LUC OLIVIER D’ALGANGE

 

PRÉFACE À L’ŒUVRE POSTHUME

D’ADRIENNE DE CARDOVILLE

 

    Depuis toujours, la mémoire et l’oubli m’apparaissent comme l’avers et l’envers, illusoirement nommés, d’un mystère unique, sombre trésor d’une existence toute entière vouée à la divulgation du feu secret, gemme d’ignorance et de sagesse dont les éclats imprévisibles déroutent les géométries familières de l’esprit. À l’attrait funeste de ce mystère, j’entends ce venin de perdition qu’il rescelle comme au cœur de certaines agathes une délinéation de couleur semblable à la traîne des météores, je dois cependant maintes heures de méditation hautaine lors desquelles, par le glissement même de l’irréparable, la réflexion analytique se change insensiblement en une pensée pure trouvant en elle-même la puissance de son envol et de son dépassement. Quelquefois, perdu aux confins de moi-même, inscrivant des signes de détresse sur la lucarne blanche d’une feuille de papier, je crus détenir enfin, en la fulgurance brève d’un poème ou d’un aphorisme, la clef de cette énigme lancinante, et l’oubli me semblait alors une ultime apogée de la mémoire triomphante à l’instant précis de sa disparition — mais je retombais alors si lourdement en moi-même que cet instant de ravissement et de communion, arraché aux stratagèmes de l’Exil, me semblait une trahison de ma vie réelle, je veux dire, de celle qui m’était imposée par cruauté, aveuglement (ou dans quel indescriptible dessein ?) par une divinité, qu’à l’instar des gnostiques d’Alexandrie, je refusais de reconnaître bienveillante à l’égard des humains.

Depuis quarante jours environ je vivais dans un isolement parfait n’ayant pour seuls compagnons que les livres de mes auteurs préférés, les fabuleux bestiaires des nuages, le bruissement des arbres dont la théorie délimitait l’allée du parc, et enfin, à la limite des regards, juste avant la ligne justicière de l’horizon, la mer changeante, non point couleur homérique lie de vin mais souvent bleu pâle au crépuscule de l’aube et mercurielle, éblouissante, à l’aube du crépuscule, lorsque les clartés transversales du soleil déclinant venaient frapper et allumer la table des eaux (comme pour une fête tardive) pour s’éployer ensuite à hauteur d’homme, si bien que les hauteurs vertigineuses du ciel s’assombrissaient avant nous, nous laissant dans les ruines et les vestiges de la lumière ancienne, non plus hantée par l’or jeune et léger de la promesse mais par l’argent pâli et fragile de la nostalgie... Et, peu à peu, l’aire de la lumière se rétrécissait autour de nous, se livrant place après place, pierre après pierre, au règne de la nuit qui ne chassait les enchantements légers du jour que pour amener ceux, telluriques et chimériques, de la nuit. Car, si les enchantements du jour semblaient s’irradier dans la lucidité tournoyante de l’air, ceux de la nuit s’exhaussaient des profondeurs de la terre noire, des broussailles ombreuses et des bouquets de fougères ancestrales. Au jour appartenaient la transparence et l’empire des métaphores aériennes, à la nuit revenaient l’incertitude des formes, le règne des métamorphoses et des créatures hybrides ou intermédiaires. Mais en ce qui concerne la magie, je tiens à dire que le jour ne cédait en rien à la nuit, et même lorsque la clarté torrentielle de Midi décrivait implacablement le détail de chaque chose, l’intensité magique du lieu où je vivais demeurait intacte et pure dans sa plénitude vivante, comme si l’âme distendue d’un monde ancien avait élu pour demeure cette région flamboyante et secrète, part d’une terre miraculeusement épargnée ou graciée.

 

Souvent, je me levais tôt, sortant d’un songe paradoxal qui faussait les distances, rapprochait mon plus lointain passé avec une singulière précision avant de me porter, comme au faîte d’une vague furieuse sur la rive du matin et sa réconfortante douceur de sable sec. J’ai trop guerroyé, jadis, avec les sortilèges pernicieux de l’outre-monde et divers avatars du Chaos, pour ne point saluer, à chaque fois avec une reconnaissance véridique, l’ordre majestueux du monde diurne. Je partage avec Chesterton l’idée que l’ordre est une admirable exception; et de me retrouver chaque matin, conscient de la vibration ténue mais distincte et unique de mon être, après les éprouvantes métempsychoses du sommeil, m’enchante comme le ferait l’imprévisible répétition d’un bonheur inespéré — ce bonheur qui me donne aujourd’hui la force d’écrire ces pages et de me souvenir. Or, aussi loin que je puisse remonter l’échelle flottante de ma mémoire, toujours, j’eus la certitude intime d’accomplir un destin. Les visages, les paysages, les gestes et les paroles m’apparaissaient, et m’apparaissent encore, ainsi que les notations fugaces d’une partition grandiose, orchestrée par cette Âme du monde que Virgile évoque dans l’Énéide et l’Empereur Julien dans son discours sur Hélios-Roi. L’Âme du monde : ce n’est point une formule littéraire mais une grande vérité héritière des temps où le monde humain s’ordonnait au soleil du Sens, où l’épée de la Tradition n’était point encore rompue; alors, l’âme humaine se transfigurait quelquefois en un beau diamant-foudre éclairant l’au-delà et l’en-deçà de cette vie...

