LUC OLIVIER D’ALGANGE

 

POÈME POUR ODILON REDON (fragment)

 

 

Devant ce jour aux belles paroles immémoriales, les massifs du Temps et les limpidités prévisibles inventent un labyrinthe d’enfance, un Livre de Soleils dont les antiques lois émerveillent notre crainte et allègent notre désir.

Par les fenêtres d’eau du miroir, nous aperçûmes l’éclat : couleurs divisées et recueillies selon une destinée harmonieuse, spectacle de solitude, d’air et de rumeur, nuances, infinis, subtilités vénéneuses dédiées aux ombres profuses de la femme-oiseau.

Ces ombres tombent sur les villes et les plaines, assourdissant nos gestes, occultant les splendeurs florales de l’aube, mais épargnant nos yeux et la béance théologale de nos prunelles.

Les sites orientaux de l’automne, masques de feuillages, s’abandonnent, belligérants du renoncement, aux gestes semblables à des espérances défuntes ou oubliées, sinon dans l’instant, des rideaux de rousseur tombant sur les vitres murmurantes de clartés.

La nuit parlait.

Dans le souvenir d’un calcaire vespéral : des voix encore indistinctes cherchent une formule diaphane, îles dites en l’ovale, nombre d’or et d’azur.

Jadis, la pureté n’était point distincte et lointaine mais bruissante et intime dans la féérie des regards et des embrasements.

La victoire n’était point une tentation funeste ou une abstraction tuante; alliée à la miséricorde, elle irisait les apparences, elle ne détruisait point mais fécondait l’Instant.

Paysage multiplié par le prisme des saisons, notre solitude s’éblouit d’une chandelle.

Un ressac d’ancienne vérité vient mourir sur la rive crépusculaire mais un seul geste d’enfant suffit à décroître la peur.

Le règne de l’automne s’achève soudain dans la brisure bleue de la nuit.

La couleur est l’heure simple où des buissons d’azur élisent ta silhouette contre toutes les apparences du désespoir.

Nommée par l’ombre géante qui te précède, ta vie est une révolte tumultueuse.

L’hymne est le précipice des mondes.

Des légendes consument nos servitudes.

L’étourdissante énigme de l’été nous convie aux fêtes ardentes de la mer et de l’infini.

L’Aube du jour découpe la clef du temps et nos paroles semblent alors un involontaire bouquet d’orgueil.

Couronnes d’un jour accordé à ses nocturnes filiations d’écume furieuse, nos îles exilantes fleurissent et nos ombres déchues s’agenouillent devant nous.

Nos mains noyées de blondeurs théologiennes, nos regards perdus dans une conspiration de clartés, nous fûmes les devins de l’air, les princes d’une gloire ensommeillée.

Chaque pays perdu ravive la nostalgie guerrière de l’enfance.

S’allument des robes de sang et les lettres du soleil empoisonnent l’abandon, cette rose de nuit, le Savoir.

Qu’à la semblance des saisons, je perde la mémoire !

Que des cathédrales d’air et de feu s’élèvent à l’horizon sous l’ogive des constellations et me voici à vos genoux berçant ma peur comme une bête fragile et duveteuse, aux ailes grises, aux ailes miroitantes.

Qui s’en souvient ?

Ô trèfles d’alcool dans les cinématographes de l’aurore et ce vocabulaire félin des ressemblances.

Au-delà des mortes couleurs de l’Éveil, j’ai chanté la table delphique et les divinités fugaces de la géologie.

J’ai pleuré d’ignorer les décalcomanies de l’ombre et de la lumière et les abeilles légendaires du seigle blanc.

La blessure du ciel est la demeure de nos grands gestes de lassitude comme une douceur amère et malvenue sur les sentiers obliques du vent.

Mais déjà la colère de la nuit s’avance, avec son allure d’arlequin, ses flammèches rouges et vertes et tout un bestiaire de violences illicites.

Des ossements gris jonchent l’orgueil de la mémoire et les appels princiers de l’astre vers la demeure des temps anciens.

Jadis, les flammes sombres vivaient dans l’argile majestueuse prenant la forme de chevaux fuyants ou d’étranges commanderies vespérales.

Chaque instant se souvenait de la profonde gloire du jour.

Sous les portes de l’aube, l’éclat des lampes et des robes galériennes tournaient dans le miroir des apparences.

