gloire.

          Dernière scène, au dernier acte. Très peu avant son départ pour les sphères célestes qu’il traversa sans doute vite mais avec quelle curiosité ! plusieurs familiers, tous redevables, entouraient, debout, son lit d’hôpital, presque aussi silencieux que Jean dont les mots, qu’il avait tant prodigués, à bon escient, s’étaient depuis quelques mois raréfiés à l’extrême. Entre lui, qui nous regardait tour à tour et pensait avec nous, et la ronde des douze (Robert Changeux observa le nombre), la communion s’épanouissait, se fortifiait, nous illuminait. Ce cercle surpassait la magie.

          Philosophe à plein, Jean Carteret exerçait une dialectique, selon son terme même, aussi plénière que diverse.

          Initié aux mystères de la nature et de l’histoire, aux secrets de la vie et de la mort, Jean ne cessait d’initier en dialecticien selon Platon quand il accouchait et cultivait les esprits, et selon Aristote par ses démonstrations sans défaut logique; il appliquait enfin une dialectique au sens hégélien, en opposant et réconciliant les contraires, et en les accomplissant, sans jamais en interrompre le jeu, dans le ternaire.

          Jean Carteret, le métaphysicien et le philosophe de nature, Jean Carteret l’ésotériste, Jean Carteret l’occultiste — je lui dois cet hommage — est un théosophe qui s’avance masqué, peut-être même à ses propres yeux. Homme de la nuit, qu’il annonçait comme le lieu de la puissance, il parle, et sa parole demeurera tant que des hommes désireront la parole éternelle, à leur service. Qu’on se hâte donc de nous donner les œuvres complètes de Jean Carteret !

 

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