 

J’écris ces lignes aujourd’hui, perdu dans la solitude de ce paysage immémorial et je m’interroge, envers et contre toutes les arguties de la raison, sur la disparition d’Adrienne qui, semble-t-il, n’est plus un mystère que pour moi seul. Mes contemporains (je l’écris sans amertume) ont jugé bon de réduire à l’exiguïté d’un fait divers ce qui fut pour moi une aventure tragique et surnaturelle. Il est de mon devoir, non envers les hommes de ce temps, mais envers les divinités marines et ouraniennes qu’Adrienne et moi adorâmes, de restituer, autant que l’autorisent les puissances de la parole, la part véritable et maudite de cette histoire qui, pour le pire et le meilleur nous porta au-delà de nous mêmes. Mais sans doute y a-t-il une autre raison pour moi de me consacrer, la plume à la main, à ce travail de remémoration ou mieux vaudrait parler d’un désir : justifier mon refus de retourner dans le tumulte des cités pénombreuses de l’Âge noir, à moins qu’au plus profond survive en moi l’espérance de revoir Adrienne, comme une silhouette exhaussée de l’horizon, Adrienne qui, en s’éloignant de moi me rendit à jamais proche de la mort ? Si l’écriture ne se réduit point à l’exorcisme et si la beauté idéale est digne de porter un nom humain, alors je sais que ma traversée des apparences dans la connivence des saisons se perpétue au-delà de moi, irisant ces mots que je trace maladroitement mais avec devant mes yeux, ce qui redime tout, l’image (de blondeur et d’azur) d’Adrienne agonisante d’amour pour la millième fois entre mes bras.

Maintenant qu’elle n’est plus de ce monde je bénis tout ce qui me parle d’elle, les érables du parc à l’abandon, le banc de pierre non loin du colombier où ensemble nous lisions les poèmes de Saint-Pol-Roux. Et encore : certaines pierres qu’elle tînt peut-être entre ses mains, les roses trémières où ses yeux se posèrent et, surtout, la surface éblouissante des eaux et leur absolue souveraineté dérélictoire; je bénis ces choses de la nature, mais aussi certaines figures de l’Art qu’elle aimait, telles ces miniatures de Botticcelli qui racontent les trois moments du supplice d’Holopherne ou encore la merveilleuse composition de Gustave Moreau intitulée Les trois Âges qui orne encore la première et la plus intime salle du manoir. Mais aujourd’hui mes regards ne s’arrêtent plus qu’à la troisième et inférieure partie du tableau qui représente l’âge de fer, et le soir, et la douleur.

 

On dit que les souvenirs immobilisent la vie et donnent un simulacre d’éternité à certaines images mais pour moi rien n’est plus changeant, ni plus vivant que ma mémoire d’Adrienne (comme si elle continuait à vivre, non point par ma mémoire mais à travers elle, évoluant selon des lois qui, pour n’être point celles de la vie dite réelle, n’en sont pas moins imprévisibles et mystérieuses. Ainsi ai-je quelquefois la certitude que ce n’est plus mon sang qui coule dans mes veines mais le sang de l’azur qu’elle aimait et se reflète encore dans les profondeurs de sa sépulture océane, de même que les mots que j’écris me semblent souvent dictés par elle.