Des orfèvreries de ténèbre laissaient des figures d’eau selon des ramures inscrites au cœur foudroyé du ciel.

La mémoire du fleuve semblait porter des étoffes luisantes sur l’enfance émerveillée de paumes fraîches, sur les fenêtres lucides où la rose du Temps s’illumine.

Mais de quelle terre parlions-nous ?

Nos ombres soudain furent des pierres brûlantes, belles d’une tristesse d’ambre et d’or.

Un souvenir de bleuissantes chevaleries tremblait sur l’envers des feuilles. Et toute chose selon un mystère se déployait, trouvant sa force et son destin dans une enclave imprononçable.

Jadis, chaque feuille dissimulait une libellule et les gemmes chantaient.

La nuit était une prêtresse dans une chapelle de brume, belle comme l’aube rêveuse qu’elle annonçait.

La fraîcheur vivante s’unissait au sacre de l’été.

Parfois des pluies, des embruns, levaient des voiles tumultueuses sur la haute terrasse délivrée et nous aimions les sourires d’écume de la mer perpétuelle ainsi que la beauté enclose mystérieusement dans notre âme semblable à l’âme du monde.

Enfin, nous comprenions le sens de notre vie.

Elle était semblable aux feuillages bruissants, aux nuages changeants, aux paysages toujours différents de l’image de nos yeux, que nous la nommions ombre ou forêt, ces mots ne disaient rien que notre incertitude mélodieuse.

 

 

 

 

 

 

La ville était encore plongée dans l’obscurité. Au-delà des collines, les voyelles somptueuses du ciel sombraient dans le vitrail d’une aube impériale et moléculaire comme un front d’ombre devant les immortelles opales de la couleur. Une méduse de sagesse s’élevait au-dessus de la terre coagulée dans sa transitoire perfection. J’avais marché toute la nuit dans les ruelles murmurantes de l’Équinoxe. J’avais usé mon effroi en des lueurs obliques et sublunaires aiguisant l’orgueil des maléfices. Insensiblement, ma déambulation m’avait conduit au seuil des oracles funéraires d’Éléonore. Seuls quelques pas me séparaient encore de l’édifice octogonal et des hautes litanies naufragées de mon enfance. La gravité de l’Instant était telle que ma mémoire fut semblable à l’arbre d’un jour éternel, ses feuillages bruissant dans l’infinitude indivulguée des mondes. C’est alors que je crus discerner une présence à mes côtés. L’air se précisait en une écriture d’ortie sur le verre des gestes. Un fantôme de faïence apparut sous le ventre du matin. La souffrance ombrageait une virginité que l’on eût dit infernale — mais que pouvais-je répondre à cette innocence affligée ? Des étendues amnésiques et miroitantes se déployaient dans le vestibule de mon âme et au-delà, un jardin de fleurs théologiennes scintillait doucement, ainsi qu’une métaphore de l’attente.

Rien, sinon les Anges du Temps entre le rêve et l’ombre. Les semences du crépuscule s’ouvraient dans les fenêtres douces et l’air s’ouvrait aux blessures proscrites. Enfin, le Livre de la nuit advint dans les nuées de l’automne. La volonté de l’espace purifiait un univers de courbes et de ressemblances. Des strophes de ténèbres anciennes jouaient dans les incompréhensibles fragments de la lumière neuve. Les casques scintillaient d’éclairs. L’enfer cernait les lampes légères du sommeil. L’horizon priait dans le silence. Des marelles célestes et annonciatrices portaient les architectures indécises du jour futur.

Ô mondes réconciliés, villes traversées, tourelles des martyrs, cortèges glorieux accueillant la nudité du vent comme une offrande somptuaire, la blondeur du temps se refuse-t-elle aux porches d’ombre du désir ? Et si la splendeur sacrilège assiège l’Obscur, je sais que l’ordalie est la dissonance des nombres. Et de même, toute absence est improbable au caprice des bénédictions. Toute absence est ce mouvement enfantin : roncier de majesté enfantine. Demain peut-être, le bouquet des prophètes, la passion ailée, ailante, flamme sur les feuilles, robe-corolle, Lilith éperdue de vivre en l’envers de la chevelure blanche de l’Irréparable. Mais la nuit parle encore dans l’universalité végétale, dans ce désordre de paysages intérieurs et je me souviens de toi, en toute flamme proclamée. L’Autre, l’Ennemi, atteste sa présence ici-bas en d’impitoyables sonnailles azurescentes. La merveille vit dans cette proximité de la pierre et de la femme, dans cette incertitude du lointain, où fleurit l’inscription.

Nuit tombée sur les bronzes, les pierres d’oiseau, lames d’Orphée contre les branches sèches des étoiles, descendent, descendent, descendent vers la porte d’un empire défunt où la parole est toujours une ombre, une femme; et le ciel bruissant toujours tombe sur les mégalithes, pronoms crépusculaires, tombe, en flamme d’azur, et de soleil, et de joie, sur les attols d’un chœur tragique et la mémoire soudain à l’extrême orée de l’oubli s’illumine pour évoquer les antiques roses du royaume de Pluton à l’aube déchirant les pages royales de la pluie, et nos paroles, à la ressemblance des cerises de neige de notre enfance.

Mais déjà les arbres s’éclairent de rumeurs. Les feuilles mélodieuses chantent l’or fragile et juvénile des cieux. Les couleurs s’éveillent sur la terre et traversent la transparence offerte. Les pierres du chemin vers la mer, fraîches encore, attendent ma venue : elles sont les paroles immémoriales de la nuit des temps. Et Toi qui m’emporta dans ta barque de sommeil, vertigineusement glissante sur les eaux légères, tu t’éveilles dans le cercle radieux de l’oubli et tu contemples le premier jour, l’aube de la lumière unique et perpétuelle, sur le rivage. Déjà la haute fenêtre de la chambre s’ouvre sur l’espace, la juste ligne de l’horizon, et les sourires de la mer.

D’un geste tu apaises la charmante hérésie de la chevelure et si tu te tournes vers moi, tes yeux inhumains m’aveuglent, et je ne vois plus que l’immensité seule de tes regards qui ne dédaignent point. Mais alors m’auréolent tes bras et tes lèvres m’éveillent et me délivrent du sortilège de l’attente. Voici : nous marchons sur les plages du temps et chaque parfum est un présage, chaque couleur est une prophétie. Tes mots sont d’une langue pure que j’écoute en rêvant aux lentes légendes argentées qu’exalte un ciel prodigieux.

Ô Toi qui m’emporta dans ta barque de sommeil, dans l’air de la nuit et ses couronnes opérales... Et marchant sur le chemin vers la mer où nous attendaient des silhouettes paradoxales, il me souvient des derniers arcanes de la nuit, à peine apparus, ils se dissolvent dans l’air vivant mais demeurent des signes de cendre... Chaque souvenir est une trahison, chaque souvenir est une transfiguration. Un ciel violet s’inclinait sur les calcaires de la mort. Sur la vitre de l’oiseleur s’inscrivaient les hermines de la nuit. Chaque souvenir est comme une Piéta penchée sur le gouffre ombreux de la mémoire.

Clair d’être aux semonces d’ouragan, la nuit portait en elle le sang du sens et les laines du soleil. Ici, un Christ d’azur devant le vœu des magiciennes, l’espoir des sourires, des seigles dans les froideurs pluvieuses du Passage. La nuit chante sous la mer. Le monde avec moi se souvient d’une haute royauté perdue.

À toi qui m’emportas dans ta barque de sommeil, l’Âme du monde irise les frontières de l’humain. Des mélodies riveraines s’inscrivent sur les tables miséricordieuses du ciel. La nuit est une détresse pure pour l’agonie de la terre. La croix de l’homme et de l’horizon s’élève avec l’aile victorieuse du monde et s’illumine du sang de l’or qu’elle rescelle. L’orchestre tonne de bleuïtés. Le parvis de l’endormissement est couvert de secondes mortes.

Mais voici les barcarolles du givre ! Le sang du gel, vif dans un printemps capricieux déploie une louange aux mains géantes du ciel. Le nombre des saisons illustre les bannières des naufrageurs. Le temps doucement respire dans l’eau multipliée des miroirs. Cantiques d’ardoises et palmes d’oiseaux chanteurs, l’air verse des ailes de prophétie... Je me souviens d’un vaste empire neigeux où le sacre des forêts trahissait la mémoire des siècles à la lisière du Jour. Un dimanche de verre je découvris quatre rayons gelés dans un paysage que redoublait la peur.