Les émeraudes sifflantes, les soleils décédés rougeoyant dans la transparence du rubis, l’occulte noirceur de l’être enclose dans la douceur inquiétante de l’onyx ne donnent qu’une idée incertaine de la densité minérale de la très-singulière prose poétique d’Adrienne. Pour moi, son œuvre, bien qu’indigne d’elle, demeure l’un des grands promontoires de la poésie, rebelle au nivellement par le bas, offerte aux fureurs du ciel, ne s’effarouchant point d’être trop « obscure » ou hiératique, ainsi que les proférations delphiques éperdument vouée au descellement de la vie et de la mort... Bien qu’inachevée et d’avance méprisante à l’égard de tout jugement littéraire, l’œuvre d’Adrienne, étoilée et fanatique, me semble laisser loin derrière elle, dans une ambiance grise et besogneuse, la plus grande part de ce qui, ces dernières années, s’est orné du nom de poème. Mon histoire, liée fatalement à celle d’Adrienne, j’écris ceci avec un tremblement de l’âme : ces pages s’ouvrent sur un paysage d’hiver auquel ma vie, depuis une certaine aube, ressemble. Car, Adrienne disparue, il ne me reste rien de cette vaste giration d’ombres chatoyantes et de couleurs, et la neige tombe sur toutes les saisons, ensevelissant la Terre sous le deuil éternisé des cieux, et le grand linceul bleuissant de la mer n’évoque plus pour moi que l’absence terrifiante du Temps.

Je ne dirai point qu’Adrienne est retournée là d’où elle est venue, même si elle m’apparut pour la première fois au bord de la mer. Elle ne fut point rejetée d’un panthéon de dieux anciens, ni offerte ainsi qu’une martyre à l’exigence d’une purification par la mort. Elle fut simplement, ailée de présages, l’advenue qui régente le cours subtil des sèves, des ors et des feuillages, qui témoigne d’un monde sans commencement et sans fin. Et s’il est question d’un commencement et d’une fin dans les religions du Livre, c’est qu’un livre doit bien commencer et s’achever quelque part mais les initiés savent comprendre le commencement et la fin comme le point unique, central et rayonnant du Verbe qui, de toute éternité, se déploie et s’intériorise selon la respiration même de l’Âme du monde.

Puis-je écrire en toute sincérité que j’ai aimé Adrienne la première fois que je la vis ? Il me semble que mon existence d’alors, inquiète et chaotique, n’aurait pu trouver d’emblée, à la faveur d’un seul regard, son point de gravitation et son destin. L’incertitude me dominait. De toute chose, mon intelligence faisait la proie du doute. Mais Adrienne, peu à peu, me fit connaître par ses yeux un monde plus simple et plus profond. Ce n’était pas encore la sagesse mais déjà une ferveur changeante comme la couleur de ses yeux. Et sa voix, était-elle grave ou légère, ses gestes, lents ou enjoués ? Certaines personnes disposent ainsi du privilège aristocratique d’échapper aux alternatives ordinaires. Elles traversent toutes les définitions, les caducisant toutes par de beaux gestes désinvoltes. La beauté d’Adrienne toucha mon âme et l’éveilla de sa torpeur. À ce mot âme qui évoque l’expiration calme et la prière, je veux redonner ici le sens de médiatrice, entre la chair et l’esprit, de même qu’Adrienne fut, au cœur de la nuit alchimique, médiatrice entre le rêve et le sommeil, entre la mémoire et l’oubli. Confondue aux apparences bleues du point du jour, sa chevelure s’est évanouie dans l’or du temps mais en me souvenant d’elle, c’est le monde entier que je porte en ma mémoire et son nom est l’étincelle pure de l’oubli que suscite le labeur de ma parole désespérée.

 

Adrienne aimait les Anges et en parlait avec douceur. Je ne me lassais point, sous l’Étoile Rutilante, de l’entendre nommer ces noms qui s’achèvent souvent par une aile euphonique. Ceux qui perçoivent la magie des noms entrent dans les jardins secrets du poème où la pensée s’ouvre comme une corolle rêveuse.

 

Un jour tous les arbres qui s’étendaient à l’est de la demeure fleurirent. Adrienne et moi sortîmes de notre paysage intérieur pour aller nous promener sur les rives d’un Printemps qui ressemblait à notre espoir. Le temps ne dévorait plus ses enfants; il se confondait avec l’horizon dont l’anneau magique nous entourait et nous protégeait du chaos. L’écume souriait sur les flots de saphir. L’air était si limpide qu’il semblait impossible que les dieux, chassés dans l’outre-monde par l’arrogance humaine, n’y reviennent. Nos cœurs battaient plus vite qu’à l’accoutumée alors que nous marchions sur la plage à perte de vue où commença l’aventure de l’interprétation des signes de la mer. La disposition des épaves, des coquillages, des hippocampes ou des os de seiche s’ordonnait, selon nous, à une interdépendance susceptible d’éclairer et de donner un sens aux événements passés ou futurs. Les lendemains d’orage, la moisson augurale était particulièrement riche. Peu à peu, ce qui n’était qu’un jeu devint pour nous une quête despotique et cette mancie étrange, le cœur de nos espérances, de nos craintes et de nos désirs. Les messages de la mer, de jour en jour, se faisaient plus nombreux et plus précis et nous exhortaient à accomplir un destin qui ne nous appartenait plus. Adrienne transcrivait ces messages du Grand Large : ce furent des poèmes qui parlaient de l’aube et de la mort. Certes, elle m’aimait encore humainement, mais elle parlait souvent des empires de l’Éternité qui sont au-delà de la ligne de l’horizon. Ses rêves, disait-elle, l’éclairaient sur le sens des paroles que la mer déposait au matin sur la plage infinie. Bien que sa passion du mystère fut plus grande que la mienne et que, trop souvent, je me perdisse à la vouloir suivre dans ses augures (où s’accordaient maintenant les astres, les marées et les couleurs du crépuscule), jamais, je l’affirme, notre communion, en la vérité indivulguée de notre amour, ne fut rompue. Il est vrai que nous parlions moins, mais nos yeux échangeaient leurs clartés.