Dans l’aire de froidure de ce crépuscule, je contemple les innombrables guerres des couleurs, mais déjà de grands brouillards s’élèvent des profondeurs de la terre et des colchiques mélodieuses résonnent dans le souvenir avec la même perfection que le silence dans la plénitude de l’Ivoire. Semblables aux frondaisons obscurcissantes, semblables à l’éloquence des mages de Thulée, de grands brouillards s’élèvent, masquant d’un gris de cendre les batailleuses polychromies du soir, inscrivant sur l’horizon de fulgurants idéogrammes — et maintenant ne sont plus que des mains d’ombre à travers le voile. Je me détourne du paysage attristé et me penche sur les pierreries subtiles dont les eaux captent éperdument les plus lointaines splendeurs.

 

 

 

 

 

 

Je m’éveille dans le soir louvoyant, je me souviens.

Jadis ma raison était mystérieuse comme une lumière dans la lumière.

Un seul privilège me ravissait, celui de ta beauté simple et pure.

Ainsi j’ai fait de longs voyages, dévisageant des peuples sereins et l’énigme imperceptible des sables, des mers, des étoiles.

Des labyrinthes urbains dissolvèrent mes silhouettes dans le désastre de leurs redoublements électriques, mais j’étais ici et ailleurs, et cette souffrance offensait ma pudeur.

Le front indéchiffrable de l’insomnie me vouait aux exigences du feu.

Les échelles du vent ressuscitaient les frayeurs de mon enfance lorsque regardant trop longtemps un vol d’oiseaux dans le ciel je craignais de tomber dans cet abîme inverse d’ouragante bleuïté.

Mais le silence demeurait inépuisable.

Des gestes imprévus s’alliaient aux beaux jours mystérieux de l’indifférence, comme ce prestige des ruines du rêve, l’oubli des aubes liquides et le lourd naufrage du corps sur la rive brutale de l’éveil.

Et je me retrouve devant le pupitre de ce jour couleur d’alcool, je m’éveille dans le soir louvoyant, le corps lourd de sommeil comme un miroir fermé.

Sur la table, tranversalement éclairée, veillent les instruments d’une perdition féérique.

Le palais de mon âme est immobile, déserté en lointain.

 

Un lendemain méconnaissable s’affiche sur les devantures abstraites.

Un monde non spécifié s’est éloigné dans les paumes creuses de la mort.

J’attendrai, comme toujours Minuit dans les plis du ciel, avant de commencer à écrire.

Je compte les cigarettes qui me restent, j’allume une bougie.

Un loup d’ombre se glisse furtivement sous la table, je me souviens.

Je suis ici et ailleurs.

Un merveilleux paysage de neige apparaît sitôt que je ferme les yeux.

D’où vient-il ?

D’une promenade très-ancienne et très-calme, avant cette vie et l’autre, avec des personnes hautaines et bouleversantes dont je sais qu’elles seront tuées, ou encore, une lourde après-midi près d’une rivière, il faisait trop chaud, pas d’ombre, même sous les arbres noirs.

Cependant, une lumière dévêtue adoucissait la brisure de l’horizon.

Le secret même de la vie était semblable aux splendeurs d’or et d’azur et l’espace visible gagnait sur l’étendue aveugle et fantômatique de notre crainte.

Les gorges de la nuit fleurirent.

Des épées traversaient les miroirs vers la violente immensité du monde...

Ainsi, dans le soir louvoyant, dans cet instant d’incertitude chancelante et puérile, je me souviens.

Une brève clameur silencieuse dans le sortilège de l’été.

L’origine s’éloigne de nous par l’énigme d’un fleuve inverse.

La pensée, précieuse comme une pierre de ténèbre dans l’incorruptiblde colère des eaux.

Mais le monde répugnait à la grandeur, mais l’été dédaignait cette gloire absente.

La nuit parlait.

Des soleils majestueux roulaient sous la mer, embrasant l’horizon de tournoyantes médailles agonisantes.

Et cet instant délivre d’autres merveilles plus légères : de belles branches argentées sur le ciel de Florence, le battement de tes tempes dans l’ombre de la promesse, le rubis liquide que nous buvions sur les hautes terrasses venteuses et ce goût de la puissance et de la générosité.

À ces instants, nous étions plus proches des Anges et des Dieux.

L’horizon chantait dans les fenêtres éblouïssantes et de sa hauteur impérieuse, le ciel consentait aux boucles écumantes de l’enfance sur les plages réverbérantes du Temps.

 

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