Dans ce silence croissant débutèrent mes rêves « épiques » dont j’ignorais encore qu’ils ne tarderaient point à se revêtir d’une terrible réalité; un danger, une urgence sans objet me poussaient en avant dans une atmosphère de catastrophe. Parfois de gigantesques oiseaux de proie traversaient le ciel et leur ombre au-dessus de moi durait quelquefois le temps d’une centaine atroce de battements de mon cœur épuisé. Dans les secondes paniques qui précédaient ma reprise de conscience, j’errai à la recherche de mon nom, de mon âge et de mon état, à travers le labyrinthe des possibilités confuses, et l’idée m’effleurait quelquefois que j’étais enfin délivré de l’Espèce humaine. Le désir de n’être personne est sans doute l’ultime hérésie de l’orgueil dont souvent je retrouvais le pressentiment dans le regard inhumain d’Adrienne. Je dois l’avouer à ma grande honte : Adrienne commençait à me faire peur. Alors, je ne voyais plus en elle une compagne familière mais une étrange créature élémentale, issue du labeur immense de la nature et des dieux et lorsque, pour l’aimer, j’ôtais un à un ses vêtements, il me semblait que je la dépouillais des ultimes traces de son humanité et elle m’apparaissait, non plus dénudée mais originellement nue et disposant de toutes les puissances numineuses de sa beauté aphrodisienne. Alors, comme il est écrit dans le Livre des morts, nous étions hier, aujourd’hui et demain, et notre nom était un mystère.

 

Une nuit, Adrienne retrouva l’importance de la parole et elle m’expliqua de quelle manière elle avait découvert le centre omniscient de tous ces vocables marins, étoilés et lumineux que nous interrogions.

 

Dans l’aube silencieuse qui suivit cette éloquente nuit, nous retournâmes encore une fois sur la plage. Là, nous enlevâmes nos habits avec la gravité qui convient aux rituels de la religion. Nue, Adrienne s’approcha de moi et m’embrassa sur le front et sur les lèvres. L’aube était jeune et chargée de senteurs lointaines. Adrienne s’immergea dans le bleu presque impossible des flots. J’allais pour la rejoindre et je crus trouver dans la fraîcheur de l’eau le vrai sens du destin d’Adrienne qui, déjà, à grandes brassées, s’éloignait vers le large. Nous nagions côte à côte depuis assez longtemps (seule la majestueuse ascendance du Soleil témoignant du passage du temps) lorsque soudain je fus aveuglé par une vague. M’éveillant du charme périlleux où me tenaient les miroitements de la lumière et de l’eau, j’évaluais rapidement la distance qui nous séparait de la rive et je pris peur. Je voulus me retourner, crier, je ne voyais plus Adrienne dans cette mer devenue forte...

Je m’éveillais sur la plage, aveuglé, sans force, la poitrine torturée, seul. Je dus rester un jour et une nuit, échoué sur cette plage, avant de reprendre assez de forces pour retourner au château. Là, durant deux semaines, je vécus dans les torpeurs bouleversées de la fièvre et du délire.

Un matin je me crus guéri car j’avais faim. À l’intention des villageois, qui s’effrayaient de mon allure spectrale, j’inventais la résurgence d’une fièvre palludéenne. Avec beaucoup de gentillesse on se proposa de me porter chez moi tout ce dont je pouvais avoir besoin, voire de me soigner et de m’assister dans les tâches domestiques. Je m’étonnais que nul ne fît la moindre allusion à Adrienne. On me parlait comme s’il eût été évident que j’eusse toujours vécu seul...

 

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